« Chaque projet doit être un challenge »

Numéro 10 – Juin 2006

Plasticienne de 34 ans, la Lausannoise Emmanuelle Antille produit des vidéos et des installations montrées dans le monde entier. Formée à Genève et Amsterdam, représentante de la Suisse à la Biennale de Venise en 2003, elle évoque ici ses inspirations et autres thèmes de prédilection, comme la famille, le rituel ou la place des femmes.

Comment naissent vos projets ?

Le cadre de mon travail est particulier, car tout est ouvert au départ. Que ce soit pour un film ou des installations pour l’art, tout est basé sur la narration, les rencontres et les collaborations. Il y a d’abord une histoire, un travail d’écriture souvent solitaire. Un travail de montage, aussi, à la fin. Entre les deux, il y a le travail collectif, qui m’intéresse beaucoup : les repérages, les castings, la rencontre avec de nouvelles personnes, les tournages… Alterner les moments de repli et les moments de partage avec les autres m’apporte beaucoup. Ils se nourrissent les uns les autres. Chaque projet doit être un challenge. Il doit m’apprendre quelque chose, me permettre de dépasser mes limites.

Quels sont vos matériaux ?

D’abord, une rencontre ou une musique déclenche l’envie de raconter une histoire. Souvent, c’est de la vie de tous les jours que démarre un projet, de petites choses du quotidien qui, en travaillant, prennent une force décalée par rapport à la réalité. Pour mon dernier projet, on a fait un casting d’adolescents. Après les avoir sélectionnés, j’ai retravaillé les rôles en fonction de qui ils étaient. J’ai aussi tourné un film avec ma famille, entre fiction et documentaire. Chacun y jouait son propre rôle, mais avec une trame écrite. Dans ce film-là, on chante une chanson qui nous vient des origines italiennes de ma grand-mère. Ma mère, ma tante, ma grand-mère et moi, nous sommes toutes allées en studio pour enregistrer cette chanson. Dans mon travail, j’ai la chance de passer des moments extraordinaires avec des gens que j’aime ou que je découvre et avec lesquels j’ai des affinités. Il y a des thèmes qui sont récurrents dans mon travail : le rapport au rituel, la famille, la place des femmes dans la société, la relation entre la fiction et la réalité. S’ils reviennent, c’est que je ne les ai pas encore totalement cernés.

L’exploration des autres arts est-elle une source d’inspiration ?

Ma « nourriture » est très éclatée. Il y a autant d’œuvres qui me stimulent dans le cinéma, la littérature, la peinture, la mode ou l’architecture que dans la musique : Jarmush, Faulkner, Ellis, Copland, Monnet ou Johnny Cash.
Des univers très différents constituent mon bagage, une valise dans laquelle je mets des choses très disparates qui m’ont touchée et qui m’accompagnent. Le cinéma de Fellini et celui de Cassavetes, par exemple, me sont proches. Ils sont aux antipodes l’un de l’autre, mais j’ai la liberté de les lier.

Vous avez reçu de nombreux prix. Comment fonctionnez-vous économiquement parlant ?

Je produis mes œuvres de manière indépendante. En faisant des films je travaille dans une logique d’entreprise. Assez vite, j’ai eu envie d’être autonome. Très jeune, j’organisais des événements. J’ai réalisé que j’aimais gérer des organisations complexes. C’est une chose nécessaire pour moi dans la création. L’atelier ne me correspond pas. J’ai un fonctionnement assez atypique. Au départ, j’ai toujours démarré les projets au lieu d’attendre des mois pour savoir si de l’argent allait tomber. Si on attend, l’envie peut mourir et au final on ne fait plus rien. Je travaille dans l’urgence, c’est maintenant ou jamais ! Par exemple, j’ai autofinancé le projet qui par la suite a été montré à la Biennale de Venise. Puis, j’ai reçu des aides rétroactives de la Ville, du canton et de l’OFC. Tout ceci n’était pas prévu. C’était une magnifique surprise. J’ai souvent pris des risques au départ. Les prix que j’ai reçus ont joué un rôle très important, les aides privées ou publiques également.

Quelle est votre vision de l’art contemporain ?

On vit une période où les limites sont perméables. Ines van Lamsveerde, par exemple, réalise des photos pour Vogue. On peut aussi voir ses œuvres dans des galeries d’art. Harmony Corine fait du cinéma, mais expose aussi ses installations vidéos dans des musées. Quant à Ugo Rondinone, il crée des vitrines pour Vuitton. Tous les mélanges sont possibles.

Et votre relation avec le public ?

La phase du travail communautaire est extrêmement forte, pleine d’émotions et d’échanges. Ces émotions sont très présentes dans le résultat final et ressortent face aux spectateurs. Ce qui me touche le plus, c’est quand on vient me le dire. Les commentaires sont directs et spontanés. Et c’est ce qui me plaît. Je suis toujours très émue quand on me renvoie cette énergie. L’échange que j’ai eu pendant le travail continue après le travail et, je l’espère, se transmet aux gens qui le regardent.