Librairie de l’Univers – « Il n’y a pas de honte à dire qu’on est un marchand »

Numéro 11 – Septembre 2006

Une petite librairie lausannoise palpite au cœur de la ville : la librairie de l’Univers[1]. Ses livres sont rares, anciens, aussi divers et particuliers que des personnes peuvent l’être. À l’étage, une galerie. L’âme des lieux, Marc Agron, fait rayonner la passion de l’art, de la rencontre avec des livres précieux, des artistes et des lecteurs. Il accueille les curieux, venus flairer cet espace voisin d’un magasin de tabac. Comme dans un roman de Georges Simenon.

Comment vous situez-vous dans le monde de la création ?
Je ne suis pas vraiment créateur, sinon de choses non publiées, montrées par-ci par-là. Je me situerais dans la branche la moins populaire de la création artistique, celle des passeurs, même si le mot est galvaudé… Mais je pense que pour qu’un artiste existe – qu’il s’agisse d’un écrivain qu’on va publier ou d’un artiste qu’on va exposer, comme je le fais dans ma galerie – il faut qu’il y ait ces trois éléments : l’artiste, le marchand et le journaliste. On va dire que je suis marchand de tableaux parce que j’expose des artistes. Il n’y a pas de honte à dire qu’on est un marchand. Les plus grands marchands n’ont pas toujours été fréquentables, mais je pense qu’ils ont été nécessaires pour tous les artistes qui ont existé.
Vous êtes un lien entre vos clients qui recherchent les œuvres d’art et les livresanciens et les artistes, dont vous appréciez la qualité. Comment se déroule cet échange ?
On pourrait dire que je suis un passeur parce que je montre ce que j’aime. Il y a des choses que je propose qui ne sont pas commerciales. Elles peuvent intéresser mes clients qui ne sont pas triés, mais qui viennent parce que c’est une galerie particulière, une librairie particulière.
« Ma crainte, dans la vie, c’est de louper les impressionnistes d’aujourd’hui »
Donc, on ne choisit pas nos clients, mais on les choisit quand même, parce qu’ils nous choisissent. D’autres entrent chez nous, pas pour les livres, mais à cause de la cigarette, parce qu’il y a un tabac à côté. Et en entrant, ils découvrent des choses qui sont réunies là parce que nous les aimons.
Les livres continuent à toucher les lecteurs et à être touchés par eux en tant qu’objets qui ont un passé, une vie propre…
Pour les livres rares, le mot conservation associé à la bibliothèque peut avoir une connotation négative à mes yeux. Il faut appartenir à telle catégorie pour le consulter. Un livre doit circuler absolument, être lu. C’est extraordinaire de penser qu’un ouvrage du XVIe siècle, un Montaigne de 1580, a été touché par l’auteur, puisqu’il est d’époque, et qu’il a traversé les siècles, les guerres. Les gens vont pouvoir continuer à le lire. On va certainement spéculer, mettre un prix et cette chose reste vivante.
Dans le domaine de l’art, il y a un équilibre subtil à préserver entre la mémoire des grandes œuvres et l’oubli qui permet de repérer les émergences. Quelle est votre position à ce sujet ?
Les Américains, qui ne sont en rien des modèles, vendent leurs vieux stocks tous les cinquante ans, les œuvres mineures de Renoir, Rembrandt, etc. Parce que les nouveaux talents doivent aussi pouvoir entrer dans les musées. Le musée est nécessaire, mais les galeries aussi. Ils sont complémentaires. Chez moi, on achète pour vendre, mais certains objets ou livres restent chez nous. Ils font partie de nous. C’est ça l’amour de l’art. Mais il n’y a pas d’hypocrisie sur la valeur économique. Ma crainte, dans la vie, c’est de louper les impressionnistes. Il ne faut pas rater les impressionnistes d’aujourd’hui. Je suis ému à la pensée que quelqu’un ait regardé un Pissaro, un Matisse et les ait vus pour la première fois, les ait découverts.
Quelle est votre relation aux artistes et à l’art ?
Dans l’art, il faut que je trouve qu’un livre ou un tableau soient bons. C’est plus intéressant que le beau à mon sens. Je m’occupe d’art moderne et pas d’art contemporain. La mode est aux plasticiens et aux installateurs qui se disent peintres et font de l’art abstrait. C’est trop facile de dire que Duchamp l’a fait… Il faut considérer l’œuvre académique de Duchamp qui l’a amené à l’abstrait. Il ne s’agit pas d’être académique, mais il faut une formation. Procéder par étapes. Regardez une belle façade de Gaudi, enlevez son intervention, il y aura toujours des gens qui habiteront l’immeuble, bien sûr, mais il manquera la folie nécessaire de son univers. Là aussi, il y a une épaisseur de cheminement et d’expérience artistique extraordinaire. L’artiste n’a pas le droit de se tromper, car il est vecteur de pensée.


[#1] La libraire de l’Univers fête ses 10 ans cette année.