La culture, parent pauvre de la télévision

Numéro 14 – Juin 2007

Le Forum Culture et Économie organisait, les 15 et 16 mars dernier à Soleure, un colloque autour du thème « médias sans culture, culture sans médias » où CultureEnJeu était convié à intervenir. La réflexion partait du rétrécissement, voire la disparition des pages culturelles de journaux, à l’instar de celles de la Berner Zeitung. Plus de 100 représentants de la promotion culturelle publique et privée y ont pris part et une vingtaine de spécialistes se sont exprimés. Parmi eux, Raphaëlle Aellig, dont nous reproduisons l’intervention ci-dessous. La journaliste de la Télévision suisse romande, réalisatrice et productrice indépendante, a analysé la place toujours plus congrue de la culture à la télévision. Extraits.

Une citation d’Edouard Herriot pour commencer : « La culture, c’est ce qui demeure dans l’homme lorsqu’il a tout oublié » (in Notes et Maximes). Une citation que l’on résume souvent à : « La culture, c’est ce qui reste quand on a tout oublié. » Depuis quinze ans, je travaille comme journaliste à la TSR, dont dix ans au sein de la rédaction du Téléjournal comme présentatrice ou cheffe d’édition. J’ai pu observer l’usage qui est fait des « sujets culturels » aux heures de « prime time », de début de soirée.

« La culture, c’est ce qui reste lorsqu’on a tout oublié », donc. Au sein d’un journal télévisé, la culture, ou plutôt « le sujet culturel », c’est celui « qui reste lorsqu’on a oublié tous les autres ». Autant dire qu’il ne lui reste guère de place et qu’il est souvent le parent pauvre, le Calimero du journal : le rédacteur en chef ne se souvient en général du sujet culturel qu’une fois que les autres rubriques se sont taillé la part du lion. Sauf les jours où l’actualité est si calme et que la demande de sujets culturels devient subitement pressante, jouant alors son rôle de « bouchon » providentiel. Je note au passage que l’atout qui légitime souvent un sujet culturel en attente de diffusion, c’est son actualité, mais aussi le fait qu’il implique ce que l’on appelle parfois une « célébrité » ou un « people ».

Culture vs promotion

Alors comment faire pour défendre la place de la culture dans des médias grand public que sont la radio, la presse, et plus précisément la télévision ? Avant de répondre à cette question, je voudrais proposer modestement ma « définition » de la culture. Lorsqu’on parle de culture, d’information culturelle, deux caractéristiques sont déterminantes.

Le sujet culturel à la télévision, c’est ce qui reste quand on a oublié tous les autres

La première, c’est que la culture n’est ni de la promotion ni du marketing de produits culturels. Or, aujourd’hui, un problème majeur dans le traitement de la culture à la télévision, mais aussi dans l’ensemble de la presse généraliste, c’est que la culture et les artistes sont offerts comme des produits de consommation. De plus en plus, en télévision, en « prime time », on s’adresse au public comme à des consommateurs. On doit résumer un opéra ou un livre, Aïda ou Guerre et Paix en maximum 90 secondes (contre deux à trois minutes il y une quinzaine d’années). À ce rythme, les créations culturelles sont en quelque sorte « nivelées par le temps ». Le domaine culturel est contaminé par ce mode relationnel dominant où il n’est nullement fait appel à l’esprit critique, mais à l’immédiateté et au conformisme de l’instant.

Interrogation permanente

Deuxième caractéristique : la culture est ce qui interroge en profondeur, ce qui déstabilise, et donc aussi ce qui peut – et doit – déranger. La culture, c’est un ensemble de traits distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels et affectifs qui caractérisent une société à travers les arts, les modes de vie, les valeurs… Dans la culture, il y a une part d’acquisition des connaissances, mais aussi une part d’interrogation permanente. Une interrogation qui est source possible d’évolution.De quelle culture va-t-on parler ? De celle qui n’est pas de la promotion et de celle qui interroge et explore la condition de l’être humain ? C’est bien cette culture-là qu’il faut défendre. Une information culturelle réelle n’est pas de la promotion, elle ne prend pas les téléspectateurs pour des consommateurs, mais elle s’adresse à eux comme à des interlocuteurs prêts à réinterroger le monde.

