Quand les joueurs perdent, la culture et le sport gagnent

Numéro 19 – Septembre 2008

Au cours d’une récente soirée avec quelques acteurs culturels – bénéficiaires passés, présents ou futurs d’un soutien de la Loterie Romande (LoRo) –, j’ai été assez stupéfait par l’indifférence, confinant à un certain mépris, dans lequel certains tenaient le joueur de loterie. Ils oubliaient, tout simplement, que le principal mécène de la culture et du sport, dans notre pays, c’est LE JOUEUR ! Le cinéaste Pierre-Yves Borgeaud l’a d’ailleurs fort bien illustré, dans un court-métrage de la Loterie Romande, il y a quelques années. Chaque bénéficiaire doit s’en souvenir : les bénéfices générés par les loteries ne sont rien d’autre que « les pertes des joueurs ».

En 2006, sur un total d’enjeux d’environ 1,57 milliard en Suisse romande, la somme que les joueurs se sont finalement partagée s’est élevée à environ 1,2 milliard. C’est beaucoup, mais chaque joueur abandonne, au départ, entre 8 et 50% de sa mise à l’organisateur. Et il le sait, c’est de la règle commune à toute loterie.

En résumé, pour chaque franc joué, la Loterie Romande redistribue aux joueurs, en moyenne, 76 centimes sous forme de gains.
Cette différence entre les enjeux encaissés par un exploitant de jeux et les gains qu’il redistribue aux joueurs est appelée « Revenu brut des Jeux » (RBJ). Soit : les pertes des joueurs. Le RBJ représente le chiffre d’affaires d’un exploitant de jeu.

En 2006, la LoRo a atteint un RBJ de 370,68 millions de francs. Une fois payés les frais d’exploitation, commissions aux détaillants, prévention du jeu excessif et autres taxes, la Loterie Romande dégage un bénéfice (188,56 millions en 2006) qui est redistribué à l’utilité publique des six cantons romands, donc au « bien commun ». Près de 1,5 milliard de francs ont ainsi été redistribués en Suisse romande au cours des 10 dernières années !Dans la plupart des pays, les bénéfices des loteries vont intégralement aux caisses de l’État. La Suisse (par la loi fédérale de 1923) fait exception. Les loteries fiscales y sont interdites ; les cantons ne peuvent autoriser que des loteries à but d’utilité publique non fiscale ou non étatique.

Économiquement, les soutiens distribués par les loteries dans les cantons sont dans de très nombreux cas (aides à la Culture, au Sport, dans le domaine social, etc.) des substituts de dépenses publiques qui seraient autrement à charge des collectivités publiques (cantons et communes).
De ce fait, le bénéfice dégagé par les 2 loteries autorisées puis distribué à l’utilité publique cantonale est tout à fait assimilable à un impôt.

Joueurs de loteries et parieurs, pressés comme des citrons

Or, contrairement aux centaines de milliers de joueurs, la plupart des bénéficiaires semblent ignorer que les gains de loteries, dans notre pays, sont frappés d’un second prélèvement. Expressément fiscal celui-là !

En effet, les gains de loterie ou de paris sont traités comme des revenus s’ajoutant au salaire ou autres revenus, entraînant pour les contribuables une hausse d’impôt d’autant plus forte que le taux est progressif. Pour contraindre les joueurs à déclarer leurs gains, la loi sur l’impôt anticipé soumet les gains de loteries ou paris organisés en Suisse à un impôt anticipé de 35% dès qu’ils dépassent 50 frs.

Après avoir déclaré son gain au fisc, le joueur peut théoriquement récupérer la part de l’impôt anticipé qui excède le prélèvement sur le gain. Mais le plus souvent le prélèvement, fédéral, cantonal et communal, est sensiblement égal à l’impôt anticipé de 35%, si bien que le joueur ne récupère pas grand-chose. Dans de nombreux cantons, il doit même s’acquitter d’un complément d’impôt !

Souvent, pour un salarié moyen ou modeste, la déclaration en vue du remboursement n’en vaut pas la peine ; un grand nombre de joueurs renoncent aux démarches dans ce sens. C’est ainsi qu’annuellement plus de 100 millions « alourdissent », à Berne, les caisses de l’impôt sur le revenu.

Deux poids, deux mesures

Pour « maintenir leur compétitivité », cantons et Confédération n’ont de cesse d’accorder abattements et autres arrangements fiscaux à des entreprises ou des catégories de gros contribuables bien ciblées…

Au désintérêt qu’il manifeste à l’égard de la double imposition des joueurs de loterie ou de paris (composante fiscale du RBJ et impôt sur les gains), le fisc helvétique ajoute une scandaleuse inégalité de traitement entre les joueurs de notre pays.
En effet, les gains réalisés dans les casinos suisses sont exempts de tout impôt !
Cette situation a pour conséquence un lent mais réel déplacement des joueurs de loteries et de paris suisses vers les maisons de jeux. Or, le RBJ des maisons de jeu est soumis à un impôt qui va principalement à l’AVS fédérale et partiellement aux cantons qui abritent des casinos B ; les casinos ne sont ainsi pas incités à soutenir la culture ou le sport. Ou s’ils le font, c’est à doses homéopathiques !

