Cinéma Bio 72 – Chronique d’un sauvetage citoyen

Numéro 12 – Novembre 2008

Fruit d’une mobilisation acharnée, le sauvetage du cinéma carougeois Bio 72 pose, en filigrane, la question d’un soutien des pouvoirs publics aux salles indépendantes. Retour sur l’histoire d’un combat emblématique.

L’histoire du cinéma Bio à Carouge, dans le canton de Genève, a presque cent ans. C’est en effet en 1912 que la salle, située sur la place du Marché, ouvre ses portes. Elle traverse les époques en portant divers noms (Ideal-Cinéma, Chanteclair-Cinéma, Cinéma-Carouge, Carouge-Cinéma, Vox), jusqu’à son dernier baptême en 1972 lors duquel elle devient le cinéma Bio 72. Le cinéma Bio coule des jours tranquilles, en projetant majoritairement des films « en reprise », jusqu’au milieu des années 1990. L’horizon de la retraite se profile pour l’exploitant du cinéma et les propriétaires du bâtiment envisagent de vendre. Deux types d’associations se saisissent alors du destin du cinéma Bio : des associations de cinéphiles (Cinéma Paradiso et les Amis du cinéma Bio 72) et des associations de défenseurs du patrimoine (Le Boulet et Patrimoine vivant).

Diverses actions sont entamées en parallèle : la demande de classement du bâtiment, le lancement de pétitions adressées au Conseil municipal de Carouge (qui récoltent une première fois 3’000 puis 4’500 signatures), le lancement d’une souscription en vue d’un rachat du bâtiment par une coopérative. Après cette première vague de mobilisation des années 1996 à 2003 et dans le contexte de l’échec de la demande de classement (acceptée au niveau cantonal mais rejetée en recours par le Tribunal fédéral), le Conseil municipal de Carouge se prononce, au printemps 2003, en faveur de l’acquisition du bâtiment en votant un crédit conditionnel. Sur un budget d’achat et de restauration du bâtiment estimé à 2,1 millions de francs, le Conseil municipal entre en matière sur un apport de 800’000 francs, pour autant que le reste du budget soit couvert par d’autres entités privées ou publiques. Au début de l’été 2003, la couverture du budget est problématique, les promesses des partenaires du rachat peinent à se réaliser.

Course contre la montre

Durant la fête des promotions 2003, un groupe de Carougeoises et Carougeois fait le point de la situation du cinéma Bio. Du côté du Conseil municipal, on attend les financements permettant de combler le budget et d’entériner le rachat, alors que dans les rues de la ville courent les rumeurs de négociations entre les propriétaires du bâtiment et des promoteurs privés. La demande de classement mutée en demande de mise à l’inventaire étant toujours en attente, on parle de démolition en vue de construire des logements, un MacDonald’s, des arcades commerciales, etc. Entre un verre de vin blanc et une raclette, il est décidé de donner un coup de fouet à la sauvegarde du cinéma Bio en mobilisant toutes les forces de l’association les Amis du cinéma Bio 72 et en entamant une véritable campagne associant cinéastes et cinéphiles, Carougeois et Genevois.

La première action est l’organisation de La nuit du Bio les 23 et 24 août 2003. Cette séance de cinéma gratuite et géante (de 16h à 2h du matin) s’adresse à tous les publics (programmes enfants, documentaires, courts métrages, longs métrages réalisés par des cinéastes genevois) dans une ambiance conviviale (bar, restauration). Durant cette nuit est lancée une souscription ayant pour objectif de soutenir la commune de Carouge dans le rachat du cinéma Bio. À l’issue de cette belle fête qui a accueilli un nombreux public, les promesses de dons se montent déjà à 42 000 francs. Les souscripteurs forment désormais un grand réseau de soutien (en quelques mois, plus de 400 personnes ont intégré le réseau de souscripteurs[1]), qui est tenu informé de l’avancement de la campagne de sauvetage par l’entremise d’un site web tenu très régulièrement à jour et par l’envoi d’informations par courrier électronique[2]. Afin de préserver une activité dans le cinéma, Agora Cinéma accepte d’exploiter la salle jusqu’à l’issue de la campagne. Durant cette période, l’association les Amis du Bio contribue à créer des échanges entre le milieu associatif et culturel carougeois et le cinéma (par exemple prolonger la manifestation Le parcours céramique par des films sur la céramique au cinéma Bio).

