Touche pas à mon organe !
La redistribution du bénéfice des loteries en faveur de l’utilité publique, principe qui gouverne la Loi fédérale sur les loteries et les paris professionnels, est assurée dans les cantons romands par des organes de répartition indépendants des loteries et du pouvoir politique. Une indépendance à préserver avec vigilance au vu de la nouvelle loi d’application vaudoise. Publiée le 30 janvier dernier, elle nous donne l’occasion d’examiner de plus près ce système propre à la Suisse.
L’an dernier, le Conseil fédéral désavouait le projet de révision de la Loi fédérale sur les loteries et les paris professionnels (LLP) lancé en 2001 par le Département fédéral de justice et police (DFJP), alors sous la direction de Ruth Metzler. Heureux dénouement d’un feuilleton législatif qui débutait comme une mauvaise farce le 1er avril 2000, avec l’entrée en vigueur de la nouvelle Loi fédérale sur les jeux de hasard et les maisons de jeu (LMJ). Fruit de la votation populaire du 7 mars 1993 levant l’interdiction des casinos, cette loi ouvre « avec circonspection » la voie vers une libéralisation du marché qui menace les recettes de la Loterie Romande, redistribuées à des institutions d’utilité publique et de bienfaisance dans les domaines de la culture, du social et du sport depuis sa création, en 1937. Un an plus tard, après avoir annoncé la nécessité d’une révision de la LLP, le Conseil fédéral attribuait en effet les concessions des casinos à des entreprises privées, aux dépens des projets présentés par la Loterie Romande.
Le financement de la culture risquant alors rapidement d’en faire les frais, la contestation des artistes romands prend la forme d’une pétition de 500 signatures remise aux parlementaires le 14 mars 2002, du haut d’un cheval, par Don Quichotte et Sancho Pança, alias Jean-Luc Bideau et Marco Rima. Elle réclame la reconsidération immédiate de l’attribution des concessions de maisons de jeu et, dans le cadre de la révision en cours de la LLP, la garantie d’une redistribution des bénéfices à des causes d’intérêt public. Aucun recours légal n’étant possible contre l’octroi des concessions de casinos, la lutte s’organise donc autour de la LLP et du principe de redistribution qui la gouverne : seuls les cantons sont habilités à autoriser des loteries – interdites par la loi fédérale de 1923 – à condition que leurs bénéfices profitent à des institutions d’utilité publique. Un principe qui risquait ne pas survivre au projet de révision du DFJP, qui fit une belle unanimité contre lui : les cantons s’inquiétant de voir leur compétence d’autorisation transférée à une commission fédérale, la Loterie Romande redoutant une ouverture du marché calquée sur la LMJ et les milieux culturels (dorénavant réunis sous la bannière de l’association enJEUpublic) craignant les conséquences pour la santé financière et la pérennité des arts vivants.
L’exclusivité avant tout
Le projet de révision de la LLP ayant été renvoyé au DFJP, dont Christoph Blocher est désormais le chef, il s’agit aujourd’hui de consolider le système de redistribution régi par la VIII Convention intercantonale relative à la Loterie Romande du 4 avril 1979. Un accord qui nécessite une base légale claire. Or, les cantons romands ont longtemps tardé à satisfaire à cette exigence, comme l’explique Me Gérald Mouquin, expert en matière de loi sur les loteries et consultant de la Loterie Romande : « L’ensemble des cantons romands viennent d’harmoniser leur adaptation à la loi fédérale pour répondre à la critique du Tribunal fédéral, selon laquelle il manquait une base légale à la convention entre les cantons romands concernant la Loterie Romande. Le fait que le gouvernement puisse passer une convention, qui établit de fait une exclusivité d’exploitation pour les grandes loteries, est considéré par le Tribunal fédéral comme une atteinte à la liberté économique. La loi doit le permettre formellement. Il faut donc soumettre au vote la convention ou établir une loi qui délègue au Conseil d’État la compétence de signer une telle convention. »
Chaque canton romand a donc fait voter une loi et Vaud vient de se mettre au pas avec la loi du 13 janvier 2004. Ces lois d’application ayant à peu près la même teneur partout, la législation vaudoise sera citée en exemple pour définir avec davantage de précision le système qui régit les loteries en Suisse romande. Sa première disposition fondamentale est le principe d’exclusivité appliqué aux grandes loteries (celles dont la valeur d’émission dépasse 100’000 francs) : « Le Conseil d’État est habilité à conclure avec d’autres cantons des conventions ayant notamment pour but (...) de prévoir que les autorisations de grandes loteries seront accordées à une seule entité ». Une grande loterie limitée au territoire d’un seul canton n’étant pas viable, ce texte autorise donc les conventions intercantonales, mais établit surtout une mission exclusive d’exploitation des grandes loteries, considérant qu’un nombre restreint d’opérateurs reste la meilleure garantie d’un certain contrôle sur la quantité de jeux offerts et les risques de dépendance pathologique.
