Service public, citrouilles et carosses – entretien avec Philippe Maillard

Numéro 16 – Décembre 2007

Par Frédéric Gonseth, en collaboration avec Sima Dakkus

Toute loterie tient du conte de fée. Elle en a la dramaturgie (la citrouille devient carosse, et fait le voyage inverse pour la majorité au moment du tirage). Elle en a le décor (paillettes, étoiles pétillantes, baguette magique). Elle en a même la popularité (le rêve à portée de toutes les bourses). Encore fallait-il, il y a plus de vingt ans, miser sur une Loterie Romande que le train-train menait tout droit à la voie de garage d’une institution para-étatique trop lourde pour s’adapter au marché. Et comprendre qu’en accentuant la séparation entre la production débridée des loteries et la distribution citoyenne de ses bénéfices on tenait la clé vertueuse de leur développement ! Seul un magicien mâtiné de Blair et de Besancenot, ayant terrassé le dragon Tatcher, pouvait réussir une telle opération, qui allait rendre les artistes romands sensibles au grattage… Et aujourd’hui prêts à en découdre de nouveau dans le sillage de Don Quichotte et Sancho Pança. Au moment où Philippe Maillard quitte la direction de la LoRo, faisons le point avec lui sur ce qui transforme les citrouilles en carosses.

En tant que directeur de la Loterie Ro­mande, vous avez connu deux vagues : celle de la formidable expansion d’une loterie intercantonale qui allait son petit bonhomme de chemin et celle de l’arrivée des casinotiers, qui ont complètement renversé la table de jeu…

En fait, ce qui a d’abord changé, c’est le passage des loteries dites classiques, avec tirage mensuel, voire bi-mensuel, à des jeux à tirage immédiat. C’est grâce à ce type de jeux que la Loterie Romande a pris son élan dans les années 1980 et 1990. La première vague d’expansion à laquelle vous faites allusion est liée à l’émergence des nouvelles technologies : la généralisation de la prise des enjeux par les systèmes on-line, le développement formidable de la téléphonie. Ceci nous a permis d’organiser des jeux avec des tirages de plus en plus rapprochés entre le moment où l’on joue et celui où l’on découvre le résultat. Cette première phase d’expansion s’est déroulée dans un climat relativement serein. Elle correspondait d’ailleurs à un souhait, une demande des amateurs de jeux de loteries, qui représentaient et continue de représenter entre 55 et 65% de la population adulte. Précisons qu’à ce moment-là déjà, la Loterie Romande fonctionnait en deux secteurs bien séparés, l’un s’occupant de l’organisation des jeux, l’autre de la distribution des bénéfices.

Mais cette première vague d’expansion des jeux d’argent en Suisse a été marquée par une première rupture, en 1993, avec le projet d’augmentation des mises dans les casinos, proposé par le conseiller fédéral Otto Stich. Ce projet visait à rapatrier l’argent dépensé par les joueurs suisses dans les casinos étrangers vers de véritables maisons de jeux helvétiques et ce au profit de l’AVS. Cette proposition était en fait assez démagogique. En effet, alors que le Conseil fédéral présentait cela comme une amélioration du financement de l’AVS, dans les faits, avec son projet, elle ponctionnait – et continue de le faire aujourd’hui – de l’argent dans la poche des joueurs via l’imposition des casinos tout en diminuant, d’un montant équivalent, sa propre contribution à l’AVS. La majorité (76%) des votants qui a accepté ce projet de modification constitutionnelle n’a, à l’évidence, jamais été vraiment consciente de ce tour de passe-passe.

Considérez-vous que le secteur des jeux d’argent soit, comme on l’entend souvent, un commerce ordinaire ?

Non. Les bénéfices des loteries comme ceux des casinos, proviennent totalement des pertes des joueurs. Pour moi, l’argent récolté sur les pertes des joueurs doit être assimilé à une sorte d’impôt et, que je sache, aucun pays n’a encore libéralisé la perception de l’impôt avec, au passage, une ponction importante destinée aux poches d’un auxiliaire de percepteur… privé.

D’ailleurs, il faut noter, dans ce contexte, que la Suisse a une position particulièrement intéressante. En effet, la Loi sur les loteries de 1923 prohibe la notion de loterie fiscale et interdit que les bénéfices réalisés dans ce secteur se dirigent dans le budget général de l’État (cantonal), comme c’est le cas dans la plupart des pays qui nous entourent. La loi qui nous encadre destine totalement les pertes des joueurs à l’utilité publique, au soutien culturel et social qui ne fait pas partie des obligations légales de l’État. On retrouve une telle logique, dans une certaine mesure, aux USA. Là-bas, les bénéfices des loteries servent à financer des écoles et Universités ou certains programmes sociaux qui sont peu soutenus par l’État. La Suisse est le seul pays européen dont la vision est un peu calquée sur ce principe. Y a-t-il derrière cela l’idée que le jeu n’est pas politiquement correct et que l’État ne devrait pas trop y toucher ? Cela peut sembler relever d’une opération de « charité », de mécénat. Cela ne me dérange pas, à condition que la provenance de l’argent soit « lisible », que l’on se rappelle, notamment en Suisse romande, que le plus grand mécène, dans les domaines culturel et sportif par exemple, c’est le joueur de loterie.