Nouvelles rumeurs

La mobilisation porte ses premiers fruits en novembre 2003, le Conseil municipal de Carouge décidant d’élargir le crédit accordé au rachat du cinéma Bio. Mais rien n’est simple dans le riant monde de la politique : un référendum est lancé par les partis bourgeois. À nouveau, les rues carougeoises s’animent de rumeurs et conjectures (« Il paraît qu’on va couper les crédits de la crèche pour acheter le cinéma »). Le référendum aboutit, et les Amis du Bio ont un gros coup de fatigue. Qu’importe, la votation populaire est fixée au 18 avril 2004 et il faut remettre l’ouvrage sur le métier. Les Amis du Bio participent activement à la campagne en vue de la votation (collaboration avec les partis soutenant le rachat du cinéma par la commune, rédaction et distribution de tracts, prise de position et affiche commune avec sept associations[3]). L’action la plus originale a lieu le 27 mars 2004 : grâce au soutien de l’Association AT70, les Amis du Bio affrètent le Tram bleu (vieux tram genevois) et transforment sa remorque en cinéma roulant. Là encore, les cinéastes genevois sont au rendez-vous et prêtent gracieusement leurs films qui sont projetés durant une journée entre l’arrêt Place du Marché et l’arrêt Rond-point de Plainpalais (une séance = un aller-retour). Le 18 avril 2004, le « oui » au rachat du cinéma Bio par la commune de Carouge l’emporte par 56% des voix. Le 26 mai 2004, l’acte de vente est signé. Le 1er juillet 2004, l’association les Amis du Bio remet un chèque de 53 818,50 francs à la commune de Carouge, représentant le soutien financier citoyen de centaines d’amoureux du cinéma.

En automne 2004, le bâtiment abritant le cinéma Bio est confié à la Fondation du cinéma Bio Carouge. Cette Fondation, composée de représentants des partis politiques, de représentants des milieux professionnels du cinéma et de représentants des milieux associatifs carougeois, a pour mission de trouver les crédits nécessaires à la rénovation du cinéma et de mener à bien celle-ci ainsi que de trouver un exploitant assurant à la fois une exploitation diversifiée de qualité et un équilibre financier[4]. La suite de l’histoire du cinéma Bio est donc entre ses mains.

Épilogue et prospective

Le sauvetage du cinéma Bio a quelque chose d’exemplaire. On peut ainsi considérer que la mobilisation conjuguée de cinéphiles et de professionnels du cinéma a été exceptionnelle. Mais l’enjeu véritable dépasse la question, parfois teintée de nostalgie voire d’esprit de chapelle local (« notre » cinéma), des salles de quartier et de leur public. En effet, les cinéastes romands commencent à prendre conscience de la nécessité de l’existence de salles dites « de quartier » et d’un réseau d’exploitants plus ou moins « indépendants » qui puissent offrir un écran et un public pour leurs films. Le sauvetage du cinéma Bio déborde donc du cadre carougeois pour poser une question cruciale pour l’avenir du cinéma suisse : s’il n’y a plus de salles de cinéma prêtes à accueillir des films suisses, et donc plus de public fidélisé et bienveillant à l’égard de ce type de films, qu’allons-nous faire de nos films ? Et cette question s’adresse alors directement aux pouvoirs publics (communes, cantons, confédération) : à quoi cela sert-il de financer un film suisse du berceau (écriture du scénario) jusqu’à sa maturité (aide à la distribution), pour ensuite laisser ce film devenir un sans-abri par manque de salles potentiellement prêtes à l’héberger ?

À l’avenir, le soutien au cinéma suisse devra inévitablement passer par un soutien aux salles de cinéma – un soutien non à l’activité en tant que telle, mais pragmatiquement au bâtiment qui permet l’activité. Pour ce faire, il convient de réfuter l’association fallacieuse qui fait d’une salle de cinéma un commerce, au même titre que n’importe quel autre lieu de vente de biens et services (association qui participe de la même logique que la ritournelle du cinéma comme « art industriel »). À l’instar d’autres arts (théâtre, danse, musique), le cinéma devra être repensé dans le cadre d’une politique publique va au-delà de la question de la création[5]. Pourquoi une ville aurait-elle sa salle de théâtre, sa salle de concert, et pas sa salle de cinéma ? Le rachat du cinéma Bio par la commune de Carouge serait ainsi la première pierre apposée à l’édifice d’une nouvelle logique publique en matière de cinéma.


[#1] Les promesses de dons vont, en moyenne, de 50 à 1’000 francs.

[#2] Les actions de l’association les Amis du Bio, ainsi que l’ensemble de la campagne 2003–04 a été fortement relayée par les médias locaux (presse et télévision locale).

[#3] La prise de position et l’affiche pour le « oui » réunissait les associations suivantes : les Amis du cinéma Bio 72, Fonction : Cinéma, la Baguette magique, la coopérative Cinéma Paradiso, la Société d’art public, Action patrimoine vivant, le Conseil des femmes de Carouge, le Boulet.

[#4] Lors de la campagne en vue de la votation, les milieux et partis en faveur du rachat du cinéma se sont engagés à ce que jamais aucune subvention de fonctionnement pour le cinéma ne soit demandée à la commune de Carouge.

[#5] C’est d’ailleurs le message véhiculé par l’une des affiches de la campagne précédant le vote de 2004 : « Le 18 avril, la commune de Carouge et le cinéma se diront oui » (affiche de l’Alliance de gauche).

L’auteure remercie Jean-Marc Richard, membre de l’association les Amis du cinéma Bio 72 et membre de la Fondation du cinéma Bio Carouge pour son travail d’archivage sur l’histoire du cinéma Bio, et en particulier sur la période 2003–05. Les informations disponibles sur le site web de l’association les Amis du cinéma Bio ont été très utiles pour restituer la chronologie des événements à l’occasion du présent article.