Nouveau : la diplomatie culturelle

Numéro 1 – Mars 2014

Nicolas Bideau, quelle est la mission du nouveau Centre de compétence ?

Il a deux buts. Le premier axe, qui n’est pas vraiment nouveau au Département fédéral des affaires étrangères (DFAE), consiste à coordonner, c’est-à-dire à faire office de plate-forme pour toute institution culturelle – par exemple Pro Helvetia, Présence Suisse ou l’Office fédéral de la culture (OFC) – qui a besoin du concours d’une ambassade ou d’un appui à l’étranger. A la différence de ce qui se pratiquait auparavant, toutes les demandes, y compris celles venant des ambassades, passeront par le Centre de compétence et nous nous occuperons de la répartition. Le second axe, lui, est relativement nouveau. Le DFAE va mettre sur pied des projets de type culturel pour servir les orientations de la politique étrangère de la Suisse. Mais que l’on ne se méprenne pas : nous n’allons pas nous occuper de culture ! Nous faisons de la politique étrangère et nous souhaitons associer à notre action des artistes qui acceptent de travailler avec nous dans les domaines où nous sommes compétents, c’est-à-dire les droits de l’homme, la politique de paix, ou encore l’aide au développement.

Comment les tâches vont-elles se répartir entre Pro Helvetia, l’OFC, Présence Suisse et le Centre de compétence ?

Il est relativement difficile, dans le paysage culturel actuel, de savoir qui fait quoi en fonction de quelles priorités et de quels buts. Dans la mesure où Madame Calmy-Rey a décidé d’associer les artistes à ses propres projets, nous allons orienter notre action en direction de pays ou de thématiques où les autres institutions ne sont pas impliquées ; et si elles le sont, nous solliciterons leur concours. Je m’explique. En ce qui concerne la politique de paix et de droits de l’homme, nous sommes actifs dans des pays bien précis : Israël-Palestine, Soudan, Colombie, Chine, Iran, Inde – pour ne nommer que les plus importants.

Dans bon nombre de ces pays, vous ne trouverez jamais Pro Helvetia ni Présence Suisse ni l’OFC, parce que ce ne sont pas des zones où ils sont actifs. Il est d’ailleurs assez rare que ces institutions soutiennent des projets ou des artistes sur des sujets hautement politiques comme la paix et les droits de l’homme. Ces compétences-là sont en effet du ressort exclusif du DFAE. Des collaborations sont bien sûr envisageables. Pro Helvetia, qui privilégie des projets précurseurs, pourrait par exemple collaborer avec le DFAE pour soutenir l’œuvre d’un artiste novateur dans le cadre d’une action politique.

Pourrait-on déduire de la création du Centre de compétence que la Confédération entend reprendre les rênes dans certains domaines ?

Non. C’est relativement nouveau d’associer des artistes à des actions politiques ! Un projet culturel est un médium différent et original par rapport à l’approche officielle diplomatique. De nouveaux champs s’ouvrent... L’année dernière à Locarno, nous avons fait venir les étudiants d’une école de cinéma que nous soutenons à La Havane afin qu’ils participent à une discussion sur le cinéma et les droits de l’homme : c’était extrêmement intéressant !

Dans la presse, on crie à « l’instrumentation des artistes » par le DFAE. Que rétorquez-vous à ces attaques ?

J’aimerais tout d’abord dire que je suis entré en fonction depuis deux semaines et que cela me paraît un peu prématuré de se lancer sur le terrain de la critique polémique. Ensuite, je n’aime pas beaucoup l’expression « instrumentaliser l’artiste », parce qu’il évoque trop le réalisme socialiste. Dans les pays socialistes de l’époque, on obligeait les artistes à créer selon certains concepts et directions politiques. Ce n’est pas ce que nous voulons faire. Nous allons proposer – ou accepter – des projets d’artistes ayant déjà créé une œuvre politique de portée internationale (cela sans notre influence !), simplement parce qu’ils ont des opinions et qu’ils sont suisses. Nous allons choisir des œuvres finies et, avec le feu vert de l’artiste, les associer à des actions. À partir de là, parler d’« instrumentalisation » est aller un peu loin !

Comment présentez-vous votre projet aux artistes que vous approchez ?

