Scènes romandes, La tournée générale…
Par Joël Aguet et Frédéric Gonseth, avec le concours de Sima Dakkus, Marco Polli, Christophe Arnould et Nathalie Pfeiffer.
Ils tournent ! Voilà une caractéristique qui devrait être désormais plus commune aux spectacles romands. D’abord pour qu’ils connaissent une plus longue vie. Il devient de plus en plus opportun d’y songer, alors qu’un grand mouvement se développe au sein de la profession théâtrale, pour encourager la professionnalisation et le développement de notre « marché intérieur ». Il devient essentiel de mieux faire connaître nos principales réalisations et de promouvoir les artistes qui travaillent ici. Des gens du théâtre, de la scène et du cinéma, au sein de l’association enJEUpublic se sont mis au travail en 2006 pour élaborer un outil incitatif destiné à faciliter la tournée des spectacles en Suisse romande, en s’inspirant de l’expérience du cinéma. Le projet passe maintenant à une vitesse supérieure avec l’entrée en lice des représentants de la branche : lieux d’accueil, fonds de soutien, producteurs de spectacles et comédiens.
Le grand plaisir de la tournée est de présenter ailleurs un spectacle qui se trouve être généralement meilleur à être repris, « réchauffé », à l’instar de certains bons plats cuisinés à l’ancienne. Les comédiens portent le poids du texte, affrontent les regards et suscitent des réactions. Ils peuvent, en tournée, tester les permanences ou les différences, d’un lieu à l’autre. Tourner, cela signifie entre autres choses montrer un savoir-faire suffisamment particulier pour susciter ailleurs l’envie d’en découvrir les secrets de fabrication. Cela veut dire aussi se relier à d’autres publics.
Ce projet retrouve une initiative amorcée par le Syndicat des comédiens et rejoint plusieurs espoirs en train d’être mis en chantier, notamment par des associations faîtières comme la Corodis[1], Basis (Bureau des arts de la scène pour les indépendants du spectacle) et Artos (Association romande technique organisation spectacles), l’Union des théâtres romands[2] (UTR) et le Pool[3]. De nombreux autres professionnels attendaient quelque chose de cet ordre, qui ne remette rien de ce qui existe en cause, notamment les deux outils d’aide à la coproduction et à la tournée de la Corodis, mais avec des moyens financiers nouveaux, supplémentaires, qui permettent aux gens du spectacle vivant de montrer leurs réalisations dans davantage de lieux et ailleurs qu’auprès de leur public habituel.
Seule l’aide automatique garantit des règles du jeu égales pour tous
Bien sûr, ce doit être de l’argent « en plus » et non plus une incitation pour les subventionneurs officiels à diminuer leur participation aux outils existants ! Cet apport financier devrait être à la fois calculable immédiatement par les bénéficiaires en fonction des caractéristiques du spectacle et des lieux où il se joue, et à partir de tabelles fixées à l’avance répertoriant les lieux d’accueil. Ces lieux doivent également obtenir une subvention automatique. Le système pourra ainsi stimuler non seulement les compagnies à tourner davantage, mais les lieux à recevoir plus de spectacles en tournée. Le contrat qui se noue entre un spectacle et un lieu donne naissance de manière instantanée à une subvention coupée en deux parties (pas forcément égales), une pour le producteur et une pour le lieu.
Et pourtant… elle(s) tourne(nt) !
Plusieurs théâtres de Suisse romande ont déjà une longue pratique de la tournée, qui entre pour une part non négligeable dans leur activité, voire en est un corollaire : on peut évoquer ainsi des structures décentrées pour lesquelles il a toujours été vital de le faire, comme à Neuchâtel le Théâtre Populaire Romand ou à Fribourg le Théâtre des Osses, mais aussi des compagnies qui développent depuis plusieurs années de semblables stratégies à long terme. Ceux-là ont bien sûr une longueur d’avance et bénéficieraient à l’évidence d’emblée du nouveau fonds régional pour le théâtre – dont la forme et la fonction restent à déterminer –, susceptible même de leur permettre des spectacles un peu plus importants et coûteux qu’il n’est possible de le faire aujourd’hui. Pourtant, imaginer que leurs spectacles ne seraient plus la seule présence romande à entrer occasionnellement dans les programmes de la plupart des lieux d’accueils de Suisse romande offrirait un vrai changement de perspective. Un spectacle qui s’est fait connaître avec succès à travers le pays et ses publics divers fait acquérir non seulement de la notoriété à ses concepteurs et à ceux qui le présentent, mais gagne aussi peu à peu de l’attention et de l’audience pour toutes les autres productions de même provenance.
Un beau spectacle implique le concours de nombreuses compétences techniques et artistiques. Et pourtant, cela ne suffit pas pour qu’une réussite flagrante soit présentée ailleurs que dans son lieu de production. Il y faut encore toute une gamme d’actions supplémentaires et une volonté particulière. Voici un enjeu majeur pour la promotion de la diversité culturelle. Parce qu’à de rares exceptions près, on se connaît peu et mal, d’un canton à l’autre. Le Genevois sait-il ce qui se produit d’intéressant à Neuchâtel (à la fois dans le haut et dans le bas du canton), le Lausannois en Valais ? Et pourtant, découvrir le travail de nos proches voisins mérite souvent le déplacement. Pourquoi ne pas les faire venir ? De même et à de notables exceptions près, peu de bonnes réalisations produites sur le territoire genevois se développent en tournée romande. Sans parler de l’étranger. Pour l’instant, il n’y a presque rien à gagner du point de vue des instances subventionnantes ni de la presse à montrer plus largement son travail. Cependant, il se produit en Suisse romande, bon an mal an plusieurs centaines de spectacles dont beaucoup mériteraient d’être vus ailleurs : quel est le mécanisme qui dissuade de diffuser davantage ces réalisations ? En Suisse d’abord, en francophonie, voire plus loin encore ? Nos spectacles coûtent-ils trop cher ? Il devrait être bientôt possible de trouver une solution à cette aberration économique.