Ce principe a été confirmé dans l’affaire de la loterie verte zurichoise, dont les bénéfices auraient profité exclusivement à l’environnement, rappelle José Bessard, directeur de la communication de la Loterie Romande : « L’an dernier, le Tribunal fédéral a validé la décision du Conseil d’État zurichois de ne pas autoriser un projet de loterie pour l’environnement qui devait se créer à Zurich. Les juges ont vu, entre autres, qu’une multiplication des acteurs entraînerait une forte concurrence et, en conséquence, une augmentation du marketing – des sommes investies dans sa propre promotion qui n’iraient plus à l’utilité publique – comme des risques de dépendance au jeu. » Le jugement du Tribunal fédéral détermine donc qu’il y a suffisamment de motifs pour n’autoriser qu’une seule grande loterie par région. Il s’agit de SwissLos pour les cantons alémaniques et le Tessin, de la Loterie Romande pour les six cantons romands.
Au passage, il rappelle aussi que personne n’a droit a priori à une autorisation, que l’autorité ne délivre qu’à titre exceptionnel puisque la loi interdit les loteries. Une conception semblable prévaut dans les pays de l’Union européenne et la Cour de justice européenne l’a considérée compatible avec les libertés économiques garanties par le traité d’Union. A la lumière du cas de la loterie Environnement et Développement à Zurich, Me Mouquin explique : « Le système d’exploitation exclusif des grandes loteries ne fonctionne que si n’importe quelle institution d’utilité publique ou de bienfaisance peut a priori recevoir de l’argent. Réserver les fonds à tel ou tel type d’activité revient à autoriser des loteries particulières... ce que le système suisse veut précisément éviter ! Si on autorise des loteries concurrentes, chaque institution aura sa propre loterie et seules les plus grandes subsisteront. »
Redistribution dans l’indépendance
Au-delà de l’exclusivité d’exploitation, reste la question du mode de redistribution des bénéfices, qui intéresse au plus haut point les milieux de la culture. Si tout le monde s’accorde sur le fait que l’organe de répartition doit être indépendant de l’exploitant, la redistribution s’opère néanmoins selon trois systèmes différents à l’échelle nationale. En Suisse romande, certains cantons (Vaud, Neuchâtel, Valais) ont choisi de confier cette tâche à une association privée dont l’indépendance, vis-à-vis de la Loterie Romande et du pouvoir politique, se trouve ainsi idéalement garantie. Dans le canton de Vaud, jusqu’à l’entrée en vigueur de la nouvelle loi d’application du 13 janvier 2004, il s’agit encore de la Société vaudoise d’action sociale et culturelle (SVASC), dont le Conseil d’État ratifie la nomination des membres et surveille l’activité. Son accord est nécessaire pour les dons supérieurs à 100’000 francs. Dans les autres cantons (Fribourg, Genève, Jura), cette responsabilité relève d’une commission administrative indépendante, qui remet chaque année son rapport au Conseil d’État. L’autorité gouvernementale ne participe pas aux décisions, mais en prend ainsi connaissance. Elle peut éventuellement s’y opposer, en donnant des motifs qui serviront de référence à l’avenir, mais ne peut bloquer un don que s’il dépasse 100’000 francs.