Honnêtement, je n’en ai pas encore beaucoup vus ! J’ai par exemple parlé à Jean-Stéphane Bron, parce que je trouve son film extraordinaire. (« Mais im Bundeshuus – Le génie helvétique »). Il permet de présenter la démocratie suisse d’aujourd’hui, avec ses faiblesses, ses inepties, ses forces, ses qualités. Vous savez sans doute que l’exportation de notre modèle de démocratie directe est un instrument de notre politique étrangère, notamment dans les pays qui vont mal. En Suisse, nous avons cette capacité, en cas de conflit, à trouver une solution démocratique. A cet égard, le film de Jean-Stéphane Bron est un formidable levier pour nouer le dialogue avec des pays qui aimeraient s’inspirer de ce que nous faisons. Cela peut sérieusement appuyer un voyage ou une intervention ! Jean-Stéphane Bron est tout à fait d’accord de collaborer, car il considère son film comme un « outil civique ». Voilà un premier exemple.

Il y a aussi l’Initiative de Genève, avec laquelle Madame Calmy-Rey a ouvert une voie intéressante, dans la mesure où la parole est donnée aux acteurs de la société civile pour qu’ils proposent des solutions politiques susceptibles d’inspirer les gouvernements. Dans le cadre du Festival international du film de Ramallah (17 au 22 juin), on pourrait faire quelque chose de fort autour de l’Initiative de Genève, par exemple en donnant la parole aux artistes. Mais il faudrait trouver d’autres créateurs suisses qui acceptent de participer à ce festival !

On a aussi parlé de l’archéologue Charles Bonnet et de l’architecte Mario Botta...

Charles Bonnet a découvert une extraordinaire « vallée de pharaons » au Soudan, où s’est ouvert un chantier. Dans la mesure ou nous sommes très actifs pour rétablir la paix dans ce pays – nous participons aux pourparlers entre le Nord et le Sud – plus notre image est forte du point de vue culturel, plus notre influence se renforce. Concernant Mario Botta, j’ai découvert son Arche de Noé – un immense espace de jeu pour les enfants qui se trouve à Jérusalem – et je pensais qu’il pourrait être investi pour instaurer un dialogue entre artistes. Il est évidemment intéressé, mais l’œuvre ne lui appartient plus. Il faudrait encore que notre ambassade contacte des artistes palestiniens et israéliens qui auraient envie de participer à un tel forum, trouver un film suisse pour lancer le débat... Je verrais bien Jean-Stéphane Bron prendre part à une discussion sur la place de l’artiste dans la société, sa relation à la politique, ce qu’il peut ou non lui apporter. Si cet axe pouvait être associé à celui de notre travail classique de diplomates, ce serait un projet parfait !

Qu’entendez-vous par « travail classique de diplomates » ?...

Au travers de l’expression d’un artiste sur un sujet de politique étrangère, il y a la possibilité d’instaurer un dialogue riche et nouveau. Bien évidemment, le but ultime du dialogue est d’inspirer le diplomate dans son travail de tous les jours. En fin de compte, on se retrouve toujours autour d’une table et les gouvernements reprennent le dessus.

En somme, vous quittez les alcôves des ambassades...

Nous quittons en effet les alcôves, nous écoutons la société civile, nous la confrontons à d’autres manières de voir le politique, mais tout en restant dans le cadre d’une politique fixée par les gouvernements. Il est bien clair que nous allons dans des pays que nous avons choisis, avec l’accord des deux gouvernements, mais nous utilisons un médium nouveau.

Outre le cinéma, l’architecture et l’archéologie, quelles sont les disciplines artistiques – musique, arts visuels, théâtre, littérature, danse – qui peuvent s’inscrire dans la mise en œuvre de l’action du DFAE en faveur de la paix et des droits de l’homme ?

