J’aime être celui qui ne produit pas de son
Le chef d’orchestre Hervé Klopfenstein prend sa retraite de la Fondation culturelle de l’HEMU. L’occasion de revenir sur le parcours de ce musicien visionnaire et parfois controversé, qui fourmille de projets.
La carrière d’Hervé Klopfenstein ressemble à une partition musicale, avec ses mouvements allegro, ses enchaînements staccato, ses variations fortissimo. Flûtiste virtuose, chef d’orchestre, pédagogue, ancien directeur de la Haute école de musique (HEMU) Vaud-Valais-Fribourg et du Conservatoire de Lausanne, il a vécu mille vies en une.
A 66 ans, le temps est venu pour lui de tourner une page: à la fin de l’année, il prendra sa retraite de son poste de secrétaire général de la Fondation culturelle de l’HEMU, qu’il occupe depuis 2018. Son successeur Guillaume Berney poursuivra les missions de la fondation dont dépendent le concours Kattenburg et les Lausanne Soloists (créés avec Renaud Capuçon): soutenir les projets de l’institution et attribuer des bourses d’étude.
Mais cet artiste passionné n’a pas l’intention de poser sa baguette de chef d’orchestre. Il continuera à diriger les musicien·ne·s de l’Orchestre symphonique et universitaire de Lausanne (OSUL) et de l’Orchestre symphonique genevois (OSG), avec cette ardeur qui a jalonné son parcours.
En quarante ans de carrière, son tempérament véhément et son esprit visionnaire l’ont mené à réformer le visage de l’HEMU, à y créer un département de médiation, à placer la Haute école au cœur de l’espace social au travers d’une saison de concerts, à bâtir un site dédié au jazz et aux musiques actuelles ainsi qu’une salle de concert, le BCV Concert Hall, dans le quartier du Flon. En 2018, la fin abrupte de son mandat à la direction de l’HEMU n’a en rien affaibli cette flamme qui l’habite. La musique est son phare.
Mozart à la fanfare
Né à Paris en 1957, Hervé Klopfenstein grandit dans un milieu intellectuel bourgeois. Son père, le chef d’orchestre René Klopfenstein, est souvent absent. «Je ne l’ai que peu connu, confie-t-il, et nous n’avons jamais eu de liens très étroits.» Paradoxalement, son père tentera de le dissuader d’embrasser une carrière musicale. «Il m’a quand même donné deux ans de liberté, jusqu’à mes 20 ans.» Nanti d’un talent insolent, Hervé Klopfenstein enchaîne les prix de flûte et d’écriture -harmonie et contrepoint fugue – et se produit partout en Europe.
Mais le jeune virtuose range vite sa flûte traversière dans sa housse. «C’était une erreur de casting !» L’instrument se heurte à son tempérament. « Le violoncelle m’aurait sans doute mieux convenu.» Hervé Klopfenstein se découvre dès lors un goût pour la pédagogie et la direction d’orchestre. Il entre au Conservatoire de Lausanne comme chef assistant en 1972 puis y enseigne la théorie musicale. En parallèle, il s’imprègne du monde des fanfares romandes. «J’ai obtenu ma première place à Monthey, une commune alors très ouvrière.» Il leur soumet la partition du «Dies Irae» du «Requiem» de Mozart, qu’il arrange en une nuit. Son credo ? «Lisser les frontières pour que la musique ne soit pas réservée aux seules élites, que les chefs-d’œuvre de notre civilisation puissent appartenir à tout le monde.»
En 1982, Hervé Klopfenstein est engagé à l’Orchestre symphonique lausannois. Sept ans plus tard, il accomplit le grand saut. «Le recteur de l’Université de Lausanne a fait appel à quatre chefs, dont je faisais partie, pour reconstituer l’orchestre universitaire alors peu viable.» Hardi, il rend un dossier de dix pages, suggérant de fusionner l’Orchestre symphonique lausannois et celui de l’université. «Mon argumentaire consistait à souligner le lien entre le campus et la cité, reliés par le métro.» L’OSUL était né.
En parallèle, le Vaudois prend la tête de la Landwehr, orchestre d’harmonie de l’Etat et de la Ville de Fribourg, de 1984 à 2002. Il la dirige à Carnegie Hall, au teatro Colon de Buenos Aires, Zagreb ou Zurich. Une autre manière de célébrer la musique dans son universalisme. «Les grands orchestres d’harmonie sont nés à la Révolution pour amener la musique – qui était jusqu’alors réservée à l’aristocratie – dans la rue», rappelle-t-il.
Insatiable, il occupe une troisième fonction entre 1989 et 2013, celle de directeur de l’Orchestre symphonique genevois (OSG). Un ensemble amateur créé par la Tribune de Genève et la Coop. «Nous allions nous produire au Victoria Hall et les timbales voyageaient dans des cagettes à légumes!» Puis, sentant le vent tourner, le chef œuvre à créer une structure juridique pour pérenniser l’orchestre: lorsque la Tribune puis la Coop se retirent, une fondation chapeaute les activités de l’OSG. Un ensemble qui lui tient à cœur puisqu’il en a repris les rênes pour la seconde fois en 2019.
Période féconde
Sa carrière prend un nouveau tournant en 2009: Hervé Klopfenstein est nommé directeur de la Haute école de Musique et du Conservatoire de Lausanne – deux écoles distinctes, reliées par des synergies et chapeautées par le même conseil de fondation. Très vite, sa vision ambitieuse assoit la réputation des deux institutions. «Ma priorité a été de rassembler les cantons et de réunir les sites décentralisés – je déteste ce terme – sous une seule entité: l’HEMU Vaud-Valais-Fribourg.» Il dépeint cette décennie comme un période féconde.
Mais son mandat s’achève sur un bémol. En 2017, l’HEMU est secouée par une tempête interne, il est dépeint comme «arrogant» et «manipulateur». A des fins d’apaisement, Hervé Klopfenstein décide de quitter son poste. «L’audit dont j’ai fait l’objet ensuite m’a blanchi», souligne-t-il. Comment a-t-il vécu cette période chahutée? Il répond sans détour : «Les accusations d’autoritarisme sont le fait de personnes qui se sont senties dépassées par l’évolution de l’école. Il y a forcément des rancœurs quand un lieu culturel et de formation se développe si rapidement.» Mais, avec le recul, il tient à préciser: «La véritable crise a débuté durant mon congé scientifique, ce sont des choix politiques inopportuns qui l’ont générée. Je reste convaincu d’avoir parfaitement développé l’école durant ces 9 ans, et sans piétiner personne.»
A l’heure de jeter un coup d’œil dans le rétroviseur, Hervé Klopfenstein livre un constat surprenant. «J’aime être celui qui ne produit pas de son. Comme chef d’orchestre ou directeur d’une grande institution, on donne des impulsions, on propose une vision. Mes plus belles réussites n’ont pas eu lieu en public.»
A l’heure de quitter la Fondation culturelle de l’HEMU, il aspire à prendre du temps pour lui. Des quadruples croches, passer aux rondes. Il continue de diriger les musicien·ne·s de l’OSUL et de l’OSG. Ses rêves ? Monter la 3e de Mahler, ou à nouveau la 1ère de Brahms… «Ce qui m’habite, c’est de côtoyer des chefs-d’œuvre, comme la 7e de Bruckner que je dirige prochainement à la salle Métropole. Cette intimité avec ces œuvres si riches me marque au plus profond, comme quand je rentre dans une église romane.»
Natacha Rossel, journaliste culturelle