Vous avez dit automatique ?
Sans rien ôter à l’intérêt d’obtenir l’aide sélective aux tournées proposées actuellement aux productions romandes par la Corodis, le nouveau fonds régional pour le théâtre permettra d’apporter automatiquement une part de subventionnement subsidiaire, qui permettra de boucler le financement de projets qui sans cela n’auraient peut-être pas pu se réaliser. Encore faut-il que le spectacle puisse être joué dans de bonnes conditions dans d’autres lieux, d’autres cantons. C’est là que le nouvel outil intervient.
Le caractère automatique de cette aide reporte le problème de la sélection des projets sur les autres instances subventionnantes et sur les directeurs de salles que les producteurs parviendront à convaincre et qui seront d’accord de s’engager à les programmer. Chacun connaît le problème de retenir une équipe pour des dates de production, et de rassembler à nouveau les mêmes plus tard, lorsqu’une tournée devient enfin possible. Développer des projets en se souciant d’avance d’une tournée prolongeant les dates d’engagement signifie un peu plus de travail en amont pour les organisateurs, mais aussi ensuite pour les comédiens.
Le nouveau Fonds donnera un élan aux productions de notre région et renforcera le marché culturel
Ce système exigera de la délicatesse, pour être le plus juste possible sans être trop compliqué ni introduire d’effets pervers. L’expérience du cinéma ne sera pas inutile. Cet outil ne devrait pas se contenter d’aider ceux qui sont déjà parvenus à s’aider eux-mêmes, mais multiplier les occasions de rencontres et de collaborations entre des directeurs de salles et de compagnies, des lieux et des équipes de production qui ne se seraient pas trouvés sans cette incitation. Ce fonds devrait développer des possibilités de tournée qui n’existent pas encore aujourd’hui et gagner peu à peu de nouveaux publics pour les productions de nos régions.
Seule l’aide automatique peut permettre d’atteindre réellement ce but, car en garantissant des règles du jeu égales pour tous, par sa simplicité et son immédiateté, elle va donner une immense « bougeotte » aux créateurs de la scène romande. La promesse d’une plus grande diffusion du spectacle permet l’allongement de la durée d’un même travail. Avant même que le spectacle soit montrable, grâce au simple accord d’un lieu qui reprendrait la réalisation, les producteurs de théâtre pourront anticiper dans leur plan de financement une recette supplémentaire, leur permettant d’engager par contrat leur équipe sur des durées plus longues et de prolonger ainsi la vie de leurs spectacles.
Les scènes romandes en réseau
Les relations nouvelles qui se noueront ainsi à travers la Suisse romande en raison de cette nouvelle possibilité de financement vont consolider le réseau des scènes culturelles dans ce pays. Ce nouveau savoir-faire en matière de tournées pourra favoriser une présence culturelle plus fréquente de nos réalisations hors de Suisse. Ce système devrait aussi permettre d’amoindrir les conflits et les rivalités à l’intérieur de la branche, même s’il donne l’impression de stimuler une concurrence sur un « marché », par la simple nécessité où chacun va se trouver de devoir se parler. Avec l’automatisme, tout le monde dépend de la somme globale réunie annuellement par le fonds et non pas de décisions arbitraires de répartition. La profession ne peut que se sentir globalement concernée par les sommes décrochées auprès des pouvoirs publics et de la Loterie romande pour cette aide.
Expérience faite avec le Fonds Regio films, l’automatisme développe aussi la professionnalisation des dossiers de production. Parce qu’il faut « vendre » le spectacle à l’avance aux lieux de tournée, il s’agit de présenter son projet à d’autres professionnels qui ne s’en laisseront pas compter et demandent à être convaincus. C’est le pendant d’une meilleure rentabilisation du spectacle monté. Cela poussera aussi les producteurs à fidéliser les collaborations pour garantir de meilleurs dossiers. L’entreprise ne peut que pousser les metteurs en scènes et les comédiens à se responsabiliser, comme producteurs de spectacles et comme employeurs. Des barèmes d’applications devraient faire beaucoup pour que les contrats se souviennent des tarifs défendus par le syndicat de la profession. Avec ce nouvel apport d’argent, il n’y a que des gagnants.
L’art de plaire ailleurs
Dans le fonctionnement pratique, il faudra pouvoir labelliser les lieux d’accueil, afin de rendre l’accès à l’automatisme contrôlable, responsable et éviter l’apparition de salles improbables. Un inventaire de ces lieux et de leurs caractéristiques devrait être aussi un gain général. Rappelons-nous que la dernière entreprise du genre remonte au Rapport Biner de 1978. Pour la structure à créer, une association a l’avantage de regrouper les agents concernés, mais cette association doit être voulue par tous et être le fruit d’un consensus de toute la branche.
Tout l’intérêt et la nouveauté essentielle de ce fonds est dans son caractère « automatique ». Il doit permettre de donner un nouvel élan aux productions de notre région, de renforcer ainsi un marché culturel, c’est-à-dire à terme de mieux nous connaître nous-mêmes, de mieux connaître ce pays et son impressionnant maillage de belles salles de toutes tailles. Il permettra aussi aux artistes de mieux se faire connaître et d’ouvrir ou de poursuivre une réflexion sur l’art de plaire ailleurs…
[#1] La Corodis est la Commission romande de diffusion des spectacles (financée par les cantons et la Loterie Romande)
[#2] L’UTR regroupe les grands théâtres institutionnels de production théâtrale en Suisse romande
[#3] Le Pool regroupe surtout des salles d’accueil