S’il faut défendre cette place de la culture, c’est qu’elle seule peut questionner le public de cette manière-là. Le public est submergé d’informations, mais l’espace intellectuel pour digérer et prendre du recul est de plus en plus étroit.

Or cette soif de mise en perspective, d’interrogation profonde de la condition humaine, tout le monde la ressent. La défense de la place de la culture, j’imagine que nous sommes tous prêts à épouser cette cause. Alors que faire ? Pour répondre à cette question, je vais me centrer sur un périmètre précis que sont les émissions culturelles à la télévision qui, en quarante ans d’existence, témoignent d’une évolution radicale.

Trois émissions, trois concepts

Prenons l’émission Qui était le capitaine Dreyfus par l’historien Henri Guillemin, diffusée en janvier 1965 sur la TSR. Le décor est austère, c’est un bureau d’intellectuel. Il témoigne d’une vision de la culture qui fait descendre la culture des élites cultivées vers la société civile.

Durant 35 minutes, le plan large qui cadre Henri Guillemin à son bureau ne va pas varier, comme lors d’un cours magistral à des élèves. C’est à eux de s’accrocher. La notion d’effort est primordiale. Le ton employé est d’ailleurs très didactique. Aujourd’hui, personne ne commencerait une émission – même culturelle – en disant au public « c’est une affaire très compliquée ». Cela signifierait au public qu’il va devoir faire un effort… En son temps pourtant, ce conférencier hors pair connaissait un immense succès d’audimat.

La culture est ce qui interroge en profondeur, ce qui déstabilise, et donc aussi ce peut – et doit – déranger

Second exemple, qui correspond à une deuxième époque de la télévision, où l’on quitte l’ère du didactisme pur et dur. Il s’agit de l’émission culturelle de référence, Apostrophes, de Bernard Pivot, diffusée sur France 2 de janvier 1975 jusqu’en juin 1990 et prolongée avec Bouillon de culture jusqu’en 2001. La grande force d’Apostrophes et de son créateur, c’est d’allier un vrai goût, une vraie curiosité de lecteur et un nouveau dispositif de télévision. Le présentateur n’est plus face caméra mais face à ses invités. Surtout, l’émission est un véritable lieu de débat. En ce sens, Apostrophes est une forme de résistance à la progression de la télévision commerciale qui commence déjà dans les années 1980. Ce n’est plus un intellectuel qui s’adresse au public depuis son bureau, mais un amateur éclairé de littérature qui met la littérature à la portée de tous et crée un débat entre les écrivains réunis autour de lui.

Lieu de débat

Même si les livres sélectionnés pour Apostrophes ont souvent vu leurs ventes grimper en flèche, l’émission n’est pas une émission de promotion, mais un lieu où les idées s’affrontent. Ainsi, après cette émission de 1983 lors de laquelle le sinologue Simon Leys a éreinté Maria Antonietta Macciocchi à propos de sa vision idyllique de la Chine, les ventes du livre de l’Italienne se sont effondrées.

Apostrophes a parfois varié un peu sa formule avec plusieurs grands entretiens, lors desquels Bernard Pivot se retrouvait seul face à un écrivain comme Nabokov, Levi-Strauss ou Borges.

Cette formule du face-à-face entre le journaliste et l’artiste est un grand classique des émissions culturelles. La TSR l’a utilisée, je pense à La Voix au Chapitre ou aux Grands Entretiens aujourd’hui disparus et remplacés en quelque sorte par l’émission Singulier à laquelle j’ai le plaisir de collaborer après avoir travaillé dans l’équipe chargée de sa conception.

Nouvelle époque, nouveau dispositif. En septembre dernier, le philosophe valaisan Alexandre Jollien en était l’invité. Son troisième livre a eu un grand succès. Et pourtant, il n’est pas un artiste « glamour », puisqu’il est handicapé physiquement. Mais par son intelligence et ses qualités humaines, Jollien fait un superbe pied de nez aux prétendus critères en vigueur pour « passer à la télévision ».