L’argent récolté sur les pertes des joueurs doit être assimilé à une sorte d’impôt

La rupture initiée en 1993 a continué, puisque la Loi sur les maisons de jeux de 1998 stipule que les pertes des joueurs de casinos doivent contribuer au financement de l’AVS, une tâche pourtant éminemment étatique…

Oui, et ce qui me dérange, c’est que dans la foulée, ce changement de politique a amené la possibilité que les actionnaires privés de casinos prélèvent une part importante au passage. Cette formule reste peu acceptable.

Je rappelle à ce propos que des alternatives au mouvement de privatisation des jeux de casinos existaient. Dès 1993, la Loterie Romande a proposé, comme on le sait, d’exploiter des casinos d’intérêt public. Ces derniers, outre la part de bénéfices destinée à l’AVS, auraient dirigé le bénéfice résiduel, comme cela se fait par la LoRo, vers l’utilité publique. En 2000, la Confédération, en excluant l’ensemble du projet de la Romande des jeux, a choisi l’option du « tout privé » en matière d’exploitation des maisons de jeux. Inutile de revenir sur les raisons invoquées, à l’époque, par le Conseil fédéral pour refuser nos dossiers. Jean-Pierre Beuret, le président de la Loterie Romande, aborde largement cette question dans un récent ouvrage[1]. Ce qui compte, c’est que nous sommes là devant la seconde rupture : le refus de nous accorder la moindre concession de casinos par le CF a été immédiatement suivi par un projet de modification de la loi sur le Loteries au début des années 2000. Ce projet s’est avéré n’être qu’un remake de la Loi sur les maisons de jeux. Sous prétexte de moderniser la Loi sur les loteries, la volonté crue des responsables fédéraux de l’OFJ était d’introduire une large privatisation du secteur. Ce projet de révision a soulevé une imposante opposition et a été retiré… momentanément. L’association EnJeuPublic a d’ailleurs joué un rôle important dans ce débat.

Sous prétexte de moderniser la Loi sur les loteries, la volonté crue des responsables fédéraux était d’introduire une large privatisation du secteur

Mais le débat autour du projet de révision de la loi risque de reprendre dans les mois ou les années à venir. Qui sont les partisans de cette révision ?

Ils se regroupent dans une coalition pour le moins hétéroclite. En effet, on y trouve l’Office fédéral de la justice (OFJ) et la Commission fédérale des maisons de jeu (CFMJ), chargée du domaine des casinos, dont le credo est le rapatriement des compétences et surtout des bénéfices des loteries vers les caisses centrales de la Confédération, tout en prônant une ouverture « à la concurrence ». On y rencontre, bien sûr, les habituels partisans de la libéralisation à tous crins, et ils sont toujours plus nombreux. Ils sont rejoints par quelques consuméristes pour qui le monopole des deux loteries suisses serait néfaste à la « liberté du commerce » et aux intérêts des « consommateurs-joueurs ». Il y a aussi des partisans de la prohibition des jeux accompagnés de représentants d’institutions œuvrant dans la lutte contre diverses addictions. Mais curieusement, ce groupe ne remet pas trop en cause les casinos et ne parle pour l’heure que des dangers que représentent les loteries. On y croise enfin les représentants de quelques œuvres caritatives, tiers-mondistes ou environnementales qui, eux, souhaitent compléter les résultats – en hausse constante, d’ailleurs – de leurs campagnes de récoltes de fonds par l’organisation de « leurs propres loteries ». Bref, si je ne risquais de lui faire injure, je dirais que nous sommes, là, devant à un véritable inventaire à la Prévert…

La plupart des adversaires du statut actuel des deux grandes Loteries intercantonales – Swisslos et la Loterie Romande – agitent la question bien réelle des problèmes du jeu excessif pour… ouvrir le marché à la concurrence. On croit rêver. Pour la plupart de ces « défenseurs » de la santé publique, la solution aux problèmes de jeux résiderait donc dans l’ouverture du « marché » à la multiplication des opérateurs privés de jeux. Ce discours absurde est d’ailleurs également celui tenu par les ultralibéraux de la Commission européenne, à propos de l’ouverture des paris et autres jeux sur Internet.

