Le « Grand Lausanne » pense sa culture

Numéro 16 – Décembre 2007

Jeudi 25 octobre à Lausanne, le café Le Bourg accueil­lait une dizaine d’intervenants venus débattre de la culture dans le « Grand Lau­sanne ». Frédéric Gonseth, le président d’enJEUpublic, a modéré cette discussion qui a permis de dessiner les contours d’une « stratégie » de l’offre culturelle du Grand Lausanne. Diverses thématiques ont été successivement abordées : la correspondance entre le bassin du public et celui du financement, l’impôt et la création artistique, l’organisation politique de la culture, le rôle des artistes comme de la capitale vaudoise et enfin le passeport culturel.

Décalage entre le public et l’argent

Tout d’abord, il est apparu que – à part quelques exceptions –, le public se déplace manifestement davantage que l’argent qui finance la culture. « L’origine du financement de la culture correspond partiellement à celle des bénéficiaires », a constaté Sylvia Zamora, conseillère municipale lausannoise chargée de la Culture, du Logement et du Patrimoine. Si le metteur en scène Denis Maillefer remarque pour sa part une certaine coïncidence, les autres intervenants avancent un hiatus entre public et argent. Notamment Laurent Flutsch, directeur du Musée romain de Lausanne-Vidy – « intégralement financé par la Ville de Lausanne » mais drainant des amateurs d’horizons très divers – et le responsable de la culture à Pully, Jean-Pierre Althaus, qui souligne la grande proportion de public « extérieur » pour une offre majoritairement soutenue par sa commune. Le président de l’association Petzi, Tanguy Ausloos, et la syndique de Renens Marianne Huguenin abondent également dans ce sens, cette dernière déclarant que « des gens viennent de partout ». D’après elle, la « manière de vivre » des habitants ne saurait aujourd’hui se résumer à la commune politique.

Le premier acte de ce débat aura ainsi pointé un décalage entre la provenance des fonds et celle du public, bien qu’il soit parfois difficile de connaître cette dernière. Le rôle fondamental joué par la Loterie Romande au profit de nombre d’institutions a également été rappelé, en particulier par le codirecteur du théâtre Pulloff, Geoffrey Dyson. Sylvia Zamora conclut ce propos en se demandant « si les bonnes personnes sont assises à la table ». « On ne peut qu’être d’accord, poursuit-elle, chaque commune fait ce qu’elle peut. Mais le canton, dans tout ça ? » L’État, qui réglemente bien des domaines de l’organisation collective, devrait intervenir, voire mener les négociations, mais Mme Zamora ne le « sent pas » prêt de le faire. Et Marianne Huguenin de surenchérir, évoquant l’absence de la Confé­dération.

Engagements variables

Les participants ont ensuite évoqué l’imposition, condition sine qua non de l’offre culturelle, rappelant les contributions très variables au Fonds intercommunal pour la culture, alimenté sur une base volontaire. Frédéric Gonseth a proposé un « travail de conscientisation » en vue d’amener les communes « à jouer le jeu de l’égalité ». Sylvia Zamora considère qu’il n’y a pas de solution juste, le financement net des communes voisines ne pouvant rester que « minime par rapport à celui de Lausanne ». De fait, la capitale vaudoise poursuit une mission culturelle d’une autre envergure, selon la municipale, ce qui implique « un effort important ». Cela ne l’empêche pas de déplorer une « iniquité », car certaines communes « en font trop peu ». Mme Zamora réclame à nouveau une intervention de « l’instance supérieure » que constitue le canton de Vaud.

Denis Maillefer s’est interrogé sur les conséquences à Lausanne, « dans un monde idé­al », d’un soutien communal égal et donc finalement élargi : signifierait-il davantage d’argent pour la culture, une nouvelle distribution ou plutôt une réduction du déficit ?Rires dans la salle. Discuter avec le canton d’une nouvelle clef de répartition semble une nécessité à Mme Zamora, celle-ci se défendant de vouloir délester sa Municipalité par un allègement des charges qui n’a d’ailleurs jamais été la politique lausannoise.

Collaborer ou agglomérer ?

