Les loteries tirent leur épingle du jeu

Numéro 2 – Juin 2004

Enfin ! Après deux ans et demi de lutte contre le projet de loi sur les loteries concocté par Ruth Metzler, enJEUpublic accueille la nouvelle avec un immense soulagement : le Conseil fédéral vient d’annoncer la suspension de la révision en cours ! Il donne aussi son accord de principe à la création d’une commission intercantonale de surveillance, à la satisfaction des cantons comme de la Loterie Romande et de la loterie alémanique Swisslos. Une bataille a donc été gagnée dans la guerre des jeux, mais les grandes loteries doivent aujourd’hui faire face à l’expansion menaçante du marché des casinos qui, contrairement à ces dernières, ne redistribuent qu’une part dérisoire de leurs bénéfices à la culture. Il faut que ça change !

Lancé en 2001 par Ruth Metzler, alors à la tête du Département fédéral de justice et police (DFJP), le projet de Loi fédérale sur les loteries et paris professionnels (LLP) a été désavoué par le Conseil fédéral en août dernier. Farouchement opposés à cette révision, les exploitants de grandes loteries, les cantons et les milieux culturels représentés par l’association enJEUpublic voyaient enfin l’« ennemi » reculer. On s’est pourtant bien gardé de crier victoire, car la balle restait dans le camp du DFJP désormais sous la direction de Christoph Blocher. Fin mai, ce dernier demandait au Conseil fédéral de « suspendre provisoirement » la révision en cours, en précisant toutefois qu’elle pourrait revenir à l’ordre du jour d’ici quelques années.

Sachant que les revenus du Tactilo représentent 30 % des recettes de la Loterie Romande, l’enjeu était de taille!

Victoire ou sursis ? Il faut rappeler que la décision du conseiller fédéral Union démocratique du centre (UDC) va à l’encontre de la position officielle de son propre parti : le conseiller national J. Alexander Baumann, qui exigeait en décembre une révision partielle et rapide de la LLP, déposait en mai une question intitulée « Abus et manque de transparence dans le domaine des loteries », tandis que le porte-parole de l’UDC, Yves Bischel, prône toujours « une libéralisation totale des loteries ». Monsieur Blocher aurait-il changé d’avis ? Ou serait-il gêné aux entournures dans ses nouvelles fonctions ? Sa décision, qui vient apaiser les tensions entre Berne et les cantons, semble toute tactique. Et les partisans de la libéralisation des loteries sauront attendre leur heure.

Dans la foulée, Christoph Blocher donnait aussi le feu vert à une proposition des cantons, soutenue par la Loterie Romande et Swisslos : la création d’une commission intercantonale chargée de veiller au respect des règles et d’une meilleure transparence des rapports entre les exploitants de loteries, les organes qui redistribuent leurs bénéfices et les pouvoirs cantonaux. Un groupe de travail de la Conférence romande de la loterie et des jeux, présidée par la conseillère d’État vaudoise Jacqueline Maurer, élabore actuellement un projet de concordat qui doit réglementer le monopole des grandes loteries. Comme le précise le communiqué de presse du département de Herr Blocher, c’est en « contrepartie » que le Conseil fédéral suspend la révision de la loi sur les loteries.

La future convention intercantonale devrait donc permettre de centraliser la procédure d’autorisation et la surveillance des loteries. Directeur de la communication de la Loterie Romande, José Bessard souligne qu’il s’agit avant tout de trouver une « unité de doctrine dans le respect des particularités régionales et linguistiques ». Fédéraliste par essence, ce concordat pourrait ainsi déboucher sur la création de deux sous-commissions, romande d’une part, alémanique de l’autre. Si les vingt-six cantons parviennent à s’entendre, le projet devrait être prêt pour la fin de l’année, présenté et discuté lors d’une conférence en janvier prochain, et la commission intercantonale pourrait entrer en fonction le 1er janvier 2006.

Le Tactilo sauvé des eaux

L’ajournement de la révision et la perspective de création d’une commission intercantonale, qui devrait être habilitée à autoriser de nouveaux jeux de loterie, impose par ailleurs un cessez-le-feu entre casinos et loteries dans le conflit portant sur les automates de jeu.

En avril, lors de sa conférence de presse annuelle, la Fédération suisse des casinos (FSC) dénonçait encore l’installation de 600 appareils Tactilo dans 300 établissements publics, accusant la Loterie Romande de « concurrence déloyale » aux quelque 4000 machines à sous tapies dans l’ombre des maisons de jeu. Rappelons qu’en Suisse, on ne joue pas à n’importe quoi n’importe où : régis par la Loi fédérale sur les loteries et paris professionnels et la Loi fédérale sur les jeux de hasard et les maisons de jeu, les jeux d’argent sont soit considérés comme des loteries – dont le bénéfice est redistribué à des institutions d’utilité publique ou de bienfaisance – soit comme des machines à sous de casino qui font la fortune de grands groupes privés et renflouent par l’impôt les caisses de la Confédération. Pour mémoire, le projet de révision avorté de la LLP se contentait de garantir le maintien des types de jeux existants, mais avec l’avènement du « tout-électronique », l’offre s’est élargie, suscitant une bataille juridique.

