L’argent & la culture, à pile ou face

Numéro 20 – Décembre 2008

Par Frédéric Gonseth,
avec la collaboration d’Anne Cuneo & de Joël Aguet

I – Le constat

« Non, M. Comte-Sponville, ce n’est pas la loi seule qui pourra moraliser le capitalisme ; ce seront avant tout les capitalistes retrouvant leur boussole culturelle qui restaureront leur lien avec la morale. »

De la part de l’ancien rédacteur en chef de feu le Journal de Genève, Jaques-Simon Eggly[1], voilà une surprenante confession. La finance, toute contrite de nous avoir refait le coup de 1929, supplie la culture de sauver son âme. Pourtant, la finance nous avait peu habitués ces dernières années à convoquer la culture dans ses conseils d’administration. Désormais, grâce à M. Eggly, Mmes et MM. Brown, Obama, Sarkozy, Poutine, Merkel, etc. n’ont plus à chercher la « pièce défaillante » qui a provoqué le crash du supercargo de la finance mondiale : elle est là – chaque lecteur de ce journal en détient une parcelle !
Trêve d’ironie. Bien que l’hommage soit flatteur pour les créateurs, peuvent-ils raisonnablement l’endosser ?

II – Pile : l’argent

Qu’il le veuille ou non, le système financier a une immense influence indirecte sur la vie culturelle. Pas seulement sur le prix mirobolant des œuvres d’art. Car rien ne façonne autant la société en évolution que la main invisible qui ouvre et ferme les écluses de l’investissement. Selon quelles branches de l’activité humaine vont être irriguées, ou asséchées, n’importe où dans le monde, le degré d’éducation et de culture, la manière de vivre – et en fin de compte la manière de penser dans cette branche ou cette région vont être modifiés de fond en comble. Comment expliquer que les enfants de la solidarité de 68 soient devenus une génération aussi individualiste, aussi compétitive ? Sans doute l’aggravation de l’inégalité économique qu’a subie cette génération a pesé bien plus lourdement sur ses comportements économiques et sociaux que la généreuse idéologie solidariste des parents !

III – Face : la culture

Mais si la finance a une incontestable action culturelle, l’inverse est-il vrai ?
M. Eggly fait lever la culture qui était sur le dernier strapontin de l’exception culturelle auquel il l’avait – en bon libéral – reléguée ces dernières années. Il la pousse, encore toute froissée et pas même remaquillée, sous les projecteurs de l’avant-scène, en lui soufflant son texte : la fable édifiante du capitalisme repenti…

Prenons le cas le plus favorable possible dans la perspective de M. Eggly : un milliardaire romand, membre d’une famille détenant une partie du capital d’au moins deux multinationales de l’agro-business et de la santé. Pourrait-on rêver de plus grand rayon d’influence pour une personnalité hautement cultivée, largement acquise aux idéaux du développement durable ? La réponse est fournie de manière éloquente par ce capitaliste éclairé lui-même, dans un film qui vient de lui être consacré[2]. On le voit contraint à une double vie : d’une part, avec les bénéfices privés dont il dispose librement, il accomplit une fort estimable œuvre écologique et solidaire. D’autre part, il reconnaît son impuissance à imprimer aux conseils d’administration des multinationales Novartis et Syngenta la moindre inflexion vers une quelconque « moralisation » de leurs axes d’investissement !

M. Eggly récupère la culture qui était sur le dernier strapontin de l’exception culturelle auquel il l’avait reléguée ces dernières années

IV – Un capitalisme « éclairé » ?

L’avènement d’une monarchie éclairée, telle que la souhaitait Voltaire et telle que M. Eggly imagine l’étendre à l’économie, restera donc au rayon des sympathiques utopies. De même pour le credo du marché « libre » sur lequel repose toute l’assurance des idéologues du libéralisme. Existe-t-il encore aujourd’hui un seul marché « libre » dans nos économies mondialisées ? Apparemment, c’est un mythe d’autant plus fort qu’il ne correspond plus à aucune réalité. Le « droit » d’accéder au marché ne figure bien sûr pas sur la liste des droits de l’homme, et ne pèse pas très lourd dans la compétition avec les mieux dotés en capitaux. Dès que ceux-ci sont en mesure d’éliminer leurs adversaires, ils ne s’en privent pas, et ces partisans de la liberté font régner leur seule volonté, « éclairée » ou pas. Tout ce qui était censé garantir l’auto-régulation du système vole en éclats. Voyez le marché de l’alimentation suisse et demandez aux milliers de paysans suisses qui livrent leurs produits au marché « libre » détenu par les « coopératives » Migros et Coop, quel goût cette « auto-régulation » a acquis pour eux. Demandez aux journalistes romands ce qui reste de la « liberté » du marché de la presse, coincé entre Edipresse, Ringier et Hersant.