Toutes les formes d’expression artistique ne se prêtent pas à une association avec la politique étrangère. Le cinéma vient rapidement à l’esprit, la littérature aussi pour autant qu’elle soit traduite. Concernant le théâtre, je me rappelle de cette pièce qui avait été jouée dans les Balkans, « La visite de la vieille dame » de Dürrenmatt, où l’arrivée de l’héroïne était perçue comme le symbole de l’occupation. L’occupant, selon la perception du spectateur, pouvait être un hypothétique pays voisin, l’ONU ou les troupes américaines ! C’est vrai que l’interprétation d’une pièce de Dürrenmatt dans une culture locale mettant en relief sa sensibilité politique terriblement suisse m’intéresse énormément. Dans les arts visuels, les architectes tessinois ont émergé des débats politiques des années 70 sur l’urbanisme et cette dimension est très intéressante. La danse est aussi un médium à prendre en considération parce qu’il ne dépend pas de la langue, mais la mise en contexte politique est parfois plus compliquée. Cela dit, les œuvres contestataires de Béjart étaient extrêmement politiques.

La peinture, évidemment, ne pose aucun problème. Quant aux arts contemporains, domaine dans lequel nous sommes très forts en Suisse, on y trouve de plus en plus des installations très politiques. La musique pose les mêmes problèmes que la danse, mais pourquoi ne pas imaginer un concert dans un pays où le style de musique locale ne correspond pas forcément au nôtre ? Il y aurait là des opportunités d’échanges intéressants. Je pense aussi à la Haut-Valaisanne Erika Sucky, qui chante des chansons traditionnelles de façon à la fois extrêmement cynique et explicite, relevant presque du mine, tout en gardant un rapport extrêmement affectif à la culture traditionnelle. En Suisse, il y a un vrai réservoir de talents !

En Suisse, la notion de diplomatie culturelle est nouvelle, mais qu’en est-il à l’étranger ?

En Suisse, c’est effectivement nouveau, mais pas en France. Ce réflexe d’associer la culture et la politique, les Français l’ont ! André Malraux en a été un pionnier. Il a toujours pensé que la culture pouvait servir l’action de l’État. En France, la question ne se pose même plus ! Chez nous, c’est plus discutable, ne serait-ce que parce que la culture est du ressort des cantons et des communes, que l’indépendance de l’artiste, sans être bien définie, a malgré tout quelque chose de sacré !

Vous avez été le conseiller de Monsieur Pascal Couchepin, chef du Département fédéral de l’intérieur dont dépend l’Office fédéral de la culture. Or, la nouvelle loi sur l’encouragement de la culture, actuellement en cours d’élaboration, semble viser à accroître les compétences de la Confédération. Peut-on interpréter votre nomination comme le premier pas vers une nouvelle politique de cette dernière en matière de culture ?

Je ne peux pas me prononcer sur des chantiers qui ne dépendent pas du DFAE, qui sont menés par des gens compétents en association avec d’autres gens compétents. Bien évidemment, la nouvelle loi sur l’encouragement de la culture comportera un chapitre consacré à l’étranger. Il est dès lors logique que les objectifs du Centre de compétence y figurent. Nous n’allons pas prétendre diriger tout ce qui concerne l’extérieur puisque notre mission, précisément, consiste à coordonner. Il s’agira également, dans la loi, de définir ce qu’est une politique étrangère culturelle.

Le fait que votre père, Jean-Luc Bideau, soit comédien et que vous ayez grandi dans le cinéma et le théâtre a-t-il joué un rôle dans votre décision d’accepter ce poste de chef du Centre de compétence ?

Vers 18 ans, j’ai opté pour la voie universitaire pour me faire un prénom, non un nom. Je voulais réussir contre cette notoriété. En suivant des études de sciences politiques, puis de sinologie, j’ai fait des choix qui n’avaient rien à voir avec mon père. Lorsque je suis parti trois ans en Chine pour étudier, je voulais être différent de lui et ne pas lui devoir ma réussite professionnelle en quoi que ce soit. J’ai en effet toujours pensé que ce serait un mauvais départ dans la vie. La diplomatie est encore un choix qui n’avait rien à voir avec papa.

Aujourd’hui, après dix ans de vie active, ça ne me dérange pas du tout, au contraire, de travailler dans un domaine que je connais. La famille d’un cinéaste, c’est comme le cirque Knie ! Tout le monde bosse : maman (Marcela Bideau) met en scène, papa joue. Tout petit, j’ai donné des coups de main à la technique, puis j’ai écrit avec maman, avec papa... C’était notre façon de vivre ensemble. J’ai donc ces connaissances-là et je suis très heureux de pouvoir les mettre à profit, tout en affirmant que mon travail est la politique, pas la culture !