« Construire un théâtre est une preuve de courage politique »

Numéro 10 – Juin 2006

Les Fribourgeois auront-ils un jour un théâtre au cœur de leur ville ? La réponse sortira des urnes le 21 mai prochain, jour où ils se prononceront sur un crédit de 34 millions destiné à la construction d’une salle de spectacle. Ce crédit – déjà en partie accepté par quatre communes de l’agglomération participant au projet – est combattu par un référendum de la droite. Jean-François Steiert, député socialiste, est membre du comité de soutien à la salle de spectacle. Pour lui, le théâtre, attendu depuis de nombreuses années, s’inscrit dans un projet politique cohérent et complémentaire des lieux culturels alentour. Entretien.

Selon vous, pourquoi faut-il un théâtre au centre de Fribourg ?

Notre cité profite d’une aura de ville universitaire par rapport à sa taille, moyenne en termes d’habitants. L’Université marque la vie culturelle à tous les niveaux. Une telle cité vit aussi de lieux forts. Or, le nouveau projet de théâtre donne à la ville de Fribourg un lieu de culture qui est essentiel. Le concept a été fait sur un binôme de deux lieux, l’un, Nuithonie, à Villars-sur-Glâne, et un autre espace au centre ville avec une offre culturelle forte. En misant sur l’intercommunalité, Villars et Fribourg se mettent ensemble dans une logique de centre fort et d’aménagement du territoire pour ne pas dépeupler complètement les centres villes. Il est équitable d’avoir un lieu à Villars-sur-Glâne. En revanche, s’il n’y avait pas l’autre espace au centre, la situation serait profondément insatisfaisante. Une ville vit aussi par son centre. Un arbre qui a de belles branches, mais dont le tronc se dessèche et se vide par l’intérieur, finit par crever.

Et il y a aussi la dimension de l’histoire. Une ville comme Fribourg a eu ses théâtres un certain temps et les a perdus : le Théâtre des Bouchers il y a près de quatre-vingts ans, puis le Théâtre Livio, un lieu magique dans mes souvenirs d’enfance. Le projet de la salle de spectacle vient après une période de famine. On peut certes discuter de l’esthétique des lieux, du choix de l’emplacement ou d’autres aspects particuliers, mais si on vise un projet qui plaît à 100% du public et qui donne l’assurance éternelle de ne comprendre aucun défaut, on ne fera jamais rien. Il ne faut pas idéaliser le projet et attendre, mais utiliser les énergies et les espoirs investis pour réaliser celui-ci.

« Le théâtre sera complémentaire de toutes les salles périphériques »

Le concept est convaincant, notamment parce qu’il accorde autant d’importance à l’offre culturelle future qu’à la construction en tant que telle. Sans oublier que le côté symbolique joue un rôle non négligeable. En politique, il faut certes gérer sainement les affaires de la cité, mais de temps en temps, il faut aussi savoir proposer un brin de folie. C’est ce qui donne de la force à une communauté. On est dans un monde démocratique où on peut décider librement d’un projet porteur de rêve et d’espoir. Si on y renonce totalement, on devient terne et ennuyeux. Je pense que le théâtre s’inscrit dans cette logique de force de vie. Avant toute autre chose, savoir oser donne une force de caractère à un lieu qui est indépendante de ce qu’on y fait.

En quoi la future salle sera-t-elle complémentaire de l’Espace Nuithonie ?

La complémentarité de l’offre culturelle constitue l’essence même du projet à deux sites, et elle sera assurée par un même directeur pour les deux centres. Elle permet de travailler sur les deux lieux en évitant la concurrence. Le taux d’occupation de 90% à l’Espace Nuithonie sur l’ensemble des spectacles qui passent est une grande réussite, mais on s’aperçoit que les lieux sont trop exigus pour certains spectacles et pour l’important public qu’ils drainent, et qu’une partie de l’offre culturelle n’y est pas satisfaite, parce que les lieux ne sont pas adéquats, pour la musique classique, pour l’opéra ou pour d’autres événements culturels plus importants. Pour assumer la complémentarité au quotidien, il faut une personne visionnaire qui puisse développer une offre intéressante des deux côtés.

