Librairies et cinémas, mêmes dégâts

Numéro 12 – Novembre 2008

Il était une fois une ville qui voyait ses cordonniers et ses épiciers, ses opticiens et ses fleuristes mettre la clé sous la porte les uns après les autres. Et les bons bourgeois qui la dirigeaient fermaient les yeux… Ce conte, les petits citadins helvétiques peuvent le déchiffrer chaque jour sur les façades de nos rues. Le phénomène a même été calculé sur une période de seize ans : un commerce de détail sur cinq en moins dans les rues de Lausanne, et même un sur trois dans celles de Zurich[1]. Une petite librairie qui ferme, c’est un trésor d’essences rares qui disparaît sans bruit dans la forêt urbaine. La ville perd des odeurs naturelles qu’elle substituera par des sprays synthétiques : les mêmes à Paris, Londres, New York… Et lentement, dans ces effluves et ces rayonnages uniformisés, la vie en ville perd de sa singularité, les gens rêvent d’ailleurs, une forme de déprime urbaine s’installe. L’ensemble de la population – lecteurs ou pas – y perd, l’ensemble des commerçants en dehors des grandes surfaces, y perd aussi. Comme les restaurants et les cinémas, les librairies contribuent à l’animation de la vie culturelle urbaine[2]. Si les villes perdent leur âme, ne nous illusionnons pas, les conséquences sociales se répercutent bien au-delà des pertes économiques. Mais si les scènes (théâtre, musique classique, opéra, danse), grâce à l’aide financière déjà instaurée de longue date par la collectivité, tiennent relativement le coup, les salles de cinéma ne résistent pas mieux que les librairies, et subissent le sort des petits commerçants, inexorablement effacés de la carte urbaine par les grandes surfaces. Inexorablement ? Et si l’on appelait le Petit Poucet à la rescousse ?

Une librairie, c’est une bibliothèque qui vend, et qui appartient à un privé au lieu d’être municipale ou cantonale. Mais il y a belle lurette que la petite librairie n’est plus un commerce lucratif. C’est une passion. Ces privés ne font rien d’autre que du service au public. Et pourtant, Couchepin et tant d’autres ne les considèrent pas comme un « service public », sous prétexte qu’il y a une caisse à la sortie. Et, chez ceux qui ne lisent jamais, l’annonce « liquidation » collée sur la vitrine du petit libraire n’éveille pas plus d’attention que s’il s’agissait de n’importe quel artisan.

Mauvaise foi

Quant à ceux à qui il arrive d’ouvrir un bouquin, ils se disent qu’ils iront, ma foi, chercher ce qu’il leur faut sous l’éclairage uniforme du supermarché, entre baskets et sodas. Mais tous sont gravement perdants. Car avec une librairie, ce n’est pas seulement l’aspect « local », des emplois et un savoir-faire artisanal qui disparaissent, mais toute une chaîne qui affecte la biodiversité du savoir et du goût humains. Même ceux qui ne lisent pas peuvent avoir des rejetons qui lisent, et eux non plus ne trouveront pas la diversité qui ne subsiste qu’au hasard des goûts dans les rayons irréguliers des librairies qui « gardent en stock ». Et ne parlons pas de remplacer tout cela par Internet… plus efficace pour retrouver des ouvrages épuisés que pour s’y retrouver dans la montagne des parutions récentes.

La mauvaise foi des parlementaires opposés au prix unique du livre rejoint celle de Pascal Couchepin : sous prétexte que cette mesure n’est pas suffisante, ils la… rejettent ! Certes, le prix unique du livre, qui semble en voie de trouver le soutien du Conseil national, est une mesure importante, mais pas suffisante pour enrayer la disparition des petites librairies.

Le prix unique du livre ne peut suffire à lui seul, il faut envisager un soutien de la collectivité par des subventions directes ou indirectes aux librairies. Chaque ville devrait étudier un dispositif pour maintenir le service public de ses besoins en librairies, au nom du caractère non rentable mais nécessaire à la communauté urbaine de ce « petit commerce » qui n’en est pas un.

La diversité rétrécit

Dans les rayons de vente, les livres ne brillent pas par leur absence. Les DVD et les CD non plus. Tout désormais rapproche ces trois objets dans le paysage culturel, de plus en plus marqué par le ravage des tsunamis incessants : les livres, les DVD et les CD appuyés par une campagne médiatique mondiale.

Le prix unique du livre ne suffit pas, il faut un soutien de la collectivité aux librairies

Si la production des éditeurs suisses occupe encore un rayon de livres sur cinq, dénicher un DVD ou un CD suisse est une aventure nettement plus hasardeuse. Les trois sont menacés d’une érosion, voire d’une disparition pure et simple de leur propre « marché ».

La diffusion du livre, du DVD et du CD édités en Suisse doit être encouragée par un fonds de soutien régional. Pour ne pas subventionner des stocks d’invendus, les titres ne devraient être soutenus que lors de la vente, par une aide répartie entre le vendeur, l’éditeur et l’acheteur.