Nouveaux venus sur le marché, les casinos prétendaient interdire aux loteries d’exploiter leurs jeux traditionnels sous forme informatique. Malgré les conclusions d’expertises réalisées à la demande du DFJP et des cantons romands, la FSC rêvait déjà de voir le Tactilo assimilé à une machine à sous relevant de sa compétence. Sachant que les revenus du Tactilo représentent 30 % des recettes de la Loterie Romande, l’enjeu était donc de taille ! Pour José Bessard, son porte-parole, « on était arrivé dans une impasse ». Le Conseil fédéral a donc étudié la possibilité de légiférer sur ce point, comme le souhaitaient les casinos, mais a finalement confié aux tribunaux le soin de clarifier la question. Or, à ce jour, aucune plainte n’a encore été déposée...

Monopole toi-même

En fait, la polémique autour du Tactilo est surtout révélatrice de la guerre sans merci que se livrent casinos et loteries pour s’imposer sur le marché suisse des jeux d’argent. Depuis l’entrée en vigueur de la LMJ, en avril 2000, les maisons de jeu ont débarqué sur ce marché, occupé par la Loterie Romande depuis 1937. Avec vingt-et-un casinos au bénéfice d’une concession délivrée par la Commission fédérale des maisons de jeu (CFMJ), la Suisse peut se targuer de receler la plus forte densité d’Europe sur son territoire !

Avec vingt-et-un casinos au bénéfice d’une concession délivrée par la Commission fédérale des maisons de jeu, la Suisse peut se targuer de receler la plus forte densité d’Europe sur son territoire!

Entre casinos, la concurrence fait donc rage et, comble du libéralisme triomphant, le spectre du monopole plane déja sur ce champ de bataille. Une interpellation du conseiller d’État Parti ouvrier populaire (POP) Josef Zisyadis, déposée au Conseil national le 17 mars, résume bien la situation : « Depuis l’ouverture des nouveaux casinos, agréés par la Commission fédérale des maisons de jeux (CFMJ), les concentrations, les fermetures s’accentuent. Le casino d’Arosa a disparu. Le casino de Zermatt se trouve incapable d’ouvrir.

Pendant ce temps, le groupe Accor et le groupe Barrière ont créé un groupe commun, embryon d’un supergroupe européen. Or, le groupe Accor détient 60 % du Casino du Jura et 100 % de celui de Granges-Paccot. De même, le groupe Barrière est l’actionnaire principal du Casino de Montreux. Parallèlement à ces concentrations européennes, nous assistons aussi à une concentration internationale de ces deux sociétés avec la société Colony (USA). De fait, ces sociétés contrôlent déjà trois casinos romands. » En écho aux questions formulées par Jospeh Zisyadis, on se demande en effet si le Conseil fédéral suit activement l’évolution de la concentration monopolistique de ce marché en pleine expansion et si cette situation n’exige pas aujourd’hui une modification urgente de la loi pour placer des garde-fous contre le risque de monopole. La Commission fédérale des maisons de jeu (CFMJ) a effectivement prévu de se pencher sur ce problème, mais pas avant 2006 !

Le produit brut des jeux de l’année 2003 annoncé par la Fédération suisse des casinos s’élève à 561 millions de francs, soit près du double des 300 millions engrangés en 2002

Ces inquiétudes sont d’autant plus légitimes que la concurrence pourrait bientôt s’intensifier aussi entre maisons de jeu de type A et B. Au bénéfice d’une concession B qui limite le nombre de machines à sous, les mises et les gains, plusieurs établissements sont aujourd’hui dans une situation précaire. À leur demande, le DFJP vient de mettre en consultation une révision de l’Ordonnance fédérale sur les maisons de jeu. Le projet prévoit d’autoriser les casinos B à offrir les mêmes types de jeux que les casinos A, d’accroître les gains des machines à sous en augmentant les mises maximums de 5 à 25 francs et – comble de la mansuétude ! – de réduire leurs charges fiscales. La procédure de consultation sera close le 25 juin.

Le gros lot des casinos

En pleine explosion, le marché des casinos tend en toute logique libérale à empiéter sur les plates-bandes des loteries, ou du moins à entraver leur développement. Les attaques en règle contre le Tactilo, le PMU romand ou le Sportipp de Swisslos témoignent de cette tension. Pour peu, on croirait que les maisons de jeu ont le couteau sur la gorge. Et pourtant, le produit brut des jeux de l’année 2003 annoncé par la Fédération suisse des casinos (FSC) s’élève à 561 millions de francs, soit près du double des 300 millions engrangés en 2002. Et le mensuel économique Bilan prévoit déjà que plus de 4 millions de joueurs dépenseront dans les casinos suisses quelque 700 millions de francs en 2004 – 650 millions selon les prévisions de la FSC – dont une bonne moitié finira dans les caisses de la Confédération. La Loterie Romande, qui doit publier ses résultats en juin, annonce de son côté un revenu brut des jeux estimé à 300 millions de francs (contre 280 millions en 2002), dont 170 millions profiteront cette année à la culture, à la recherche, au sport et au social. Au-delà du chiffre d’affaires ou des types de jeux autorisés, c’est bien ce principe de redistribution des bénéfices du jeu à des institutions d’utilité publique ou de bienfaisance qui distingue les loteries des casinos.