V – La culture des cacahuètes

Une économie, c’est un conglomérat de milliers de décisions individuelles. Celles-ci ne peuvent en aucun cas se laisser distraire de leur recherche de la rentabilité maximale, sous peine de se voir évincées. Pour les milliers de décideurs, respecter la loi n’est pas une obligation morale ou culturelle, mais un paramètre parmi d’autres. Et les plus cyniques s’arrangent simplement pour ne pas être pris la main dans le sac – comme Nestlé dans le cas dénoncé par Attac. Dans l’économie réelle, le non-respect de la loi – et encore moins de la morale ou des valeurs culturelles – n’est pas considéré comme une tare. En effet, le manque de scrupule est un sérieux avantage dans la concurrence, un avantage qu’il faut pousser à fond – tout en évaluant correctement les risques.

Cette prise continuelle de risques a conduit les grandes banques suisses au bord du gouffre – les titres sûrs vendus par milliards avaient été certifiés par les Pieds Nickelés, et les pratiques de fraude et d’évasion fiscale glissées sous le beau tapis du secret bancaire sont à nouveau dans le collimateur de la justice américaine dix ans après l’affaire des fonds en déshérence.
Mais soyons juste, la « culture » a peut-être appris à nos banquiers à adopter le profil bas quand ils se font prendre, et à mieux comprendre le poids de mots tels que peanuts[3].

Le monde bancaire s’est mis à considérer l’économie mondiale comme un immense billet à gratter

VI – La spéculation, un jeu qui rend accro

Les trente dernières années de surf ultra-libéral ont amené nos sociétés à subir, entre autres calamités pour la planète, un énorme déplacement de ressources des pauvres vers une poignée de riches et même une toute petite poignée d’ultra-riches. Les bénéfices accumulés par cette partie de la population ont dépassé tout ce qu’un humain peut dépenser en biens matériels pour son usage personnel. Avec l’énorme « reste », la plupart de ces gens se sont mis à spéculer, entraînant les gestionnaires de fonds à imaginer quantité de produits novateurs, dans une épidémie planétaire de variantes du « jeu de l’avion »[4].

Bientôt, tous les détenteurs de cash ou d’une capacité d’emprunter ont voulu empocher des « agios », comme au bon vieux temps de Louis XVI, qui déplorait que l’élite économique de son règne soit hypnotisée par l’appât du gain « facile » que procure la spéculation. Louis XVI n’avait guère de moyens de freiner cette frénésie : on connaît la suite.

VII – Un gigantesque billet à gratter

Il y a belle lurette que tout est devenu marchandise dans nos sociétés. L’eau, la qualité de l’air et même le vent sont devenus sources de bénéfices. De la marchandise à la spéculation sur la marchandise, il n’y a qu’un tour de magie, qui fait disparaître le peu d’utilité réelle qu’il pouvait y avoir encore dans l’activité économique.

On connaît par exemple la frugalité du système des bourses d’études en Suisse. Et chacun sait que les banques suisses sont trop sérieuses pour accorder massivement des crédits à des étudiants suisses. Mais on s’aperçoit que cette même UBS refile aujourd’hui à la collectivité helvétique le soin d’éponger – entre autres – 14 milliards de crédits accordés à des étudiants américains ! Le monde de la finance boursière, entraînant à sa suite une grande partie du monde bancaire, s’est mis à considérer l’économie mondiale comme un immense billet à gratter. Ce sont d’authentiques malades du jeu qui ont pris la tête d’UBS et de la plupart des grandes banques. Ce sont des malades du jeu qui ont instauré les politiques de privatisation des services publics. En toute logique, les loteries et les jeux d’argent ne devaient pas échapper à leur frénésie.