Se penchant sur la création artistique en périphérie, les invités ont développé le thème de la répartition budgétaire. Jean-Pierre Althaus tient aux apports de Lausanne et du canton, ceux-ci permettant au Pulliéran de proposer depuis vingt-sept ans un tiers de créations maison au Théâtre de l’Octogone. La syndique de Renens introduit alors la question des retombées financières, très faibles dans sa commune, dont M. Althaus souligne aussi toute l’importance. Les « flux monétaires » doivent selon lui être analysés, ce qui suppose une consultation entre les communes. Diverses données participent d’une péréquation culturelle cantonale, précise Mme Huguenin : le nombre d’habitants, la valeur du point d’impôt par habitant, les factures du transport public et les forêts. La difficulté réside pour la syndique dans l’établissement des critères, mais la « meilleure solution » serait effectivement cantonale. Le thème de la répartition des charges, d’actualité à Genève comme à travers tout le pays (avec le projet de loi sur l’encouragement à la culture, LEC) intègre régulièrement le débat.

Aujourd’hui, la ‹ manière de vivre › des habitants ne saurait se résumer à leur commune politique.

Frédéric Gonseth questionne le rôle des artistes, principaux acteurs concernés, dans la sensibilisation de la population au « décalage » des financements et offres des communes. « Lutry consomme la culture à Pully et Lausanne, souligne le modérateur, sans contribuer en rien, sinon par le billet d’entrée, à son financement. » Pour recadrer les échanges, Laurent Flutsch entrevoit un manque d’ambition, voire une « mesquinerie », dans le fait de vouloir régler les choses depuis Lausanne et sa proximité. Exemplifiant son idée par le poids historique de l’amphithéâtre d’Avenches, pôle d’attraction régional, le directeur du Musée romain estime que la mission de Lausanne devrait être soutenue par son territoire. Une proposition à laquelle adhère Frédéric Gonseth, déclarant qu’il faudrait agir aux niveaux cantonal et régional.

Mme Zamora rebondit sur la remarque de Nathalie Pfeiffer – du Théâtre de l’Oxymore de Cully – qui souligne la difficulté de conscientiser certaines collectivités, tels ces villages qui subissent « une désertification de leur centre. Il faut aller plus loin que l’agglomération, travailler avec des centres culturels et de plus petites agglomérations. » Les collaborations, comme la représentation prochaine de l’Opéra de Lausanne à Vevey, devraient être plus régulières : elles auront un impact positif à moyen terme. M. Althaus corrobore ce discours, rappelant néanmoins le frein du « morcellement » culturel qui procède du fédéralisme.

À la question du modérateur « Pourrions-nous envisager une conduite supra-communale de la culture ? », Mme Zamora répond qu’un tel « partage du pouvoir » a déjà cours, puisque « les communes sont représentées dans les conseils de fondation ».

Deux problèmes se posent malgré tout d’après elle : s’accorder sur les institutions à soutenir, et ne pas laisser aux communes l’illusion qu’elles participeraient aux choix artistiques. Après quoi la syndique de Renens, regrettant le désengagement de la Confédération et se référant au modèle français, présente la solution qu’offrirait une agglomération lausannoise. Elle concède néanmoins que « les structures régionales sont lourdes » et posent des problèmes d’organisation car elles impliquent « un niveau en plus de la commune et du canton ».

Tanguy Ausloos choisit l’exemple de la région fribourgeoise pour démontrer qu’une collaboration entre capitale et communes adjacentes est possible. « Pourquoi Fribourg et pas Lausanne ? » demande le président de Petzi. Sylvia Zamora note que cette ville fut une « pionnière en Suisse » par sa politique d’agglomération, par sa pratique de regroupement de communes. La culture serait plus morcelée dans le canton de Vaud, où les diverses autorités tiennent à « maîtriser leur pré carré ». La conseillère municipale poursuit en invitant les artistes à plus s’engager, collectivement, pour trouver des financements publics.

Une « voix genevoise » s’immisce dans le débat vaudois : Marco Polli, vice-président d’enJEUpublic, se dit inquiet par la « généralisation de la notion de subsidiarité ». La création s’élabore selon lui dans les villes, car elle suppose une « masse critique et un anonymat suffisants ». L’addition des communes s’avèrerait illusoire, ne débouchant d’après lui que sur le « crétinisme communal ». Résumant la tendance politique néolibérale, « la qualité se loue d’elle-même et implique un financement privé », l’intervenant termine par un avertissement contre ces deux « éléments redoutables » : le libéralisme à outrance et la croyance que la somme des communes mène à une qualité supérieure. Silence dans la salle.

