Pro Helvetia dans la ligne de mire

Numéro 1 – Mars 2014

Abruptement dit : faut-il démanteler la fondation Pro Helvetia pour que la Confédération puisse pleinement jouer son rôle de grand ordonnateur de la culture ? Et, dans la foulée, pourquoi ne pas rêver d’un ministère suisse de la Culture ? Avec l’élaboration de la nouvelle loi sur l’encouragement de la culture, et de la révision de celle concernant Pro Helvetia, ces questions cruciales sont actuellement au cœur d’un débat très serré, qui porte aussi sur la liberté artistique et la protection sociale des artistes. Le projet sera soumis à l’appréciation des milieux culturels du pays à la fin de l’année, et non ce printemps comme prévu initialement. Mais peut-on souhaiter la haute main de l’État sans poser la question : « Quelle culture et quel État » ? Invitation à la réflexion.

Précisons d’emblée qu’il ne s’agit pas ici de critiquer l’action de la fondation Pro Helvetia. Dans l’ensemble, ses prestations semblent satisfaire les milieux intéressés. Avec un budget de 35 millions francs, dont quelque 35 % de frais administratifs, elle pourvoit à la promotion de la culture en Suisse et à l’étranger, ainsi qu’à l’encouragement de disciplines artistiques telles que la musique, la littérature, la danse et le théâtre. L’Office fédéral de la culture (OFC), pour sa part, s’occupe de l’art et du design. Le cinéma est un cas à part. Son importance nationale étant scellée par la Constitution depuis 1958, c’est également à l’OFC qu’il incombe de pourvoir à son essor (création, festivals, formation, Cinémathèque suisse, etc.) avec un budget de 35,8 millions de francs, dont quelque 18 millions investis dans la création. La promotion du cinéma en Suisse et à l’étranger est en revanche du ressort de Pro Helvetia et du Centre suisse du cinéma, réunies depuis peu, à titre d’essai, sous la bannière Swiss Films.

Viennent encore s’ajouter l’institution Présence Suisse (économie) et le tout récent Centre de compétence du Département fédéral des affaires étrangères (diplomatie), qui ont tous deux recours à la culture pour assurer la position de la Suisse hors des frontières. Voilà pour le paysage national. L’affaire se corse sérieusement lorsque les réalités fédéralistes de la Suisse font leur entrée en scène dans ce paysage déjà fort embouteillé : à l’exception du cinéma, l’encouragement de la culture incombe en effet aux cantons et aux communes. Dès lors, il ne faut pas être grand clerc pour déceler dans l’imbroglio de cet organigramme une dispersion des forces et des moyens préjudiciable à l’encouragement de la culture. Gardons-nous cependant d’appeler benoîtement de nos vœux une rationalisation à la hussarde qui risquerait d’aboutir à un taillage en pièce d’acquis précieux.

Menaces populistes

Après ce détour dans le labyrinthe du soutien à la culture, revenons donc à Pro Helvetia. Créée en 1939 face à l’invasion de la culture brune à croix gammée, l’institution a fait office de « bouclier culturel » du pays. Mais une fois la guerre finie, la Confédération n’est pas sortie du bois pour reprendre les rênes et lancer la politique culturelle ambitieuse qu’auraient dû lui inspirer les dangers pour les libertés auquel le monde venait d’échapper. Et les choses en sont longtemps restées là. Puis, à petits pas – adoption de la première loi sur le cinéma en 1962, création de l’OFC en 1975 – la Confédération a posé quelques jalons consolidant son rôle de coordinateur. En l’état, pas donc de quoi craindre le diktat !

Une fois la guerre finie, la Confédération n’est pas sortie du bois pour reprendre les rênes et lancer la politique culturelle ambitieuse qu’auraient dû lui inspirer les dangers pour les libertés auxquels le monde venait d’échapper

Qui pourrait d’ailleurs souhaiter à la Suisse une culture d’État telle que l’ont connue et la connaissent encore certains pays dictatoriaux de tous bords ? La tentation de s’approprier la culture à des fins électorales est en revanche une menace plus sérieuse. De la fête de lutte à la fanfare militaire, l’éventail est certes plus étroit, mais ô combien plus populaire que certaines créations artistiques, pourraient arguer quelques matamores pour faire main basse sur les fonds de la culture, quitte à les ratiboiser un peu au passage pour se targuer de faire des économies !

Chère liberté chérie

Comment, dès lors, se prémunir contre la menace d’une culture d’État à la sauce populiste ? Sans nul doute en donnant corps et substance sonnante et trébuchante à l’inaliénable liberté de l’art inscrite dans la Constitution.

