Le (cruel) destin du livre

Numéro 11 – Septembre 2006

Les petites librairies se meurent, les éditeurs agonisent, les auteurs tentent de survivre. Rien n’y fait. Le Conseil fédéral persiste et signe : pour lui, le livre est une marchandise comme une autre qui doit s’adapter aux lois du marché. Quant à soutenir les auteurs, les libraires et les éditeurs, il n’y songe même pas. Ce serait promouvoir la culture du « trop d’État ». Analyse.

Dans le milieu où se font et se publient les livres, on doit avoir la sensation d’un disque rayé bloqué sur un seul sillon. Et les réponses sont si inadéquates que rien n’est encore venu donner un coup de pouce (de pousse), afin que le disque change de mélodie. Cela fait maintenant des années qu’on le dit : la littérature n’est pas une marchandise comme les autres et, de la création à la consommation, elle n’obéit que marginalement aux lois du marché. Lorsqu’on la force à se conformer à ces lois, c’est le désastre.

Le débat est ancien, et nous lui avons consacré tout un numéro récemment (lire CEJ n°5). Mais il refait surface parce que, fin juin, le Conseil fédéral a présenté ses conclusions[1] sur la base d’un rapport commandé à la suite d’un postulat sur la question présenté par Vreni Müller-Hemmi, conseillère nationale socialiste, fin 2004[2].

Certes, avec l’évolution de la société et du marché, les choses ont changé pour le livre, disent en résumé ces conclusions. Mais dans l’ensemble tout va très bien, continuons comme ça. L’étude Panorama de la littérature en Suisse, par Josef Trappel et Caroline Uhrmann, de l’Université de Zurich[3], sur laquelle le Conseil fédéral est censé s’être basé, n’est sans doute pas la meilleure possible, mais elle met en garde, propose des pistes, toutes choses qu’on ne retrouve guère dans les conclusions. Cela transparaît tant dans le texte que dans une interview de Pascal Couchepin, notre ministre de la Culture, parue dans le quotidien Le Temps[4].

Le prix unique en question

Mais reprenons les choses par le commencement, c’est-à-dire par le débat sur le prix du livre.
Pendant longtemps, si le prix des livres était le même partout, c’est que la branche l’avait mis en place, le contrôlait et qu’il avait fait, dans un système qui assurait la diversité des œuvres autant que des points de vente, la­rgement ses preuves. La concurrence s’exerçait sur un autre plan : les libraires qui savaient le mieux conseiller leurs clients étaient ceux dont la boutique ou le magasin fonctionnait le mieux. Depuis les années soixante, cette réglementation apparaissait généralement comme une nécessité pour cette branche-là.
Cela a continué jusqu’à ce que la loi sur les cartels, révisée en 1996, refuse au livre un statut particulier.

En aidant le milieu du livre, l’État ne ferait qu’une chose : enrichir notre culture

On peut considérer que c’est là une des conséquences du fait que la politique suisse est étonnamment peu engagée en matière culturelle. En dépit des exemples les plus illustres, le monde politique semble le plus souvent sourd à l’importance de la création culturelle, et particulièrement littéraire, tant pour notre pays que pour son rayonnement à l’étranger.

Quoi qu’il en soit, la non-reconnaissance du livre en tant qu’objet culturel a permis à la Commission de la concurrence d’ordonner, en septembre 1999, l’abrogation de l’accord sur la vente du livre à prix fixe (Sammelrevers), accord en vigueur depuis 1993 pour les livres de langue allemande en Suisse et dans toute la zone germanophone.

Le cas romand

En Suisse romande, à part quelques grandes surfaces, les libraires se sont longtemps conformés aux prix proposés par les diffuseurs. Ces prix ont, depuis toujours, un talon d’Achille que les débats oublient régulièrement : la tabelle. Tous les livres venus de l’étranger sont vendus à un prix qui n’est pas celui du change, mais celui imposé par une tabelle pratiquée par les diffuseurs et à propos de laquelle, au Salon du livre 2003, Pascal Couchepin avait promis d’intervenir[5] : ainsi, 1 euro sera calculé à plus de 2 fr. (au lieu de 1 fr. 50 environ), 1 livre sterling à près de 3 fr. (au lieu de 2 fr. 25 environ) et un dollar jusqu’à 2 fr. 50 (au lieu de 1 fr. 25 environ). Précisons que ces taux s’appliquent à des prix de vente, qui contiennent déjà les marges des diffuseurs et des libraires.

