Le jeu brouillé du cinéma romand

Numéro 11 – Septembre 2006

L’ère Bideau s’enclenche sous des signes contradictoires. Nicolas est à lui seul une star qui attire les médias, surtout en Suisse romande. Par conséquent, les médias romands découvrent le cinéma romand. Ils découvrent en particulier le vivier documentaire. Et se mettent à éveiller l’espoir de voir une fiction romande partir à la conquête de son public, avec en point de mire ces 10% de parts de marché que la fiction alémanique (Eugen, Grounding, Vitus, Herbstzeitlosen, etc.) s’octroie en 2005 et 2006. En Suisse romande, la situation est plus chaotique. Allons-nous vers un remake de La Grande Illusion ou vers une Grande Fugue ?

L’existence du documentaire suisse ne s’appuie pas sur une part de marché dans les salles, mais sur son impact international durable, ses ventes internationales aux chaînes de télévision et sa présence dans les festivals spécialisés. Cela incite malheureusement très peu le public suisse à se rendre dans les salles, même s’il arrive que des documentaires fassent en Suisse alémanique des sorties honorables. En Suisse romande en revanche, même si le documentaire représente jusqu’à la moitié des billets vendus, il s’agit de chiffres trop modestes pour nouer une relation durable avec un public stable. Par contre, si le documentaire alémanique a une modeste mais réelle présence dans les salles de cinéma, il n’en a quasi aucune à la télévision. De ce point de vue, le documentaire romand obtient un succès durable sur la double chaîne romande.

Succès à la télévision

Irène Challand, cheffe de l’Unité documentaire à la TSR, s’en est félicitée au cours d’une rencontre avec les réalisateurs invités par l’Association romande du cinéma (ARC) à Lausanne au mois de juin : « Sur les 75 films réalisés en 2003–05, 43 ont été diffusés en prime time, dont 8 sur la TSR. L’expérience se révèle particulièrement concluante, puisque ces films ont obtenu une part de marché de 6 à 8% sur TSR2. »

Le défi du documentaire romand s’énonce ainsi : comment utiliser son impact auprès du public de télévision pour se créer un premier petit public de cinéma ? (À noter que c’est exactement l’inverse du challenge alémanique – bon courage à Nicolas pour dégager les priorités d’une politique documentaire « fédérale » !)

En outre, le terrain, déjà très glissant, de l’exploitation des salles de cinéma romandes est soumis à des secousses sismiques. Si beaucoup de documentaires de petite taille (financement « télévision » mais durée et ambition « cinéma ») disposant de très peu de moyens de promotion ont pu se faufiler dans les salles du bassin lémanique, c’est grâce à une situation économique hautement atypique, extrêmement provisoire : il y avait une surabondance de salles de cinéma à programmer. La supériorité fulgurante des multiplex s’est chargée de resserrer le nœud de la cravate.

Nœud coulant

Comme la boule de cristal de CultureEnJeu l’annonçait en décembre 2005, nous étions à la veille d’une grave crise. Elle n’a pas manqué de se produire en 2006. Aujourd’hui, les salles de cinéma de Lausanne et Genève, sauf quelques niches, appartiennent au monopole Gaumont-Pathé qui domine le marché français, et elles sont programmées selon des méthodes de rentabilité à court terme qui ne laissent plus guère de place aux « exceptions romandes ». Et comme les collectivités publiques se refusent à toute intervention « culturelle » dans ce qui n’est pour elles qu’un « commerce », le cou du cinéma documentaire romand se retrouve dangereusement engagé dans le nœud coulant.
Les salles sont programmées selon des méthodes de rentabilité à court terme.
Les mesures de type chaises musicales annoncées par Nicolas Bideau risquent de donner la chiquenaude qui fera basculer la chaise… Nicolas prend à un secteur de soutien la plupart des moyens qui facilitaient l’accès du marché à tous (Succès cinéma), pour les donner à des outils de promotion réservés à quelques-uns, et qui ne pourront probablement pas grand-chose pour desserrer le nœud : les salles de cinéma se réduisent à quelques multiplex qui n’auront plus de places pour l’authenticité documentaire, le soutien de l’OFC à la promotion, avec si peu de moyens, ne fera pas la différence. Et on ne réussira pas l’assaut d’un marché qui se resserre aussi douloureusement avec un bagage de films documentaires expressément conçus et financés pour un public de cinéma qui se réduit à un ou deux, au mieux trois films par année…

Une caricature de néolibéralisme

La fiction romande, qui végète déjà depuis longtemps à un niveau de deux à quatre long-métrages par an, pâtira elle aussi de ce resserrement drastique du nombre des salles et de la programmation qui transformeront du point de vue cinématographique la Suisse romande en simple région française, sans les moyens étatiques qui permettent à une programmation « art et essai » de se maintenir en marge des grosses machines américaines et françaises. D’un jour à l’autre, le cinéma romand qui jouissait d’un vrai « libéralisme artisanal », recule de plusieurs cases et se retrouve dans une situation « néolibérale » caricaturale, où du libéralisme, il ne reste plus que le monopole. Une situation qui va très vite se révéler bien pire que celle d’une simple région française, car sans aucun correctif d’argent public pour faire distribuer des films « différents », pour assurer une programmation diversifiée.

Il y a là un enjeu vital pour la culture suisse romande, qui dépasse de loin le seul secteur de la création cinéma, puisqu’il touche au « cinéma dans la ville ». Ce sera un des thèmes d’action de l’Association enJEUpublic cet automne, principalement dans les cantons de Vaud et Genève : pousser à ce que les collectivités publiques se préoccupent de la survie des salles de cinéma uniques, abandonnées par les groupes d’exploitation, quand elles se situent dans des lieux clés pour la vie sociale urbaine. Et veiller, parallèlement, à ce qu’elles survivent non seulement pour le grand public, mais aussi pour un public intéressé par le foisonnement des pousses du cinéma suisse et mondial hors des avenues main stream traitées à l’herbicide.