Laquelle, dans sa forme actuelle, peut être interprétée comme la liberté de crever de faim, comme le démontre avec brio l’écrivain Daniel de Roulet (voir encadré page 2). Dans le même ordre d’idées, la protection sociale des artistes devrait impérativement être prise en considération, et c’est bien sûr à l’État qu’il revient d’y pourvoir. Car comme le relevait très justement Laurent Wolf dans Le Temps (« L’art est un protecto rat », 25 février 2004) : « Les artistes entretiennent avec les pouvoirs économiques et politiques des relations compliquées depuis la nuit des temps. L’ennui, c’est qu’ils en dépendent. Vu du dehors, la vie d’artiste (...) est un éblouis sement ou un privilège. Vu du dedans, elle est un risque et un abandon. Un rien peut l’inter rompre et c’est le trou noir comme la mort. »

Actuellement, la culture est évidemment reléguée au rang des préoccupations mineures de la Confédération

Seul l’État est en mesure de garantir aux artistes protection et égards par l’instauration d’une sécurité sociale adaptée. Pas Pro Helvetia, pas les cantons, pas les communes. Seul l’État peut aussi mener une politique ambitieuse favorisant le rayonnement national et international des arts vivants. À l’engagement de la Confédération dans une entreprise de l’importance d’Expo.02 – hors tout jugement sur sa qualité et son aspect financier – pourquoi ne pas substituer un programme permanent de même portée pour la culture, et non seulement tous les vingt-cinq ans ! Pour des projets de cette envergure, ni Pro Helvetia ni les cantons ni les communes ne peuvent être les fers de lance.

Actuellement, la culture est évidemment reléguée au rang des préoccupations mineures de la Confédération. À la faveur de la nouvelle loi sur l’encouragement de la culture en cours d’élaboration, il faudrait que l’OFC renforce sa position, voire devienne un ministère de la culture, pour que la cause de l’art et des artistes s’impose. Car c’est bien à la marginalisation de la culture au sein de la Confédération que les milieux artistiques doivent d’avoir été écartés des discussions sur la loi des casinos, puis des loteries et paris professionnels, primordiales pour leurs ressources. Pour maints autres dossiers (chômage, assurances sociales, etc.), le « poids confédéral » de la culture fait cruellement défaut pour exiger que les intérêts des artistes soient pris en considération. Reste à savoir si la Confédération veut vraiment endosser un rôle phare pour la culture. En parcourant le projet de loi intermédiaire datant de novembre 2003, la prudence semble de mise. Nombre d’articles commencent en effet par cet intitulé : « La Confédération peut.... » et non « La Confédération doit... ». Il va donc falloir lui forcer un peu la main !

La tentation de s’approprier la culture à des fins électorales est une menace plus sérieuse

Mais une fois encore, revenons à Pro Helvetia. Comme déjà dit plus haut, il n’est pas question ici de remettre en cause ses compétences. Mais il y a un « mais » de taille : avec bien d’autres paravents, Pro Helvetia est de fait le symbole du désengagement de la Confédération dans le domaine de la culture et de l’éparpillement des guichets. Dès lors, la question qui se pose est la suivante : faut-il renoncer à l’idée de voir l’État se donner les moyens d’une politique culturelle digne de ce nom ou faut-il au contraire renoncer à Pro Helvetia ? En toile de fond, tel est bien ce qui se joue autour de l’élaboration de la nouvelle loi sur l’encouragement à la culture présent et avenir.

Reste à savoir si la Confédération veut vraiment endosser un rôle phare pour la culture

Personne, évidemment, n’ose formuler à voix haute ces questions fondamentales pour l’avenir de la culture et des arts en Suisse. Même les organisations culturelles consultées lors des auditions qui ont déjà eu lieu pendant les travaux préparatoires se sont rangées derrière la fondation : « Pro Helvetia, on connaît... pas l’OFC ! ». L’argument, qui n’est pas des plus solides face à l’enjeu, témoigne de la crainte si bien décrite par le même Laurent Wolf, toujours dans Le Temps : « Depuis que l’art existe, les artistes doutent du présent et de l’avenir. C’est leur métier. Ils ne peuvent faire confiance à ceux qui ajoutent l’inquiétude à l’angoisse, aux réalistes, aux gestionnaires, fussent-ils compétents et bien organisés. »

L’avis des artistes

Actuellement, l’OFC concocte la dernière mouture d’un texte qui sera soumis préalablement aux organisations culturelles, avant de partir par monts et par vaux pour le traditionnel processus de consultations de tous les milieux intéressés qui précède l’adoption d’une loi. Cette étape débutera à la fin de l’année. Il importera alors que les milieux artistiques expriment haut et fort leur avis sur le projet de loi, qu’il s’agisse des compétences de la Confédération en matière de culture, de la liberté artistique, plus consistante que celle de crever la faim et de la protection sociale des artistes.

Comment se prémunir contre la menace d’une culture d’État à la sauce populiste

Bien sûr, CultureEnJeu ne manquera pas de revenir sur le sujet en temps voulu, notamment quand la teneur du projet la loi sur l’encouragement de la culture sera sous toit. On peut toutefois se faire une idée des travaux déjà réalisés (mais aussi déjà dépassés) en allant faire un tour sur le site de l’OFC. Au chapitre « politique culturelle », il y a de quoi vider la cartouche de son imprimante ! Espérons que l’OFC aura la bonne idée d’ouvrir un forum en ligne pour que les avis s’expriment vraiment largement.