Pour un soutien à l’acheteur (et donc au marché de produits suisses), une carte de fidélité pourrait être proposée aux membres d’un Club consacré au livre-DVD-CD suisse romand – extensible au billet de cinéma. Cette carte donnerait droit à des réductions – comme les multiplex qui pratiquent des cartes d’abonnements, les cartes des chaînes de supermarchés, etc. Ensuite, ce serait au Club de rembourser la différence aux commerçants. Il serait facile ensuite d’intéresser l’acheteur à la diffusion du livre ou du DVD-CD qu’il se procure, en lui offrant un deuxième exemplaire gratuit (ou un autre titre dans une collection suisse) qui ne devient valable qu’au moment où le titre dépasse un objectif de vente dans un délai et un lieu donnés ! Une façon de « booster » le bouche-à-oreille grâce à un fonds romand alimenté par les collectivités publiques, la Loterie romande et une taxe sur les ventes de TOUS les titres.

Villes sans âme

Lorsque la nuit tombe sur la ville, la transhumance des écrans de cinéma vers la périphérie et les multiplex nichés au cœur des centres commerciaux a des effets encore plus délétères sur la qualité de la vie urbaine. Des rues entières s’éteignent, se désertifient… Les salles de cinéma uniques sont devenues de moins en moins rentables. Mais les édiles continueront sans doute à considérer que le cinéma est un commerce pur jusqu’à ce que le dernier écran unique ait disparu et soit… revenu à la mode ! Après quelques années de débat autour d’une situation pléthorique, les Lausannois sont passés en quelques mois à une situation de pénurie.

Même le multiplex des Galeries du cinéma, pourtant situé en plein centre de Lausanne, n’a pas un avenir évident. Idem pour les Grottes et le Rialto-Cornavin et, à un autre titre, les Scala à Genève. Il faut impérativement que les édiles de chaque ville définissent avec la participation de la profession un plan de priorité pour les salles de cinéma qui doivent subsister, ou même envisager une réouverture à brève échéance de salles fermées qui n’ont pas trouvé de réaffectation.

Le Bio 72, l’exemple parfait

Le cinéma Bio à Carouge en est l’exemple le plus parfait (lire pages suivantes). D’abord par les énergies soulevées. Mais aussi par les contradictions qui restent à surmonter : la salle est certes sauvée, mais quid de sa programmation ? En termes de rentabilité, on se retrouve à la case départ : si l’exploitation purement commerciale était possible, le Bio n’aurait pas fermé… Il faut donc obligatoirement envisager un soutien à la programmation – mais sans la Ville de Carouge qui estime en faire assez en finançant la salle. La solution du « problème Bio » passe donc par une nouvelle forme d’aide publique à la diversité, forcément conçue à l’échelle de la collectivité genevoise toute entière. Il faut envisager un soutien à une programmation réellement diversifiée, de manière équivalente pour toutes les salles du canton, sous la forme de « chèques de diversification ». Ainsi, on n’aidera pas seulement une salle comme le Bio à renaître de ses cendres, mais des salles existantes à ne pas capituler. Ainsi, on pourrait passer à Lausanne, d’une aide municipale partielle à des écrans microscopiques (Oblo, Zinema, voire Bellevaux à travers la Loterie romande), à une aide à de grandes salles qui font leur come-back comme l’Atlantic, voire le Capitole (en grand péril) – sans exclure une aide également aux Galeries pour leur programmation la plus pointue.

Créons un Club consacré au livre-DVD-CD suisse romand avec une carte de fidélité

Si l’on se demande quelle forme pourrait prendre cette aide, la réponse est simple : greffons-nous sur un système qui existe depuis plusieurs années et a fait ses preuves : « Succès cinéma », géré par l’Office fédéral de la culture. Ainsi, une somme globale (cantons, communes et Loterie romande, voire OFC) serait répartie chaque année entre tous les exploitants au prorata des films agréés au titre de la diversité : films suisses bien sûr, mais également les films du Sud, les films d’auteur, etc., en se calquant sur le système « Succès cinéma » existant déjà pour les films suisses.

Du côté du public, évidemment, le Club de fidélité livre-CD-DVD pourrait être étendu à l’écran de cinéma et offrir les mêmes rabais sur les billets de cinéma, et aider ainsi à la programmation des films suisses.

Le même problème se pose à Lausanne et dans nombre d’autres villes petites et grandes (qu’on pense à La Côte : Nyon, Morges, Aubonne). Il serait plus que rationnel d’instaurer, non pas une aide par Ville ou par canton, mais un système d’emblée conçu à l’échelle romande, avec adhésion progressive des Villes et des cantons, selon un mode de contribution qui a déjà fait ses preuves dans le cadre de Regio films – où, il est vrai, c’est la contribution essentielle de la Loterie romande qui assure la cohésion et l’expansion de l’ensemble…


[#1] Étude 1985–2001 commandée à la HEG de Lausanne. Lausanne a perdu 20% de ses commerces de détail, la banlieue lausannoise en a récupéré 14%.

[#2] Les librairies devraient pouvoir être au bénéfice du même régime d’ouverture que les bibliothèques.