Si on autorise des loteries concurrentes, chaque institution aura sa propre loterie et seules les plus grandes subsisteront
La situation est différente en Suisse allemande. L’argent des loteries est généralement remis à l’autorité cantonale, dans un fonds séparé (hors budget), qui décide ensuite des attributions avec ou sans commission consultative. Il est donc souvent difficile de savoir à quels domaines profite finalement cet argent. Difficile aussi de contester la légalité de ce mode de redistribution, puisqu’il a reçu l’aval implicite du Tribunal fédéral, à condition que le bénéficiaire soit financièrement et hiérarchiquement indépendant de toute autorité publique.
Cela dit, il ne faut pas confondre le système suisse alémanique avec celui des loteries dites fiscales – interdites par la législation fédérale – dont les bénéfices sont d’autant moins visibles qu’ils disparaissent dans les caisses de l’État en l’absence d’un fonds leur étant spécifiquement réservé. Il faut préciser ici, avec Me Mouquin, que l’interdiction des loteries fiscales au profit d’une redistribution à l’utilité publique est une spécificité suisse : « Dans la plupart des autres pays, qui ont presque tous un monopole ou un oligopole de loteries, l’argent atterrit directement dans les caisses de l’État. Il va dans le budget général comme en France, en Italie, en Espagne ou dans des fonds particuliers comme en Angleterre : ce sont des loteries fiscales. Beaucoup de responsables de loteries fiscales envient d’ailleurs le système suisse, parce qu’il est plus facile de vendre des billets aux gens en disant que les bénéfices iront à des associations d’utilité publique qui leur sont proches plutôt que dans des caisses étatiques. Seul le Luxembourg, où les fonds sont redistribués par l’intermédiaire de l’Œuvre de la grande duchesse Charlotte, dispose d’un système assez similaire à nos organes de répartition. » Voilà donc l’occasion de cultiver pour une fois l’« exception helvétique » à bon escient.
En Suisse allemande, certains cantons sont d’ailleurs en train de créer des organes de répartition indépendants de l’autorité publique inspirés par le modèle romand. On a partout admis les critiques contre la régulation actuelle qui permet aux autorités à la fois de participer à l’exploitation des loteries et de les surveiller. Au sens de la loi, comme le précise Me Mouquin, répartir les fonds des loteries est en effet un acte d’exploitation : « Dans le système suisse alémanique, c’est le Conseil d’État qui répartit les bénéfices et surveille les loteries qu’il autorise ! Et même si ça fonctionne dans la pratique, ça heurte les sensibilités actuelles. Ce débat a eu lieu dans le cadre du projet de révision de la LLP qui a capoté, mais tout le monde était d’accord sur la nécessité de clarifier la situation : l’autorité publique surveille, mais n’est pas impliquée dans les actes d’exploitation eux-mêmes. »
Association ou commission
Les cantons romands sont donc plus sourcilleux, évitant que la redistribution ne soit confiée à l’autorité politique, comme c’est encore le cas dans la majorité des cantons alémaniques. Ils souscrivent au principe d’indépendance voulant que ceux qui exploitent les loteries ne soient pas ceux qui distribuent leur bénéfice. À l’interdiction des loteries fiscales inscrite dans la loi fédérale s’ajoute l’obligation pour l’unique entité exploitant des grandes loteries d’en remettre le bénéfice aux différents organes de répartition cantonaux, « indépendants d’elle », comme le stipulent la législation vaudoise (art. 2a) et les lois d’application des autres cantons romands. L’indépendance de ces organes face à l’exploitant est donc inscrite dans la loi. En revanche, leur indépendance face au pouvoir politique, garantie au mieux par les associations privées, n’y figure pas explicitement.