VIII – UBS – Union de Banques de Service public

Or, voici que débouche sur scène Monsieur Couchepin, pompier arrosant à coups de milliards l’incendie UBS. Sans cette banque, toute l’économie helvétique s’arrêterait. En des termes que M. Couchepin n’emploie pas, on pourrait dire qu’elle joue le rôle d’un service public, et que c’est à ce titre qu’elle doit être aidée… Mais évoquer un « service public » obligerait M. Couchepin à ranger dans la malle aux accessoires sa baguette de magicien de la privatisation et surtout à envisager de faire profiter tous les Suisses des bénéfices réels de ce « service » à la collectivité. Nous ne proposons pas autre chose dans le domaine des jeux d’argent. Car les jeux d’argent sont un domaine aussi « à part » que la banque – ils lui ressemblent comme le billet de loterie au billet de banque.

IX – La roulette ou la boussole

La boucle est bouclée. En situation de crise aiguë, même les plus acharnés des ultra-libéraux, après avoir versé dans l’excès des jeux spéculatifs, retrouvent les vertus de l’action étatique et des services publics. Cela n’empêche pas, dans le domaine des jeux, les entreprises du service public de continuer à faire l’objet d’une démolition planifiée, obstinée. Les exploitants privés de machines à sous osent sans vergogne se plaindre des interdictions de fumer dans les lieux publics qui font baisser leurs bénéfices, et supplient qu’on leur accorde, à eux seuls – et non aux loteries ! – l’autorisation d’accéder au marché des jeux d’argent en ligne sur Internet, tout en continuant d’exiger l’interdiction des Tactilo[5].
Décidement, chez les ultra-libéraux de la machine à sous comme ceux de la machine à spéculer, on cherche à nous faire prendre des roulettes pour des boussoles[6].


Les bulles spéculatives

En 1990, l’économiste canadien d’origine écossaise John Kenneth Galbraith (1908–2006) a consacré aux bulles spéculatives une Brève histoire de l’euphorie financière. Il y analysait notamment le dernier krach en date, à savoir celui – boursier – de 1987. Depuis le XVIIe siècle, on retrouve toujours et encore le même scénario : une bulle spéculative où « individus et institutions sont piégés par la merveilleuse satisfaction qu’on trouve à voir grandir sa fortune. Elle leur donne en même temps l’illusion de la puissance intellectuelle, elle-même protégée par le préjugé collectif notoire qui veut que l’intelligence – la sienne et celle des autres – soit proportionnelle à l’argent qu’on possède. La conviction ainsi ancrée produit l’action: on surenchérit, on fait monter les prix – dans le foncier, ou à la Bourse, ou encore comme tout récemment dans l’art. La dynamique de la hausse conforte l’intéressé dans son choix, elle lui prouve sa propre sagesse et celle du groupe. »

« Le crash – cela devrait être à présent assez clair – n’arrive jamais en douceur. Il s’accompagne toujours d’un effort désespéré et généralement vain pour se dégager ». Malheureusement, les marchés s’enferment sur eux-mêmes de manière dogmatique s’estimant « théologiquement sacro-saints ». De ce fait, leurs accidents de parcours ne peuvent être dus qu’à des facteurs internes, aussi bien dans les épisodes spéculatifs à la hausse que dans les situations de krach.


[#1] Le Temps, 4 novembre 2008 (répondant à une contribution du
philosophe français affirmant que le capitalisme ne s’auto-régule pas,
que seule la loi peut le faire – ce qui reste à prouver…)

[#2] Pierre Landolt, Du rêve à l’action, un film d’Emmannuelle de Riedmatten, Suisse 2008, 56 min.

[#3] L’un des cadres supérieurs de l’UBS lâche le terme de « peanuts » en
s’exprimant au début de l’affaire des fonds en déshérence sur le montant
des avoirs non réclamés par les victimes de l’holocauste dans les
comptes suisses à numéro.

[#4] Dans le jeu de l’avion, seuls raflent
la mise les premiers montés, au détriment des derniers arrivants. Dans
la crise de l’automne 2008, des cadres bancaires ont vendu leurs titres
juste avant l’annonce de la faillite de leur propre établissement.

[#5] Selon l’ATS du 25 novembre 2008, le président de la CFMJ demande
l’autorisation pour les maisons de jeux d’accéder à Internet.

[#6] Pour réinstaller vraiment la boussole culturelle dans la cabine de
pilotage, nous avons besoin plus que jamais de l’initiative
Pour des
jeux d’argent au service du bien commun – qui, bien qu’ayant dépassé le
cap des 150 000 signatures, nécessite encore un dernier coup de pouce
pour pouvoir être déposée en 2009 avec le poids de 200 000 signatures.