« Malgré les résistances, il faut imposer une certaine vision de la culture »

Numéro 13 – Mars 2007

Depuis trois ans, Anne-Catherine Sutermeister dirige la section francophone de l’Office des affaires culturelles du canton de Berne. Une occasion à saisir pour faire le point sur les spécificités de la politique culturelle d’un canton bilingue qui soutient sa minorité linguistique. Cette ancienne responsable de la diffusion au Théâtre de Vidy revient sur une particularité unique en Suisse et livre ici sa vision de la culture dans un contexte parfois tendu entre les deux communautés. Entretien.

Pour quelle raison existe-t-il une section francophone à l’Office des affaires culturelles du canton de Berne ?

D’abord parce que la Constitution du canton reconnaît les minorités linguistiques et culturelles. C’est un grand investissement en temps et en argent que d’appliquer ce principe pour une minorité qui représente 7% de la population. Un questionnement important a surgi à la suite de la création du canton du Jura en 1979. Il s’agissait de définir le statut du Jura bernois par rapport au reste du canton. Mais après avoir énoncé des principes, restait la question du comment. Une étude a débouché sur plusieurs scénarios envisageables, celui plaidant pour l’octroi de davantage d’autonomie pour le Jura bernois ayant été finalement retenu. En 2004, la loi sur le statut particulier a matérialisé ce principe.

Et concrètement ?

La Direction de l’instruction publique est l’unique département qui applique cette loi de manière aussi radicale. En clair, cette loi accorde des prérogatives particulières au Jura bernois : la section francophone est en partie compétente pour la culture mais elle délègue des compétences financières au nouveau Conseil du Jura bernois. Ce dernier a un statut consultatif sur les dossiers relevant de l’éducation. Pour le reste, comme dans les autres cantons, tout est centralisé.

« J’estime que le soutien à la création littéraire est indispensable »

À quelle instance cette loi attribue-t-elle les compétences pour mettre en œuvre cette autonomie ?

Au Conseil du Jura bernois, composé de 24 membres, des élus issus des communes. En raison de leur proximité avec les municipalités, il y a évidemment un risque de copinage. Mais c’est le prix à payer pour ce surcroît d’autonomie. D’autre part, ces élus n’ont pas forcément la même sensibilité qu’à l’Office de la culture. En redonnant des compétences à une région, on peut craindre un glissement dans le socioculturel – qui correspond peut-être mieux aux attentes des publics concernés. C’est là qu’il faut faire des choix. J’estime par exemple que le soutien à la création littéraire est indispensable. Prenons En attendant Godot de Beckett : les Éditions de Minuit ont dû attendre près de quinze ans pour rentabiliser cette œuvre. Or, un tel délai n’est pas dans les moyens des petites maisons d’édition. Même face à des résistances, il faut donc imposer une certaine vision de la culture.

« L’emblème cantonal du bilinguisme, c’est la ville de Bienne »

N’est-il pas paradoxal de promouvoir une population francophone et essentiellement rurale depuis une ville germanophone ?

Non. Il y a une très forte tradition francophone dans la ville de Berne. La plupart des gens y comprennent le français. De nombreux théâtres présentent au moins une pièce par saison dans la langue de Molière. Il y a de la part du canton une volonté manifeste de soutenir la création francophone autant que de mettre en place des projets bilingues. La semaine mondiale de la francophonie, par exemple, fera l’objet d’une programmation importante au sein même de la ville de Berne.

D’après un journaliste du Quotidien jurassien, vous collaborez étroitement avec votre homologue jurassien, M. Voisard…

C’est vrai, il y a beaucoup de projets et d’institutions interjurassiens. Le Jura et le Jura bernois sont des territoires de dimension modeste. Nous avons donc tout intérêt à collaborer. C’est le cas pour le Musée des Arts de Moutier, cofinancé par Berne et le Jura. On parle même de mettre en place, à Bienne, un Office de la culture interjurassien. Cela rejoint la question précédente : jusqu’où sommes-nous prêts à aller dans l’autonomie ? Pour ma part, je suis convaincue que renoncer à la diversité que constitue la coexistence de deux langues dans un même canton, c’est perdre une richesse.