Et Me Mouquin de rappeler que la législation actuelle n’implique pas forcément un organe de répartition de droit privé : « Il peut quand même s’agir de commissions administratives, puisqu’une longue jurisprudence admet qu’une telle commission peut être considérée comme indépendante si elle a sa liberté de décision et n’est pas soumise à des instructions particulières contraignantes. On peut édicter des directives générales comme l’obligation de l’accord du Conseil d’État pour les dons supérieurs à 100’000 francs, mais le gouvernement n’a pas l’initiative des attributions, ne peut pas dire qu’il faut donner à tel ou tel organisme. »
Dans la plupart des autres pays, qui ont presque tous un monopole ou un oligopole de loteries, l’argent atterrit directement dans les caisses de l’État
À la grande surprise de Marcel Blanc, président de l’organe vaudois de répartition de la Loterie Romande (voir interview en page 28), le Conseil d’État du canton de Vaud vient justementd’opter pour le modèle de la commission administrative et a jugé bon de l’inscrire dans la loi du 13 janvier 2004 (art. 2b) : « La répartition entre les institutions d’utilité publique et de bienfaisance (...) est assurée par une commission de répartition dont le Conseil d’État nomme les membres et arrête les modalités de fonctionnement. La commission est composée de représentants des secteurs privé et public des domaines concernés. » La nouvelle législation vaudoise prévoit donc d’instaurer une commission administrative qui va remplacer la Société vaudoise d’action sociale et culturelle (SVASC), association privée dont l’autorité cantonale ne nomme pas les membres mais ratifie les décisions et peut s’y opposer.
Selon Me Mouquin, aucune nécessité juridique ne motive l’article 2b : « Cet article est propre à la loi vaudoise. Il n’a pas fait l’objet d’une harmonisation entre les cantons. Dans le canton de Vaud, il y a une volonté politique, car la SVASC fonctionne correctement. » Le choix d’une commission administrative témoigne en tout cas d’une volonté de contrôle de l’organe de redistribution, légitime, rappelle Me Mouquin, puisqu’elle répond à la mission de surveillance dévolue à l’autorité publique : « Il est normal que l’argent des loteries, qui est une activité autorisée exceptionnellement, n’aille pas n’importe où. L’autorité publique doit exercer une surveillance et pouvoir mettre le holà si elle estime qu’il y a eu des glissements inadmissibles.
Dans le système suisse alémanique, c’est le Conseil d’État qui répartit les bénéfices et surveille les loteries qu’il autorise !
Un système d’exploitation exclusive suppose forcément une implication importante de l’État, en tant que gardien des grands principes égalitaires. » Soit, mais la nécessité incontestable d’une surveillance de l’autorité publique peut parfois dériver vers des velléités de contrôle moins légitimes et susceptibles de menacer l’indépendance des organes de répartition. L’ombre du Conseil d’État plane sur toute commission administrative. Rappelons en effet que la nouvelle loi lui donne la responsabilité d’en arrêter « les modalités de fonctionnement » dans un règlement. Celui-ci devra assurer son indépendance du pouvoir politique, du Conseil d’État ou d’un département désigné par lui pour exercer la surveillance.
L’ombre du Conseil d’État plane sur toute commission administrative
Me Mouquin reste toutefois confiant : « Il faudra voir si ces principes sont respectés dans le règlement prévu, mais ça m’étonnerait qu’ils ne le soient pas. Le choix d’une commission administrative ne va pas, à mon sens, changer la manière de redistribuer les fonds. À ma connaissance, il y a eu un seul cas dans le canton de Vaud où le Conseil d’État a refusé de ratifier une attribution de la commission. » Alors, pourquoi instaurer une commission administrative à la place d’une association privée comme la SVASC, qui demeure la forme juridique la plus appropriée pour garantir l’indépendance des organes de répartition, vis-à-vis de l’exploitant de loteries comme de l’autorité cantonale de surveillance ? Voici la position de l’association enJEUpublic : « Après avoir vu sa vigilance trompée par cette loi, votée sans consultation préalable de la SVASC, enJEUpublic prêtera une attention toute particulière à la rédaction du règlement de la future commission, qui permettra sans doute de répondre à cette troublante question. »