En Suisse, un livre publié en France peut coûter jusqu’à 30% de plus que dans son pays d’origine. Cela a créé un malaise, et ouvert la porte à l’acceptation par le public de la dérégulation des prix qui a explosé avec l’arrivée en Suisse de la FNAC, et qui est en train de provoquer en Suisse romande, n’en déplaise aux conclusions optimistes du Conseil fédéral, une véritable hécatombe de libraires.Or la disparition des librairies n’est pas, quoi qu’on en dise, le signe que la branche se « modernise ». Car la disparition d’une librairie, c’est davantage qu’un magasin qui ferme. Jean Richard, des Éditions d’En bas, a bien exprimé ce que cela signifie : « La mort d’une librairie n’est pas la simple disparition d’un point de vente : il s’agit bel et bien d’un accès à la culture en moins, et pour les éditeurs un lieu en moins pour la diffusion de leur production. »[6]

Lorsqu’on force la littérature à se conformer aux lois du marché, c’est le désastre

Dans les supermarchés de la librairie, les petits éditeurs, la variété, sont négligés au profit des best-sellers ; il n’y a plus de conseils personnalisés : on aide, certes, à trouver des livres, mais le client doit déjà savoir ce qu’il veut.

Le postulat

Mme Müller-Hemmi, dans son postulat du 2 décembre 2004 (contresigné par 28 parlementaires de toutes les régions et de tous les partis du pays) a posé des questions claires. Elle voulait notamment savoir :

  • pour quelles raisons de nombreuses maisons – et des plus renommées – s’en tirent aujourd’hui tout juste, ont dû fermer boutique ou ont été rachetées par des éditeurs étrangers ;
  • quelles conséquences cela a sur la publication, la vente et la distribution – aussi à l’étranger – d’œuvres (littérature, livres pour enfants et pour jeunes, ouvrages pratiques) d’auteurs suisses, en particulier sur les possibilités pour ces derniers de publier des œuvres littéraires ;
  • en quoi la survie des maisons d’édition helvétiques est importante pour la création littéraire en Suisse et pour la vie culturelle du pays, en particulier en Suisse romande, en Suisse italienne et dans les régions de langue romanche ;
  • comment, en se fondant sur des dispositions de la nouvelle loi sur l’encouragement à la culture, la Confédération pourrait, soutenue par les cantons et les communes, arrêter des mesures propres à assurer durablement la promotion du livre et de l’édition.

Réponse inadéquate

À toutes ces questions, le Conseil fédéral fait des réponses descriptives, qu’il semble inutile de résumer ici tant elles semblent ne rien changer au statu quo. Rien n’est dit par exemple sur les conséquences désastreuses de la libéralisation du prix du livre en Suède, il y a trente ans déjà. Rien non plus sur la libéralisation du prix du livre anglophone, qui a provoqué une forte concentration dans l’édition, dont les conséquences sont un renchérissement du prix du livre, et une chasse aux best-sellers éphémères par des éditeurs devenus de véritables industriels, aux dépens de la variété littéraire.

Aucun compte n’est par ailleurs tenu des recommandations que contient, aux pages 31 à 34, l’Étude pourtant mandatée par l’Office fédéral de la culture lui-même : augmentation de l’attrait du livre par des mesures d’accompagnement des auteurs, des éditeurs, des libraires à vocation culturelle.Ces mesures sont aujourd’hui minimes, et, selon les conclusions du rapport, il apparaît clairement qu’elles sont insuffisantes. La réponse du Conseil fédéral à Mme Müller-Hemmi ne contient aucun élément qui laisse deviner qu’on s’apprêterait à faire pour le livre ce qu’on prétend actuellement entreprendre, par exemple, pour le film – en dépit du fait que le livre est un véhicule culturel au moins aussi important que le film.