Le passeport culturel, une punition

Le débat aborde le passeport culturel. En guise de « provocation », Denis Maillefer déclare en citoyen que l’idée n’est pas « absolument stupide ». Le metteur en scène n’estime pas idiot d’établir une différence symbolique de tarif, majoré pour les habitants dont les communes ne soutiennent pas la culture. Il reviendra par la suite sur sa position, la jugeant « à l’opposé de l’idée de culture ».

Marianne Huguenin déplore tout autant le fait que « certains polluent et construisent leur villa, grâce à une imposition très basse, pendant que d’autres financent des crèches, de la culture », mais elle réprouve une telle solution. « Cela enfle dans un truc bureaucratique-administratif gnan-gnan », prévient la syndique de Renens, qui privilégierait des initiatives « intelligentes, créatrices et non culpabilisantes. »

Il appartient au milieu politique d’expliquer que ‹ la culture coûte et qui paie ›, tandis qu’il revient aux artistes d’en démontrer les bienfaits.

De même, Jean-Pierre Althaus s’oppose au passeport culturel, refusant de « décourager le spectateur ». Il conviendrait plutôt de lui rendre hommage, puisque le public constitue « une manne qu’on doit respecter ». Le directeur et acteur de l’Octogone rappelle en outre le très faible pourcentage (8%) de la population s’intéressant à la culture (y compris le cinéma), et conseille au contraire de privilégier tous les spectateurs.

Culture gratuite ? Non, offerte

Frédéric Gonseth insiste à son tour sur la nécessité de ne pas culpabiliser et voit dans l’action collective de meilleures perspectives. L’impôt est fondamental car il permet une « reconnaissance que la culture n’est pas destinée à seulement 8% de la population ». Le modérateur met de plus en garde contre l’illusion, très répandue parmi les jeunes, d’une gratuité de la culture. L’impôt peut, là encore, montrer que la culture a un coût. La syndique de Renens tient également à « revaloriser l’impôt ». Quant à la manière, elle sépare cependant les prérogatives. Il appartient au milieu politique d’expliquer « que la culture coûte et qui paye », tandis qu’il revient aux artistes d’en démontrer les bienfaits. Ceux-ci sont, à l’entendre, nombreux : la culture « fait vivre la société, renforce les liens sociaux, amène à penser, à rire, à philosopher… ».

Sima Dakkus propose quant à elle de regarder les bons exemples, notamment ceux de Fribourg et de Genève. L’action de sensibilisation doit étayer la proclamation de la nécessité de la culture, et passe par l’observation des expériences menées ailleurs. « On ne peut pas être localiste par rapport à la recherche de solutions », d’après la rédactrice en chef de CultureEnjeu, qui loue la manière dont le Rassemblement des artistes et acteurs culturels (RAAC) genevois se mobilise et travaille sur tous les aspects de la culture.

Un auditeur intervient aussi pour saluer l’action du RAAC, celle-ci ayant obligé les politiques à se saisir du problème. Il cite ensuite, reprenant des idées avancées plus tôt, les deux « machines infernales » qui menacent : la baisse d’impôts et la « gratuité ». Puis exemplifie par son expérience l’argument de Frédéric Gonseth, lorsqu’il se souvient que dans tous les débats auxquels il a participé, celui qui a défendu le droit d’auteur est passé pour « un vieux c… ». Les artistes ont en conséquence le devoir de lutter contre un tel préjugé. F. Gonseth se demande finalement s’il n’est pas possible d’entamer un travail éducatif de base, dans les écoles, pour expliquer que « la gratuité n’existe pas » et que c’est la collectivité qui permet de rendre les choses « apparemment gratuites ». Une auditrice finira par résu­mer le problème en précisant une différence de taille : ce qui apparaît gratuit se trouve en réalité offert.


Les participants

  • Sylvia Zamora, conseillère municipale lausannoise en charge de la culture, du logement et du patrimoine
  • Marianne Huguenin, syndique de Renens
  • Jean-Pierre Althaus, chef du Service des affaires culturelles de Pully, acteur et directeur du Théâtre de l’Octogone
  • Laurent Flutsch, directeur du Musée romain de Lausanne-Vidy
  • Geoffrey Dyson, codirecteur du Pulloff Théâtres
  • Tanguy Ausloos, président de l’association Petzi
  • Denis Maillefer, metteur en scène
  • Gérald Morin, producteur et membre du comité d’enJEUpublic
  • Frédéric Gonseth, président d’enJEUpublic
  • Sima Dakkus, vice-présidente d’enJEUpublic et rédactrice en chef de CultureEnJeu