La Suisse allemande se mobilise, elle aussi

Numéro 18 – Juin 2008

Depuis le lancement de l’initiative Pour des jeux d’argent au service du bien commun à la fin avril, la scène culturelle romande se mobilise, comme on a pu le constater à travers les témoignages publiés dans le n°17 de CultureEnJeu ainsi que sur www.cultureenjeu.ch. Et même si les loteries suisses allemandes, regroupées dans Swisslos, ont un impact et une notoriété moindre que la Loterie Romande, elles jouent, elles aussi, un rôle primordial pour l’aide à la création et à la diffusion artistique. Vous trouverez dans les pages suivantes des réactions et des témoignages de dif­férents acteurs de la scène suisse alé­­manique qui démontrent leur atta­che­ment au système actuel que défend l’ini­tiative. Ces interventions sont ex­trai­tes du numéro spécial en allemand que l’association CultureEnJeu sort en ce moment.

Franz Hohler

Écrivain et cabarettiste, Zurich – « Rumeur »

« Dans des hauts lieuxOn réfléchitainsi murmure-t-onde privatiser les nuagesdes déversements importantssont attendusle vent aussisera bientôt négociéà la boursela fusion de hautes et basse pressionsest imaginableles effets de synergie seraient considérableset déjà commencela spéculation,les dérivés de précipitationsdes contingents de vagues de chaleuret des optionsd’orages d’été. »

Ce qui est en jeu

Les sociétés de loteries Swisslos et la Loterie Romande, chargées par les cantons d’organiser les jeux de loterie, font l’objet de pressions importantes de toutes parts. L’initiative populaire Pour des jeux d’argent au service du bien commun essaie d’inscrire la loterie, telle qu’elle est réglementée aujourd’hui, dans la Constitution. Elle vise à assurer les recettes pour la culture et le sport.

La loterie est une bénédiction, nous dit le Conseiller d’État des Grisons Claudio Lardi dans notre interview. Son avis coïncide avec ceux des Conseillers d’États en charge des affaires culturelles et sportives dans l’ensemble des cantons suisses. Grâce à l’argent des fonds de loterie et de sport, plus d’un demi milliard de francs peut être alloué chaque année à la culture, au sport et aux affaires sociales. Des milliers de manifestations, d’institutions culturelles, d’associations sportives, de sportifs et d’acteurs culturels en profitent dans tout le pays.

Cette bénédiction financière suscite cependant des convoitises de toute part. Ainsi, la Confédération souhaiterait recevoir une plus grande part des recettes des jeux d’argent. Des organisations importantes, surtout dans les domaines humanitaires et écologiques, voudraient organiser elles-mêmes des loteries et des entreprises privées internationales font pression pour une libéralisation des services de loterie, afin de pouvoir faire des affaires en Suisse. La concurrence des jeux d’argent sur Internet fait déjà partie de la réalité, ne faisant guère pour l’instant l’objet de contrôles ou de combats.

La Confédération et les cantons luttent pour des compétences

Aujourd’hui, le point central de la discussion se situe cependant entre la Confédération et les cantons. La Confédération essaie à différents niveaux de limiter les compétences des cantons dans le domaine des services de loterie, voire de les leur arracher. Ainsi, la révision de la loi sur les loteries prévoyait la possibilité d’enlever aux cantons la compétence pour autoriser des loteries de grande envergue et de la centraliser au niveau fédéral. Après une critique sévère du projet par différents milieux, le Conseil fédéral a suspendu la révision de la loi en 2004 et les cantons ont réglementé les questions de loterie par un concordat. Mais la lutte continue, la révision de la Loi fédérale sur les loteries et les paris professionnels, datant de plus de 80 ans, n’est pas enterrée définitivement. Lorsque la souveraineté en matière de loterie incombera à la Confédération, celle-ci cherchera à détourner l’argent ainsi généré dans ses propres caisses, en l’investissant pour l’AVS par exemple, comme les redevances des casinos. Les cantons, et par là la culture et le sport, finiraient perdants.

