Comment les ninjas ont fait sauter la banque

Numéro 20 – Décembre 2008

Article paru dans Les Afriques, 28 novembre 2008
La scène se passe à Paris dans le salon d’un grand hôtel du centre-ville. Un petit groupe de banquiers réunis autour d’un pot de départ de l’un d’entre eux. Après des années dans la capitale française, ce spécialiste des financements structurés d’un grand établissement financier est affecté à New York, sa ville d’origine, où il doit superviser les engagements de la filiale nord-américaine de la banque parisienne.

L’ambiance, détendue et plutôt intime, est strictement masculine, aucune femme ne semble faire partie de ce cénacle de professionnels de la finance. La vingtaine de cadres de diverses banques et sociétés de conseil, verre à la main, sont habillés casual ; le pot a lieu un vendredi, jour « décontracté ». Ils se connaissent depuis longtemps et ont partagé au fil des évolutions de leur métier bien des expériences, bonnes et moins bonnes.

Bien sûr, toutes les discussions tournent autour de la crise financière et de la déconfi­ture de nombreuses banques, pourtant réputées pour leur virtuosité et leur savoir-faire. L’auditeur profane serait surpris de constater que ces banquiers semblent se réjouir de la situation, quelques éclats de rires fusant quand certains noms de banques ou de produits financiers sont évoqués. Ces hommes, spécialistes des financements cross-border de projets dans des domaines aussi divers que la pétrochimie, les transports ou les industries de transformation, ont en commun le fait d’avoir été longtemps tenus en médiocre estime par les spécialistes des « financements structurés » et des opérations de marché. Eux sont des finan­ceurs classiques d’investissements de grandes entreprises. Ce sont des techniciens de la banque classique, des dinosaures ayant miraculeusement survécu au passage de la comète de la dérégulation, dont les résultats opérationnels ne pouvaient se comparer à la prodigieuse rentabilité des ingénieurs du marché. L’occasion est excellente donc pour se repaître de la déroute de leurs collègues, souvent voisins de bureau, dont les bonus (les primes annuelles payées en fonction des résultats) astronomiques avaient peu à voir avec la maigre gratification qui leur était consentie en fin d’exercice.

Bérézina financière

La revanche inattendue est donc particulièrement délicieuse pour ranger au chapitre des mauvais souvenirs les mines renfrognées de dirigeants obnubilés par les « retours » à deux chiffres, et hantés par le désir de répondre à toutes les attentes de l’actionnaire. La Bérézina des financements structurés a brusquement redonné toute leur respectabilité à ces spécialistes, à tel point que, bien souvent, on les charge de débroussailler les masses d’opérations titrisées dont la valeur a spectaculairement chuté. L’ambiance, ré­chauffée au fil des minutes par de fréquents allers-retours vers l’imposant buffet, est propice aux confidences et aux récits de montages financiers rocambolesques, considérés hier comme le nec plus ultra de la sophistication bancaire.

Le banquier ironique répondit à son supérieur interloqué ‹ Monsieur le président, on ne peut rien faire contre les ninjas ! ›

Constructions aberrantes

Les acronymes les plus hermétiques sont cités avec un sourire de connivence ou dans un franc éclat de rire. L’un des participants évoque avec amusement les CDO dont sa banque était si fière, ces CDO (collateralised debt obligations ou obligations adossées à des crédits garantis) se sont bien trop souvent révélés des constructions aberrantes fondées sur des garanties hétérogènes et souvent théoriques. Ainsi, en faisant l’inventaire d’une opération de CDO particulièrement importante et complexe, l’un des convives a réalisé que les crédits garantis allaient de l’hypothèque sur des masures sans valeur à la caution pour crédits étudiants, en passant par des sûretés douteuses sur l’émission de cartes de crédit. L’énumération à la Prévert de la composition de ce CDO a failli provoquer un malaise chez un président de banque réputé flegmatique, qui découvrait l’étendue des dégâts et ses raisons absurdes.

No Income, Jobs or Assets

À la question de savoir si la banque pouvait se retourner contre ces emprunteurs en première instance, le banquier ironique répondit à son supérieur interloqué : « Monsieur le Président, on ne peut rien faire contre les Ninjas ! ». Ces Ninjas n’ont rien à voir avec les héros de bandes-dessinées japonaises. Il s’agit également d’un acronyme pour No Income, Jobs or Assets, c’est-à-dire des emprunteurs qui n’ont ni revenu ni emploi et qui ne possèdent rien. Le président, peu connu pour son sens de l’humour, se prit la tête entre les mains et déclara pour lui-même, mais de manière parfaitement audible : « Les ninjas ont fait sauter la banque… ». L’ambiance du groupe était à la légèreté et à l’hilarité, comme pour conjurer l’inquiétude latente sur les perspectives.