Être actifs face à Internet

Les loteries ou paris qui ne sont pas organisés en Suisse ne sont pas sujets à l’impôt anticipé. C’est en particulier le cas des jeux sur Internet exploités depuis l’étranger (ou sur des sites dont nul ne connaît l’emplacement).

Quant aux « jeux en ligne », la dérégulation est désormais à l’ordre du jour. En Suisse comme chez nos voisins, l’offre déjà importante de jeux d’argent sur la Toile va – très rapidement – être démultipliée.

Face à ce mouvement de « libéralisation » des jeux en ligne, les grands organismes de jeux, notamment le PMU et la Française des Jeux, ont déclaré récemment qu’ils étaient décidés à êtres très actifs sur Internet où ils offriront tous leurs grands jeux et paris. Avec, bien sûr, des gains nets d’impôt. Les autres grandes loteries européennes seront également toujours plus présentes sur le Web.

Il ne faut pas être candide ! Dans un très proche avenir (2009 pour la France), il sera possible, banal, de jouer depuis la Suisse à l’Euro Millions, au PMU, comme à d’autres grands jeux et paris, depuis son ordinateur, directement avec sa carte de crédit. En matière de jeux d’argent, il faut donc s’attendre à un proche emballement sur le Web (plus tard, via la téléphonie mobile).

Pour ne plus être taxés deux fois, de nombreux amateurs suisses de jeux de loteries, type Lotto ou Euro Millions, de paris hippiques et sportifs, se tourneront, tout naturellement, vers les sites de ces grands opérateurs si la Suisse persiste à vouloir le beurre et l’argent du beurre.

Aujourd’hui d’ailleurs, les amateurs de jeux de loterie et de paris sont déjà des milliers à « jouer avec leurs pieds » en se rendant, quotidiennement ou hebdomadairement, dans les points de vente français frontaliers de St-Gingolph à Boncourt. Par exemple, le point de vente PMU de Ferney-Voltaire récolte, à lui tout seul, autant d’enjeux hippiques que l’ensemble du canton de Genève !

Le maintien des bénéfices des loteries pour le bien commun passe aussi par la remise en cause de l’impôt sur les gains !

L’accélération de l’« expatriation des enjeux », que la LoRo dénonce depuis des années, a aujourd’hui – et plus demain encore via le Net – pour conséquence une diminution importante des ressources pour la culture et le sport dans nos régions.

Il ne s’agit pas d’opposer la question de la double imposition des gains de loteries et de paris aux thèmes proposés par l’initiative de la Loterie romande, mais de compléter cette dernière tout en réparant une injustice.

Le débat sur l’impôt est central, il ne doit plus être occulté ; c’est dans l’intérêt de l’utilité publique.
Pour des raisons d’« unité de matière », il n’était semble-t-il pas possible d’introduire la suppression de l’impôt sur les gains dans le texte de l’initiative déjà lancée. Mais, comme on peut le craindre, rien ne changera rapidement, au sujet de l’imposition des gains de loteries, au plan fédéral. Dans ce cas, il faudra envisager (avant 2011, date de la révision annoncée de la Loi sur les loteries) le lancement d’une seconde initiative populaire visant, elle, à traiter les gains de loteries ou de paris comme ceux de casinos suisses : libre d’impôts.

Une telle initiative rencontrerait sans aucun doute le soutien d’une majorité de joueurs qui, faut-il le rappeler, représente plus de 55% de la population adulte.
L’intérêt bien compris des bénéficiaires, des collectivités publiques, à maintenir le principe du « bénéfice des jeux d’argent pour le bien commun » à son niveau actuel, passe par un véritable et vigoureux soutien à toute action visant à supprimer l’impôt sur les gains de loteries et de paris autorisés en Suisse.

L’essentiel est de libérer le joueur d’une imposition inéquitable et contre-productive, puisque le libéralisme envahissant et les progrès de la technologie vont l’orienter de plus en plus facilement vers des exploitants de jeux suisses (casinos) ou étrangers (n’importe quels jeux) qui n’ont aucune vocation à financer la culture ou le sport dans nos cantons.

Les très nombreux bénéficiaires des jeux de loteries et paris rendront ainsi justice à l’acteur central des jeux d’argent, au principal mécène culturel et sportif de notre pays : le joueur !