« Fribourg souffre d’une famine culturelle »

Avec la première année de fonctionnement de l’Espace Nuithonie, Thierry Loup a montré sa capacité à concilier la qualité culturelle, l’innovation et le succès. La future Salle des Grand-Places permettra de rendre ce concept accessible à un public plus large et d’étendre cette vision aux domaines qui n’ont pas encore pu en profiter.

Selon les opposants, le projet serait un gouffre financier pour la ville. Que leur répondez-vous ?

Les opposants – qu’il s’agisse du comité référendaire ou de l’UDC de la Ville – avancent effective­ment des arguments financiers. Mais ces mêmes opposants n’hésitent pas à accepter les frais d’installations sportives. Ces dernières sont nécessaires aussi. Mais pourquoi jouer l’un contre l’autre ? Pourquoi le franc sportif serait un bon investissement et le franc culturel en serait un mauvais ? Ces mêmes forces politiques considèrent comme irresponsables pour les finances de la Ville des dépenses culturelles annuelles supplémentaires de moins d’un million de francs. Mais elles n’ont aucun problème à proposer ou à soutenir, au Grand Conseil, des baisses fiscales pour les personnes les plus aisées qui occasionneraient pour la Ville de Fribourg des pertes annuelles bien plus importantes. Ce n’est pas cohérent.De plus, le canton et la Ville connaissent des finances saines, même si la situation économique reste relativement précaire. Il y a pour Fribourg la nécessité d’acquérir une plus grande vitalité, un plus grand attrait. Pour que les gens s’établissent à Fribourg, il faut une bonne qualité de vie et non seulement un taux d’imposition favorable. Cette qualité de vie présuppose aussi un offre culturelle de qualité.

« Les opposants dénoncent un gouffre financier, mais baissent les impôts pour les riches »

Pour ce projet, les responsables ont déployé une certaine inventivité pour tirer parti des moyens existants. Fribourg a une certaine tradition dans ce domaine, et plusieurs centres culturels qui font aujourd’hui sa notoriété sont partis de presque rien. Cela vaut pour le Centre Fri-Son, qui s’est lancé dans une ancienne usine et attire aujourd’hui un public de tout le pays, mais aussi pour le Théâtre des Osses, dont les pièces font aujourd’hui le tour de la Suisse romande. Il ne s’agit pas, bien sûr, de justifier les budgets culturels parfois trop modestes, mais d’illustrer la nécessité d’un certain courage plutôt que d’un esprit tatillon pour mettre sur pied des projets d’avenir.

La Salle des Grand-Places résulte d’une réflexion approfondie et novatrice tant dans la conception culturelle que dans la conception financière, mais aussi d’une approche pragmatique dans la réalisation. Ainsi, les communes concernées ont approuvé l’implantation du Casino de Fribourg en échange d’un apport financier important pour la culture de l’agglomération, ce qui contribuera à décharger le budget de fonctionnement de la future salle de spectacle. Comme dans le cas de la Loterie Romande, il s’agit d’utiliser, dans la mesure du possible, les bénéfices des jeux pour des tâches d’intérêt public.

La bourgeoisie a refusé de participer – à hauteur de 6 millions – au financement du théâtre…

Elle constitue en quelque sorte une deuxième collectivité publique qui gère des biens communs. Outre sa dimension historique, elle est réservée aujourd’hui à une petite minorité de citoyens, souvent issus de familles anciennes.

« Une ville vit aussi par son centre »

Les nouveaux citoyens n’y jouissent plus du droit de vote depuis quelques années. Dans ce contexte, tout plaide en faveur d’une mise en commun des biens de la commune et de la bourgeoisie, comme le PS l’a d’ailleurs déjà proposé il y a plus de trente ans.

Quelles seraient les conséquences d’un refus le 21 mai prochain ?

Sans dramatiser, on perdrait le temps d’une génération. Il y a eu un énorme investissement d’énergies dans ce projet culturel. Beaucoup de travail a été fait, avec des milieux culturels. On a fait appel à de multiples compétences pour peaufiner différents aspects. C’est un travail sérieux et engagé. Le refus casserait un élan. Ce ne serait pas seulement un arrêt, mais un retour en arrière dans un sens large. Il y a déjà eu des décisions négatives à Fribourg. Il a fallu chaque fois une génération complète pour revenir. Si les adversaires nous disent « non » aujourd’hui en demandant d’attendre que les finances de la Ville se portent mieux, je n’y crois pas. Le prochain projet ne sera pas là avant 2030.


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