Dans Singulier donc, le journaliste est hors champ pour laisser toute la place à l’artiste invité. Sur un mode qui n’est pas celui du débat mais de l’exploration, l’artiste est seul face au public, toute la lumière est sur lui. Son visage est exploré dans ses moindres émotions par la caméra comme le serait celui d’un comédien dans un film. À ce jeu-là, l’artiste joue gros, car s’il n’est pas sincère, s’il n’a pas la capacité de s’exprimer de manière pertinente, le dispositif peut se révéler cruel…

La culture ghettoïsée

Aujourd’hui, le problème de fond, c’est que les émissions culturelles sont, tout comme les pages culturelles dans un journal, reléguées dans le meilleur des cas en bout de journal ou, au pire, en fin de soirée. La culture est ghettoïsée. Par exemple, l’émission Vol de nuit (TF1) ou Campus devenue aujourd’hui Esprits libres (France 2) sont programmées vers 23h30. Quant à Singulier, sur TSR 2, son horaire n’est pas fixe, ce qui a pour conséquence une audience en dents de scie et une fragilisation de sa pérennité.

Autre reproche adressé aux émissions culturelles : leur manque d’audace. Sur les plateaux d’émissions littéraires, on retrouve des politiques, on parle de plus en plus de faits de société et de moins en moins de livres, audience oblige. Si elle était diffusée à l’époque vers 21h30, Apostrophes bénéfi­ciait parfois d’un taux d’audience de 12%.

Après tout, le culte de l’audimat n’empêche pas les artistes de créer, qu’ils soient au final médiatisés ou non

Aujourd’hui, l’audience du magazine culturel généraliste Illico de la TSR est d’environ 5 à 8% et celui de Singulier oscille entre 1% et 3%. Comment ne pas être tenté de racoler le public en distordant la cadre culturel strict pour dévier vers le « people » ou des sujets plus légers ? Comment naviguer entre l’exigence et les désirs d’audience ? Concernant Singulier, notre politique d’invités nous permet d’alterner les artistes connus – et donc synonymes d’audience élevée – (l’écrivain Eric-Emmanuel Schmitt, le comédien Jean-Luc Bideau) et des artistes moins connus certes, mais que l’on propose comme des découvertes justement (le photographe suisse Von Graffenried ou le chirurgien et Professeur Maurice Mimoun). Il n’en reste pas moins que la télévision est un exercice périlleux et que tout artiste n’est pas capable de s’exprimer avec concision et pertinence au sujet de son travail.

Une double dépendance

Mais, au final, qui a le plus besoin de l’autre ? L’artiste a-t-il plus besoin de passer à la télévision ou la télévision a-t-elle plus besoin d’invités variés ? C’est une double dépendance. Le tout est de savoir jusqu’où l’artiste peut aller sans « perdre son âme » ou sans se faire hara-kiri. De plus en plus d’artistes évaluent la situation avec justesse. Johnattan Littell par exemple, avec son roman Les Bienveillantes (Prix Goncourt 2006), a remporté un immense succès. Mais il a refusé avec obstination toutes les demandes des télévisions. La presse écrite oui, la radio, oui, mais les caméras, non ! Son livre de près de 1 000 pages exige selon lui une qualité d’analyse que la télévision n’apporte pas. Par ailleurs, il est fort probable que l’auteur étant très intelligent, il est bien conscient que son assurance, voire son arrogance, le desservirait face à une caméra.

En conclusion, sans se masquer les yeux devant la considérable dégradation de la qualité et de la diversité des informations culturelles dans les médias généralistes, je pense qu’il faut avoir confiance à la fois dans le public et les artistes. Dans l’ordre, d’ailleurs ! Le public n’est pas qu’un marché, loin de là. Beaucoup trop de décideurs imaginent que le public ne veut que du divertissement et que même la culture doit être systématiquement « souriante ». C’est très réducteur. La qualité, l’exigence ne sont pas un luxe. Le public l’apprécie, j’en suis convaincue.

J’ai confiance dans les artistes et dans l’art. Après tout, cette idolâtrie du taux d’audience qui tient lieu de credo aux chaînes de télévision soumises aux impératifs publicitaires, ce culte de l’audimat, n’empêche pas les artistes de créer, qu’ils soient au final médiatisés ou non. Le film allemand La vie des autres a certes a été récompensé aux Oscars. Mais ce n’est pas ce prix qui lui assure salle comble, mais le bouche-à-oreille des spectateurs touchés par ce film. Lueurs d’espoir, donc, avec ce public qui est beaucoup plus actif et demandeur que beaucoup voudraient nous le faire croire.