Le Maître du Je(u) – Petite réflexion philosophique sur le jeu

Numéro 19 – Septembre 2008

Une véritable industrie du divertissement

Dans une société qui a inscrit le temps libre des loisirs comme un droit inaliénable et qui s’est dotée d’une véritable industrie du divertissement pour le remplir, le jeu se devait de prendre une place prépondérante. Les activités ludiques n’ont sans doute jamais été aussi nombreuses, aussi largement diffusées qu’à notre époque, la télévision, Internet, les consoles vidéos ou encore les magazines spécialisés entretenant quotidiennement la passion de jouer. Ce phénomène de croissance déborde largement le cadre des jeux de sociétés ou des jeux d’argent. Que l’on songe, par exemple, à l’impact des derniers Jeux Olympiques : aucun autre événement ne parvient à réunir en un même lieu autant de personnes différentes, à susciter partout sur la planète un égal engouement, une comparable ferveur. Que l’on songe encore à la multiplication des offres culturelles, à cette profusion de spectacles qui mettent au devant de la scène le jeu des acteurs, le jeu des comédiens, le jeu des danseurs et des musiciens.

La passion du jeu est de tous les temps

Si notre époque cultive avec passion le jeu et en crée sans cesse de nouvelles formes, on aurait tort de croire cette prédilection récente. La passion du jeu est de tous les temps, de toutes les civilisations. Antérieure aux avancées technologiques qui en ont étendu l’emprise, on la retrouve dès l’origine, comme un antidote aux rigueurs d’une existence vouée au manque et au dénuement. Quelques pierres polies retirées au cours d’eau ou un dessin sommairement tracé sur le sol à l’aide d’une brindille suffisaient déjà à délimiter un espace et un temps différents, un espace et un temps qui n’appartenaient plus au labeur et à la lutte pour la survie, mais à la détente, à l’insouciance, au délassement. Sans remonter aussi loin, que l’on se remémore le temps de la Grèce antique : à quoi s’adonnait l’homme libre lorsqu’il n’était pas astreint à des tâches citoyennes ? À des joutes oratoires, à des joutes poétiques, à des joutes athlétiques, autant d’occasions de mettre en jeu les dispositions de son corps (jocus), les ressources de son esprit (locus). Par défi et pour la palme de sa propre élection.

L’homo ludens

Plus encore que la variété des jeux et leur célébration contemporaine m’intéresse ici leur permanence au travers des âges. Ce fait difficilement contestable confère aux activités ludiques une signification plus ample que celle de l’avidité pécuniaire ou du simple délassement ; discrète, elle s’enracine dans des besoins primordiaux de notre identité. Peut-on mettre en lumière les ressorts impliqués dans la passion du jeu ? Peut-on déterminer ce qui en est la source, et aussi la naturelle visée ? Dans un essai célèbre paru dans les années 1930, le sociologue hollandais Johan Huizinga proposait que l’on appréhende la nature de l’homme non seulement par le prisme commun du « savoir » et du « faire », mais encore par celui du « jouer » : aux visages contrastés de l’homo sapiens et de l’homo faber s’adjoindrait ainsi celui de l’homo ludens et avec lui, de tout un pan d’activités distinctes, impossibles à comprendre à la lumière des caractéristiques des deux premiers. Qu’est-ce qui dès lors prend forme chez l’homme au travers du seul geste ludique ? Pour répondre à cette question, il faut se demander ce qui est en jeu dans le jeu, ce qui en constitue le discret enjeu.

Une conscience irréfléchie

Des enfants jouent à la marelle ; un adulte gratte une carte ou coche des numéros sur une grille ; un sprinter s’élance sur la cendrée ; un pianiste improvise sur la portée rythmique tracée par d’autres musiciens. À l’évidence, ces activités sont bien différentes ; elles relèvent toutes cependant du registre du ludique et, à ce titre, on peut leur reconnaître des points communs : toutes sont plaisantes, délibérées et absorbantes. Le jeu est une activité libre qui procure des sensations agréables et absorbe complètement le joueur dans le fil de son déroulement. Le joueur se distingue en cela du « penseur » ou du « savant » : il ne peut être à la fois dans le jeu et demeurer lui-même au dehors, à la manière de l’observateur, sans que cette distance inhérente à la conscience réflexive ne le mette hors jeu ou ne le condamne à jouer faux – le musicien qui se retire pour se voir jouer ou qui s’interroge soudainement sur la qualité de son exécution encourt à l’instant même l’erreur ou la maladresse ! Ni retrait, ni neutralité, pas plus de retour à l’état de douce inconscience. Sans doute faut-il parler avec Sartre de « conscience irréfléchie », d’une présence à soi ramassée dans l’instant, entièrement contenue dans la situation, confondue avec le mouvement de l’action. Le joueur se distingue non moins nettement de la figure du « travailleur » : par le plaisir qu’il ressent et qui le motive ; par le désintéressement de son geste qui ne répond à aucun exigence productive, ne satisfait aucune utilité pratique ; enfin, par le refus de toute contrainte extérieure. Le jeu n’impose en effet au joueur d’autres obligations que le seul respect de ses propres règles, des règles qui rendent le jeu possible et ne sont pas à proprement parler des contraintes, mais des conditions.