La peur d’une « culture étatique »

Et Pascal Couchepin, grand lecteur à ce qu’il paraît, que dit-il de tout cela ?
Sa réponse générale est celle du rapport : tout va bien, et si on veut changer les choses, il faut augmenter le nombre de lecteurs et l’attractivité du livre. Comment ?

« Pourquoi les gens achètent-ils moins de livres ? Telle est la question pour moi. Si 40 librairies ont fermé, cela signifie que le public s’y est moins rendu. Est-ce que l’arrivée de grands distributeurs a engendré un transfert du public ? Aux professionnels de la branche de l’analyser. »

Autrement dit, au marché de faire son examen de conscience. Pourtant, Pascal Couchepin est sensible à la disparition d’acteurs culturels telle, par exemple, la Guilde du livre : « (…) Pour moi, elle est presque aussi dramatique que la fermeture de certaines librairies. Elle n’a pas disparu parce que l’État aurait fait une faute, mais parce que cette manière de lire n’est plus. Le marché bouge. »

– Que faire pour que cette histoire ne s’arrête pas ? Est-ce que cela fait partie de la responsabilité de la Confédération de maintenir un tissu d’éditeurs littéraires dans nos régions ? » demandent les interviewers.

– J’avancerais là avec une prudence de Sioux. Est-ce que l’État peut préserver des maisons d’édition par des moyens étatiques ? Quels éditeurs bénéficieraient de l’aide ? J’ai de l’admiration pour ces éditeurs, je serais donc tenté par cette solution. Mais on est là bien proche d’une culture étatique. »

Que va-t-il se passer ? Ce n’est pas clair.

La dérégulation des prix, qui a explosé avec l’arrivée de la FNAC, provoque en Suisse romande une véritable hécatombe de libraires

M. Couchepin, qui ne voit aucun problème à ce qu’on finance un film jusqu’à hauteur de 30 à 50%, et qui sait très bien que maints films suisses n’existeraient pas sans l’aide fédérale, craint que ce qu’il appelle une intervention similaire en matière de livre crée une « culture étatique ». Mais nous serions en danger de culture étatique seulement si l’État dictait le contenu des livres, des films, des œuvres qu’il aide à exister. Nous sommes près d’une « culture étatique » lorsque le Conseil national punit l’artiste Thomas Hirschhorn (et tous les autres avec lui) en coupant 1 million au budget de la culture parce qu’il n’aime pas une œuvre. En aidant auteurs, éditeurs et libraires suisses à vivre, c’est-à-dire à créer, l’État ne ferait qu’une chose : enrichir une culture qui représente certainement pour lui un rayonnement équivalent au rayonnement économique auquel la Suisse est attachée.


[#1] Rapport du Conseil fédéral faisant suite au Po. Müller-Hemmi (04.3653), Promotion du livre et de l’édition, 28.6.2006. Comme tous les documents cités ici, on trouve celui-ci sur le site Internet de la Confédération.

[#2] No 04.3643 – Postulat du 2 décembre 2004 : Promotion du livre et de l’édition

[#3] Étude : Panorama du livre et de la littérature en Suisse, par Josef Trappel et Caroline Uhrmann, IPMZ (Institut für Publizistikwissenschaft und Medienforschung), Université de Zurich

[#4] Par Lisbeth Koutchoumoff et Laurent Wolf, Le Temps du 29 juin 2006

[#5] Discours de Pascal Couchepin, président de la Confédération, Salon international du livre et de la presse, 30 avril 2003 « Si rien ne change dans un délai raisonnable, une intervention de l’État me paraît souhaitable pour réduire ces obstacles cartellaires (le CF parle ici de la tabelle, ndlr). »

[#6] In Du côté d’En-Bas, revue des éd. d’En Bas, déc. 2004