Afin de documenter l’inadéquation de la loi sur les loteries et la nécessité pour la Confédération de bénéficier de plus de compétences en matière de loteries, différentes instances fédérales comme l’Office fédéral de la justice (OFJ) et la Commission fédérale des maisons de jeu (CFMJ) ont mené une véritable guérilla contre Swisslos (les loteries intercantonales en Suisse allemande) et la Loterie Romande. Les autorités fédérales veulent empêcher le lancement de nouveaux produits des sociétés de loterie et menacent ainsi l’avenir économique de ces dernières. L’exemple le plus frappant est l’interdiction par la CFMJ des machines Tactilo, installées uniquement en Suisse romande, qui servent à vendre des cartes à gratter. La CFMJ défend l’opinion selon laquelle les cartes à gratter vendues par les machines Tactilo ne relèveraient pas de la loterie, mais du jeu de hasard.

Ces machines ne devraient donc pas être installées dans des cafés ou des restaurants, mais seulement dans les casinos. La Loterie Romande a fait recours contre cette décision. Le procès est actuellement en attente au Tribunal administratif fédéral et sera sans doute jugé par le Tribunal fédéral. Pour la Loterie Romande, beaucoup d’argent est en jeu : les Tactilo sont responsables de plus d’un tiers des recettes annuelles s’élevant à 180 millions de francs. En Suisse allemande, un projet existait pour une machine semblable. Il a été mis en attente à cause du procès en cours. « Entre temps, il est certainement dépassé » explique Roger Fasnacht, directeur de Swisslos. Il critique la polémique inutile autour des Tactilo qui suscite un flou et limite le développement d’un projet similaire en Suisse allemande.

Tant Swisslos que la Loterie Romande partent du principe que le procès Tactilo peut être gagné. L’obstruction permanente par la Confé­dération pèse cependant sur les loteries. Le directeur de Swisslos, Roger Fasnacht, le dit clairement : « Si chaque modernisation des produits de loterie doit faire l’objet d’attaques par les instances fédérales contre les autorités cantonales de surveillance et d’autorisation, alors l’existence des loteries est menacée. » Car celles-ci doivent pouvoir moderniser leur offre, afin de s’adapter aux besoins changeants de leurs clients et de pouvoir faire face à la concurrence internationale, notamment sur Internet.

Des privés veulent remplir leurs caisses

Tandis que d’un côté les instances fédérales contrarient la modernisation des offres de loterie, de l’autre des entreprises et leurs investisseurs privés cherchent à modifier la régulation des jeux de loterie et des paris sportifs dans l’UE et en Suisse. Dans tous les pays d’Europe de l’Ouest, les bénéfices de loterie sont alloués en premier lieu au bien commun et au sport. Il s’agit de milliards, et personne ne s’étonne que les investisseurs privés et les banquiers d’investissement cherchent à conquérir ce marché lucratif.

Le transfert des compétences des cantons à la Confédération serait le premier pas d’une libéralisation des services de loterie. Une libéralisation aurait pour conséquence une diminution des recettes de Swisslos et de la Loterie Romande. D’une part parce qu’une partie du bénéfice partirait dans les caisses des fournisseurs privés, d’autre part parce qu’une plus grande part de l’argent misé devrait être investi pour le marketing et pour la distribution aux gagnants en raison de la concurrence ainsi instaurée.

La Suisse a déjà expérimenté les dimensions dévastatrices et les méfaits provoqués par un tel combat de concurrence dans les années 1920 lorsque les services de loterie se sont trouvés hors de contrôle. La prolifération sauvage a trouvé à l’époque sa réponse dans la loi sur les loteries encore d’actualité aujourd’hui, qui attribue aux cantons la compétence de l’organisation des jeux de loterie et qui définit que les bénéfices doivent être mis au service de l’utilité publique ou de la bienfaisance. Une libéralisation représenterait une menace pour ce principe. Au lieu d’investir les bénéfices dans le bien commun, au moins une partie serait privatisée. L’initiative s’y oppose en voulant inscrire le principe de base dans la Constitution selon lequel les jeux d’argent autorisés par les cantons et la Confédération doivent servir l’utilité publique.

L’initiative ne résout pas tous les problèmes d’un coup. Mais une position claire de la population en faveur de la répartition actuelle entre la Confédération et les cantons – la Confédération a la responsabilité des casinos, les cantons celle des loteries – et du principe que les revenus des jeux d’argent doivent être mis au bénéfice du bien commun serait un signe politique fort contre la libéralisation et la privatisation. Aujourd’hui, un tel signe est nécessaire, afin que l’argent récolté grâce aux loteries continue à être investi dans la culture et dans le sport.