Un article de la Berner Zeitung souligne les jalousies que suscite le statut particulier conféré aux districts francophones. Qu’en est-il ?

C’est l’éternel problème lorsqu’on traite des minorités : on veut les protéger pour ne pas les perdre, puis les autres se sentent floués. Car les districts ruraux alémaniques veulent aussi défendre leur patrimoine particulier. Or le Jura bernois reçoit des subventions en raison de son statut de minorité. D’autre part, comme je l’ai dit, être un canton bilingue coûte cher. Certains proposent alors de faire des économies en prônant le séparatisme.

Renoncer à la diversité que constitue la coexistence de deux langues dans un même canton, c’est perdre une richesse

Concrètement, quel impact a bilinguisme sur la création artistique dans le canton ?

L’emblème cantonal du bilinguisme est Bienne. La production artistique fait souvent référence aux codes culturels et linguistiques des deux régions. Sur le plan de l’humour notamment. Le Théâtre de la Grenouille, par exemple, crée dans les deux langues avec des comédiens parfaitement bilingues. Les spectateurs le sont donc aussi ! L’avantage est que cela donne aux comédiens une capacité à s’implanter artistiquement dans tout le pays, ou presque. D’autre part, de nombreux musiciens chantent dans une langue mais travaillent avec des techniciens ou artistes implantés dans l’autre zone. C’est le cas le Simon Gerber ou de Lucien Dubuis en particulier.

Comme cela a été évoqué, les francophones vivent davantage en zone rurale. Existe-t-il une dynamique urbaine de création issue de cette population ?

De toute manière, le canton est assez rural. Hormis Berne et Bienne, il n’y a pas de véritable centre urbain. Pour ma part, je remets en question l’application même du concept de ruralité en Suisse. Tout est si proche des villes. L’étude que nous avons menée sur la mobilité du public le montre : les gens se déplacent énormément pour assister aux spectacles. Il en va de même pour les artistes : souvent ils vivent à la campagne mais travaillent en ville. Donc parler de culture urbaine dans un canton comme Berne n’a, à mon sens, pas de pertinence. Mais il est vrai toutefois que le public rural n’est pas toujours formé pour recevoir des artistes pointus. En revanche, la programmation dans les zones rurales est très dense. Toutes les petites villes ont leur centres culturels. Il serait intéressant de comparer cette offre avec celle d’autres cantons. Maintenant, il est clair que la création se fait davantage en zone urbaine, c’est-à-dire à Berne. Car le canton et la Ville soutiennent activement la culture.

Parler de culture urbaine dans un canton comme Berne n’est pas pertinent

Un communiqué du 31 janvier de l’Instruction publique mentionne un nouvel outil d’aide à la création pour le théâtre et la danse. En quoi cet outil est-il unique en Suisse ?

À ma connaissance, aucune collectivité publique ne soutient la reprise de spectacles. L’idée était la suivante : on assiste souvent à des créations dont les bases sont bonnes, mais qui mériteraient d’être retravaillées et reprises. Or jamais une troupe n’a les moyens financiers pour réaliser ce travail.

Les principaux concernés ont-ils été consultés ?

Oui. La commission cantonale pour le théâtre et la danse est composée de praticiens uniquement. Ils travaillent dans le milieu et connaissent la réalité du terrain.

Ces dernières années, le canton a pris des mesures drastiques pour réaliser des économies en raison d’un endettement important. La culture en a-t-elle fait les frais, comme c’est le cas généralement ?

Grâce à l’engagement très important de M. Annoni, l’ancien chef du DIP, les restrictions budgétaires ont été limitées. Des mesures ont été prises, certes, mais aucune institution n’a dû fermer ses portes.