Selon vous, à quoi sert une loterie d’utilité publique et comment peut-on, en collaboration avec les casinos, mettre en place une structure commune ?

Face aux attaques permanentes menées contre leurs loteries, les cantons ont pris en main leur destin depuis plus d’une année. Dans le cadre de la loi fédérale de 1923, ils ont rapidement élaboré et mis sur pied un concordat intercantonal qui leur permet de coordonner, de contrôler et d’homologuer les deux grandes loteries intercantonales et les jeux qu’elles exploitent. Ce concordat a autorisé la création d’une structure permanente : la Comlot, qui est le pendant intercantonal de la Commission fédérale des maisons de jeux pour les casinos.

Cependant, cette commission, avec l’aide des responsables « loteries » de l’Office fédéral de la justice, n’a de cesse de tenter de réduire la Comlot à un « machin » sans véritable légitimité.

Par ailleurs, la CFMJ et l’OFJ poursuivent chacun un travail de harcèlement – et c’est un euphémisme – vis-à-vis des loteries. La CFMJ dans le cadre d’une procédure visant à éradiquer le Tactilo, l’OFJ en s’apprêtant à contester systématiquement la légalité de certains jeux de loteries déjà existants et homologués par les cantons depuis des années. Par exemple, ces jours, l’équivalent alémanique du LotoExpress, jeu exploité depuis 1995 en Suisse romande, et que les responsables fédéraux n’ont jamais contesté jusqu’alors, est menacé de non-conformité avec la loi par l’Office fédéral de la justice. Si les diverses actions initiées par la CFMJ ou l’OFJ devaient aboutir, c’est plus d’une centaine de millions de francs qui seront amputés à l’utilité publique cantonale des cantons romands, mais également alémaniques et du Tessin. La culture et le sport sont les plus menacés.

À l’heure où, avec la nouvelle loi sur l’encouragement à la culture, la Confédération prépare son désengagement et se repose sur les cantons, l’attitude de certaines instances fédérales n’est pas acceptable ; elle doit être dénoncée et surtout contrée. L’initiative populaire que proposera prochainement la Loterie Romande sera un outil essentiel de clarification et permettra ou devrait permettre à l’acteur essentiel de notre démocratie, le peuple, de trancher directement la question suivante : à qui doivent profiter les pertes de joueurs de loteries ? À l’utilité publique ou aux intérêts privés ?

Cette initiative prévoit de modifier la Cons­titution pour défendre les loteries de service public, sans toucher aux positions acquises par les casinos, ni aux recettes actuelles de la Confédération. Est-ce une mission impossible pour les rédacteurs du texte ?

Une fois de plus, il s’agit de savoir si on veut que le bénéfice des loteries revienne – en large partie – au privé ou en totalité à l’utili­té publique. Le texte de l’initiative permettra d’ouvrir le débat. Pour que l’ensemble des bénéfices aille à l’utilité publique, il faut inscrire cette notion dans la Constitution. De plus, il faut éviter que la Confédération ne s’accapare des bénéfices des loteries au détriment des cantons, comme elle l’a fait avec les casinos. Il s’agit donc de défendre la souveraineté des cantons en matière de loteries. Les Romands sont attachés au système de répartitions tel qu’il existe depuis 1937. En Suisse alémanique, en revanche, Swisslos soutient beaucoup de structures, mais son action manque totalement de visibilité : les soutiens accordés, via les fonds de Loterie sont assimilés, la plupart du temps, par les bénéficiaires à de simples subventions de l’État.

En Suisse, les artistes ne débordent pas d’en­thousiasme lorsqu’il s’agit de se lancer dans une cause politique. Dans quelle mesure l’initiative « loteries » aura-t-elle besoin d’eux et sous quelle forme ?

On le sait, le sport et la culture bénéficient de 50 à 60% des bénéfices des jeux de loteries. Le débat est nécessaire et il doit être posé dans le cadre de cette initiative par les artistes eux-mêmes, chacun dans son domaine. Les artistes doivent-ils en partie dépendre des secteurs des jeux ? Pourquoi la Confédération se repose-t-elle sur le privé ou sur les cantons ? Ces questions rejoignent celles qui concernent la loi sur l’encouragement à la culture. C’est donc aux artistes d’y répondre. Pour revenir à l’initiative, je pense que les artistes doivent se profiler et coordonner leur soutien aux loteries. Ils peuvent, chacun dans leur domaine d’expression, aider à la récolte de signatures, élément essentiel de notre succès.


[#1] Le premier mécène romand en péril, dans la collection Le Savoir Suisse, 2006.