L’identitaire et le régional : tentation planétaire

Numéro 15 – Septembre 2007

La Suisse, de par sa diversité culturelle et sa petite taille, devrait jouer le rôle d’un laboratoire culturel européen. Mais les tiraillements entre la préservation de l’identité et le désir de s’ouvrir au monde produisent des incohérences lourdes de conséquences.

Notre temps se voit confronté à deux extrêmes : le particularisme exclusif et le mondialisme à tous vents. Cette tension est récupérée à la fois par la politique politicienne et par une grande part de l’économie qui, fascinée par le profit à court terme, ne se soucie guère des conséquences dans la durée de ce phénomène.

La culture aujourd’hui en porte les traces, sous la forme d’un double aspect : pour les artistes, il s’agit de trouver dans un certain isolement, territorial, son identité propre, et d’entrer dans le monde pour y expérimenter le regard de l’autre. À cause de la diversité constitutive de la Suisse, en langues et en cultures, les créateurs rencontrent ce phénomène au niveau du matériau artistique – quels sont les thèmes et les formes artistiques qui touchent à la fois ce qui leur est proche et ce qui est plus lointain ? – et dans les conditions de leur travail – il faut rejoindre non seulement les arts de sa communauté, mais aussi atteindre les autres régions. Ils sont donc pris entre le local et le régional.

Refléter le monde

La Suisse, qui porte en elle trois des grandes cultures européennes, a une responsabilité qui dépasse ses frontières en ce qui concerne la gestion de sa richesse culturelle. Et sa taille – small is beautiful – pourrait précisément faire d’elle ce laboratoire culturel européen, où non seulement on expérimente, mais où on fait avancer les choses à travers le soin qu’on porte à sa propre diversité, le local, et à celle des autres, le régional.

Dans certains domaines, c’est en route. Et tant mieux. Le cinéma est notamment organisé sur le plan régional par le Fonds Regio.

Toute la culture pourrait bé­néficier de ce mouvement. Pour cela, il faudrait arriver à conjuguer la conservation de son propre patrimoine culturel avec l’encouragement de la recherche des formes ouvertes sur la nouvelle donne au niveau mondial. C’est une actualité qu’il faut prendre en compte aussi sérieusement que les problèmes de violence ou de pauvreté. Dans le microcosme que représente chaque pays, la Suisse pourrait refléter le monde par son identité culturelle fondamentalement composite et fédérée. La Loi sur l’encouragement à la culture serait le tremplin idéal pour montrer que le local et le régional, sans compter le mondial, peuvent harmoniser leur nécessité et leur modalité d’existence. Ce serait cela, le véritable encouragement à la culture.

Divisions

Cette tension entre l’aspect identitaire et le désir de s’ouvrir, qui pourrait être féconde, produit en fait divisions malheureuses et incohérences lourdes de conséquences. En fait, les idéologies opposent ces deux aspirations, aussi justes l’une que l’autre, et complémentaires dans la réalité. Plus l’art d’une région se nourrira de sa proximité avec son public, pour le théâtre par exemple, plus il sera fort pour aller à la rencontre du reste de la Suisse et du monde.

Socialement et économiquement, ce tiraillement provoque des conflits qui nous éloignent de la démocratie. Là où la reconnaissance de l’autre, de sa langue, de sa culture permet de construire ensemble, on attise le feu insidieux de la division. La défense identitaire trouve des champions à droite. Alors que cette aspiration à avoir une identité propre n’a pas de couleur politique en soi et représente une cause parfaitement défendable. C’est la récupération politique – qui devrait faire partie des Beaux-Arts tant elle déploie d’ingéniosité, d’invention et desavoir-faire –, qui ne permet pas de répondre de manière convaincante à ces préoccupations légitimes. À savoir comment concilier l’identité profonde à la fois héritée et construite avec le partage de celles des autres. C’est dire à quel point la responsabilité politique, tous horizons confondus, est engagée dans la transformation de questions ouvertes en chemins sans issue.

Mauvais calcul

En réalité, dans le domaine culturel, nous assistons à une poussée vers l’uniformisation qu’une partie puissante du monde économique exacerbe. En effet, les formes et les concepts se vendent plus aisément que des contenus. Or, c’est précisément dans les contenus culturels que se trouvent les germes de prise de conscience, d’invention et de création au sens large. Il y a un abîme entre vouloir se faire comprendre de cultures plus lointaines et fabriquer des « produits » culturels affadis parce qu’adressés au plus grand nombre. Le grand nombre mérite la qualité et la richesse culturelle. Que la culture soit influencée par ses dimensions politiques et économiques, certes, mais qu’elle soit inféodée à une gestion – fût-elle excellente – c’est la nier sous prétexte de la défendre. Il lui faut une définition positive et des perspectives autres que les sombres prévisions d’impossibilités politico-économiques.

C’est un mauvais calcul, même économiquement, parce qu’il s’agit d’une vision à court terme. Rappelons qu’économie signifie étymologiquement « l’art de bien administrer ». Et si l’on demandait aux économistes, aux financiers et aux politiques d’être, dans leur domaine, au moins aussi inventifs au service de la société qu’on demande aux artistes de l’être, y compris économiquement ?