Écrivain : profession peu lucrative ?

Numéro 12 – Novembre 2008

Combien d’écrivains, en Suisse, peuvent-ils vivre de leur plume ? À Zurich, l’exposition Brotlos dégonfle le mythe selon lequel les auteurs, au premier livre publié, atteignent gloire et fortune.

L’argent est comme un sixième sens,
sans lequel il est impossible
d’user à fond des cinq autres.

William Somerset Maugham

Lorsque l’exposition Brotlos (intraduisible – brotlose Kunst est une expression qui signifie métier peu lucratif) était à Berne, des portraits d’auteurs suisses célèbres vous regardaient en souriant, tous avaient l’air bien nourri, heureux – les écrivains idéaux tels qu’on se les représente. On lisait ensuite les textes qui les concernaient, et on se rendait compte que pour écrire, ils avaient tiré le diable par la queue en dépit des apparences.

Certains avaient eu de la chance : une fortune personnelle, un(e) conjoint(e) qui travaillait pour eux, un mécène – mais pour la plupart, une unique alternative : la misère, ou alors exercer un autre métier pour gagner sa vie.Une statistique récente indique que sur plusieurs milliers d’écrivains publiés en France, une cinquantaine seulement vivent authentiquement de leurs livres – tous les autres travaillent à autre chose pour boucler leurs fins de mois.
En Suisse, à part Agota Kristof, Frisch et Dürrenmatt, qui ?

Le miracle de la « Vieille dame »

Il y a les auteurs comme la soussignée, qui ont décidé d’entrée de travailler à mi-temps pour avoir le temps d’écrire. Cela implique plusieurs choses : qu’on ait un métier suffisamment bien payé pour qu’un demi-salaire suffise, qu’on accepte de sacrifier un certain confort, et qu’on trouve un employeur disposé à accorder le mi-temps.

En France, seuls 50 écrivains vivent de leurs livres. Les autres travaillent à côté pour boucler leurs fins de mois.

Il y a les auteurs qui exercent un métier (enseignant, généralement) qui laisse en soi suffisamment de temps pour écrire. Jacques-Etienne Bovard, qui est dans un tel cas (il enseigne dans un gymnase lausannois), se qualifie d’« écrivain du dimanche ». Max Frisch était architecte, et a longtemps vécu de ce métier-là tout en écrivant.

Il y a les auteurs qui vivent, pour ainsi dire, de la charité publique : curieusement, c’était le cas de Friedrich Dürrenmatt jusqu’au succès phénoménal de La Visite de la vieille dame : il en avait appelé aux autorités, jusqu’au Conseil fédéral, pour obtenir une bourse – qui à l’époque n’existait pas. Et à force de ténacité (ou d’énergie du désespoir, il avait trois petits enfants à nourrir et besoin de temps pour écrire), il a survécu pendant les années difficiles.

Mais le miracle de la Vieille dame ne se produit pas tous les jours, il est même rarissime.

Keller, Meyer, Cingria et les autres

L’exposition de Zurich est un peu différente de celle de Berne, et comprend de nombreux documents inédits ; elle prend pour exemple le Zurichois Gottfried Keller (1819–1890), qui ne gagne qu’une somme modeste pour son premier chef-d’œuvre, Henri le Vert, en 1854. Il a 35 ans. Ce n’est qu’en 1873 qu’il gagnera une somme relativement importante avec Les gens de Seldwyla. Il vivait de son salaire de greffier municipal. L’exposition donne dans le détail la situation financière de Keller tout au long de sa vie. C’est intéressant parce qu’il est rarement possible d’avoir une telle vue d’ensemble des moyens d’un écrivain.

En 2005, la Suisse aurait déboursé 3,4 millions de francs pour les auteurs. Ah bon ?

L’exposition montre aussi avec précision les finances de Conrad Ferdinand Meyer (1825–1898), dont le cas est différent : Meyer venait d’une famille fortunée et n’a pas eu à se battre pour avoir les moyens d’écrire. Mais chez lui, comme chez Dürrenmatt ou chez Keller, l’argent joue un rôle central – car tout lyrique qu’il fût, Meyer savait bien qu’il s’agissait là du mètre auquel on mesure la valeur de toutes choses. Il partait du principe que « tout travailleur mérite son salaire » (déclaration plus pointue que l’habituel « tout travail mérite salaire »). Mais le travailleur Meyer a dû attendre longtemps sa rémunération – heureusement qu’il avait de quoi vivre : alors qu’il publie depuis sa prime jeunesse, les premiers honoraires dignes de ce nom arrivent lorsqu’il a 51 ans.

De Charles-Albert Cingria à Corinna S. Bille, en passant par Anne-Marie Schwarzenbach ou Alice Ceresa, Brotlos dégonfle ainsi le mythe encore si répandu de l’écrivain qui, au premier livre publié, atteint la gloire et la fortune. Au contraire, au fil des histoires personnelles, on se rend compte que l’écriture, qui est un métier épuisant si on veut l’exercer à fond, ne nourrit que rarissimement son homme.

Une contradiction

À la fin de l’exposition, il y a un coin intitulé « L’encouragement de la littérature aujourd’hui ». On y apprend les résultats d’une enquête faite tout exprès pour cette exposition : en 2005, la Suisse (Confédération, cantons, Villes, fondations, etc.) aurait déboursé 13 millions pour la littérature. De cette somme, 3,4 millions seraient allés aux écrivains. Ah bon ? Comment explique-t-on alors les coupes dans les subventions à la traduction, si essentielles dans un pays comme le nôtre ? La diminution des aides un peu partout ?

On serait curieux d’apprendre par ailleurs comment on a dépensé les autres 9,6 millions, mais on ne nous le dit pas. Et l’exposition conclut : « Si on prétend une fois encore que la littérature est en crise, cela ne peut pas être imputé à la pauvreté des subventions. » Les auteurs qui voient leurs demandes si souvent refusées apprécieront. Après quoi cette conclusion reconnaît que les aides sont souvent distribuées dans le désordre et fait une vague allusion au débat politique sur l’opportunité d’aider la création artistique.

Conclusion décevante d’une exposition intéressante, dont on a la sensation que les organisateurs eux-mêmes n’ont pas osé aller au bout de leur propos.


Le catalogue de l’exposition (en allemand)