Le jeu n’est pas toujours là où on le croit

Certes, le joueur n’entre pas démuni dans l’arène du jeu ; il dispose d’atouts, il peut faire valoir son talent ou son art. Le jeu ne peut se limiter cependant au maniement des armes de la stratégie, du savoir-faire, de l’habileté acquise ; il ne peut se réduire à la souffrance de l’entraînement, à l’effort de la répétition ; il ne peut non plus se résumer à l’espoir d’un gain éventuel, d’une plus-value qui justifierait la mise initiale. Le jeu n’est plus alors du jeu, mais du calcul, de l’arithmétique comptable, de l’activité productive, de la transaction commerciale. La distance qui sépare le monde du joueur de celui du penseur et du travailleur est étroite et il suffit d’un écart d’intention, d’une variation de l’attitude ou de l’humeur pour qu’ils s’échangent ou se recouvrent l’un l’autre ; pour celui-ci qui exerce son labeur avec passion et plaisir, le travail devient un jeu, alors qu’à l’inverse celui-là qui a fait du jeu sa profession retrouve les contraintes et le déplaisir inhérents à toute activité laborieuse. Dans une société qui promeut le loisir à la manière d’une industrie et calque nombre de ses jeux sur celui de la bourse, l’extension du domaine des activités ludiques n’est peut-être qu’illusoire, la règle du jeu pliant sous la contrainte de la loi du marché. En cette subtile matière, il n’est pas inconsidéré de penser que les extrêmes se rejoignent : celui qui se refuse au jeu – par peur d’y perdre sa prétention au savoir, sa dextérité ou encore son argent – ressemble étrangement à celui qui fait du jeu sa profession : cherchant à le fuir ou au contraire à se l’approprier, l’un et l’autre conjurent le risque, thésaurisent l’acquis dans le refuge du travail. Ou du capital. Le jeu n’est pas toujours là où on le croit…

I am the number one

Si le joueur entre dans l’espace du jeu pourvu d’une certaine habileté, il n’en demeure pas moins jamais assuré du résultat ; quelque chose toujours lui échappe, quelque chose toujours déborde sa maîtrise, quelque chose toujours demeure à conquérir. Dans le jeu, le joueur se mesure à plus grand que soi – l’autre qu’il affronte et se présente à lui comme un adversaire imprévisible, la chance qu’il ne peut jamais contrôler. Prend-t-on en considération ce fait : si le joueur était assuré de perdre, il ne jouerait pas ; à l’inverse, s’il était toujours assuré de gagner, il ne manquerait pas d’abandonner le jeu pour lui en préférer un autre. L’intérêt, la valeur du jeu réside pour une bonne part dans l’atmosphère d’incertitude qui le baigne, dans le doute qu’il génère, dans la peur ou l’espoir qu’il entretient. Le joueur veut assurément gagner, il aspire à être du jeu le seul vainqueur – “I am the number one” lançait face à la caméra Usain Bolt au terme de sa course victorieuse à Pékin, le joueur recouvrant à cet instant même ce qu’il avait mis en jeu : son ego. Un ego maintenant confirmé par la clameur du stade. Quel que soit son art ou sa ruse, sa préparation ou ses dispositions du moment, le joueur ne peut néanmoins préjuger du hasard, de l’aléatoire, de l’intensité des forces concurrentes. Aucune science, aucune dextérité qu’il emprunterait aux deux autres figures de l’affirmation de soi – homo sapiens et homo faber – ne peuvent l’assurer d’atteindre la plus haute marche ou de décrocher le gros lot. Emporté dans le mouvement du jeu qui oscille entre le gain et la perte, entre la victoire et la défaite, entre la chance et la malchance, il est ignorant plus encore que savant, maladroit plus encore qu’habile, démuni plus encore que dominant. Mieux sans doute que dans le savoir ou le faire, le jeu implique de se mesurer à ce qui toujours échappe aux prérogatives du soi : le jeu est l’expérience troublante d’une altérité irréductible.

La perte demeure aléatoire

La fascination qu’exerce le jeu tiendrait donc essentiellement à cela : le joueur y est conduit toujours plus loin, toujours plus près de sa limite, aux confins de l’ignorance et de l’impuissance. L’image la plus saisissante, la plus vertigineuse de ce périple aventureux se trouve sans conteste dans le film Le septième sceau ; Bergman y met en scène un personnage qui joue aux échecs avec la mort. Mise en jeu ultime dans laquelle le joueur accepte de défier, au risque de se perdre lui-même, ce qui a le pouvoir irréductible de l’aliéner. Joute ultime qui laisse entrevoir la dimension profondément tragique de l’existence, la mort vers laquelle elle se dirige inexorablement conférant à nos savoirs et à nos œuvres laborieusement confectionnées l’aspect de la comédie, l’air de la plaisanterie. Pour échapper au non-sens ou à l’absurdité d’une existence perdue d’avance, le meilleur antidote resterait le jeu ; tel est bien le sens du pari de Pascal : le gain ou la perte demeurant également aléatoire, autant parier sur ce qui peut donner un sens à la vie ; autant miser sur l’existence de Dieu et avec elle, sur une « infinité de vie infiniment heureuse à gagner »…
Le jeu attire à lui le joueur, parce que du jeu le je n’est pas le maître. Et, qu’à l’évidence, il remporterait la mise à le devenir…