Édito n°24, décembre 2009 – La gratuité – comment et pour qui ?

Numéro 24 – Décembre 2009

Lorsque j’étais enfant, je rêvais d’un monde dans lequel tout serait gratuit – et où je ferais cadeau de mon travail, qui serait tout simplement ajouté au capital intellectuel mondial en dehors de toute transaction financière. À vrai dire, je ne sais pas pourquoi je parle au passé. J’ai grandi depuis – mais ce rêve-là ne m’a pas quittée.

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Illustration © 2009, Bruno Racalbuto

Je me dis qu’il reflète un besoin fondamental de l’homme : donner et recevoir, librement, en toute amitié. Problème : dans un monde régi par l’argent, c’est une utopie, car il y a toujours quelqu’un qui paie, et c’est parfois quelqu’un de lointain – le petit Africain que nous avons privé de son avenir en phagocytant ses matières premières, ou la jeune Chinoise qui fabrique ces baladeurs qui « coûtent si peu », 15 heures par jour, pour un salaire de misère. Or, pour que l’utopie du « tout gratuit » se réalise, il faudrait que TOUT soit TOUJOURS gratuit pour TOUS. Dans la société postmoderne, entièrement basée sur l’argent (ou sur la bourse), c’est impossible.

La gratuité – une notion qui coûte cher

Petit dialogue trivial.
Nous sommes au bord de la route, dans la région de Nice, et attendons le passage des coureurs du Tour de France.
« Pourquoi êtes-vous là ? »
« Pour voir les coureurs », dit l’un.
« Parce que c’est gratuit », dit un autre.
« Gratuit ? D’où venez-vous ? »
Ils viennent de Brest, nous sommes à l’autre bout de la France, ils se sont mis quatre dans une voiture, parce qu’ils aiment le cyclisme, et parce que c’est « gratuit ». J’ai calculé que ce plaisir « gratuit » aura coûté à chacun d’entre eux entre 200 et 300 francs suisses.

Cela aura rapporté à quelque marchand d’essence, à quelque restaurant, à quelque hôtel ou terrain de camping, et ainsi de suite. Pour les coureurs et les organisateurs du Tour de France, le rapport aura été de voir quatre personnes de plus sur la route, dont le « cerveau disponible» aura emmagasiné toute la publicité qui accompagne le Tour.

Autre exemple : les quotidiens « gratuits ».
Un quotidien gratuit n’est pas plus gratuit qu’un échantillon « gratuit ». Il est payé, et par nous, mais de façon indirecte : la publicité est financée sur le produit de vente des marchandises que nous aurons achetées parce que nous avons vu l’annonce dans le quotidien gratuit, qui peut faire payer la publicité d’autant plus cher que davantage d’entre nous l’auront lu.

J’ai pris tout exprès des exemples hors du monde de la culture, pour illustrer une affirmation qui devrait être une vérité de La Palice, mais – à mon grand étonnement – ne l’est souvent pas : dans notre société, rien n’est gratuit.
Un morceau de musique gratuit pas plus qu’autre chose.

Simplement, l’argent est distribué autrement. Et dans cette nouvelle distribution, les vrais dindons de la farce, ce ne sont pas les producteurs (les statistiques démontrent que les soi-disant pirates sont les meilleurs acheteurs de CD musicaux ou de films en DVD, par exemple), mais les auteurs.

L’argent a tout envahi, y compris la conscience.

Pour pouvoir télécharger de la musique « gratuitement », il faut disposer d’un matériel très dispendieux, et le morceau « gratuit » dont on jouira illégalement aura en fait coûté une jolie somme – et rapporté pas mal d’argent à quelques investisseurs, industriels, revendeurs (de supports, de liaison internet, etc.), tout en en privant d’autres de ce qu’ils considèrent leur bénéfice légitime – sans parler de l’auteur, qui ne touchera pas de droits.

Mais soyons assurés que si on parle beaucoup des auteurs dans nos milieux, ailleurs ce qui préoccupe les industries lésées, ce sont les marges et les bénéfices perdus avant toute chose. L’auteur, sans lequel aucune industrie culturelle n’existerait, est traité de plus en plus clairement pour ce qu’il est : un ouvrier sur le travail duquel on fera des profits, entre autres en le payant le moins possible.

La gratuité et l’auteur

L’écrivain Jean-Louis Sagot Duvauroux a publié deux écrits sur la gratuité : d’abord, en 1995, Pour la gratuité, puis, en 2006, De la gratuité. Dans la logique des choses, ils sont tous deux librement disponibles sur Internet.

Par rapport à la globalité de la création, le vedettariat n’est que de la poudre aux yeux.

De la gratuité a été publié par les Éditions l’éclat, qui mettent toujours les textes librement à disposition sur Internet (gratuitement s’entend) en même temps qu’ils les mettent en vente comme livre. Résultat : de bonnes ventes de livres – les éditeurs pensent même qu’ils vendent davantage grâce à leur stratégie.

Je donne ici deux extraits de la réflexion de Jean-Louis Sagot Duvauroux qui me paraissent particulièrement pertinents. Ils sont consacrés plutôt au livre, mais ce n’est pas si différent pour les autres domaines de la création.

Il constate tout d’abord la rapidité avec laquelle les choses ont changé :
« Souvenez-vous de ces temps lointains. Le texte reste ligoté à la marchandise imprimée grâce à laquelle depuis Gutenberg, on sait le faire passer de mains en mains. L’onde Internet est déjà lancée, mais elle ne s’est pas encore répandue. Onze ans plus tard, elle est devenue tsunami. Désormais, pour un coût marginal, le texte se déverse sans délai sur la planète entière. Grosse suée chez les gardes-barrière de la propriété intellectuelle. Inquiétude aussi chez les écriveurs de textes écrits qui voient s’effriter, sans solution de rechange en vue, une de leurs sources de revenus. »

Jean-Louis Sagot Duvauroux donne ensuite la clé fondamentale de la situation de la création dans nos sociétés :
« Les processus d’innovation culturelle – création artistique et littéraire, recherche scientifique, pensée théorique, inventions sociales – sont désormais placés sous la prépondérance du capitalisme financier. […] Ayant fait de l’innovation culturelle une marchandise comme une autre, les énormes concentrations capitalistes qui désormais la cornaquent évaluent ce produit comme elles évaluent les autres, à l’aune de leur critère unique : la capacité à générer un taux de profit suffisant pour se financer sur le marché des capitaux. Le débat n’est plus dans l’affrontement de la vérité contre l’erreur ou le mensonge. L’usage du langage, sa fiabilité, a cessé d’indiquer la route. Non plus « de quoi ça me parle », mais « qu’est-ce que ça me rapporte ». La friction entre la vérité conservatrice de l’ordre établi et les explorations de l’innovation créative s’efface devant un critère totalement nouveau, totalement hétérogène à la question du langage : l’augmentation du taux de profit. »

Quelle bataille, et par qui ?

Lorsque les possesseurs de mp3 s’indignent qu’on ajoute une taxe sur leur baladeur pour compenser le « piratage » et permettre aux auteurs de toucher quelques droits tout de même, ils ont à la fois tort et raison.
Ils ont tort, parce que l’auteur aussi doit vivre. Et ils ont raison pour deux motifs différents.

D’une part, un grand nombre des morceaux qu’ils mettent sur leur baladeur (tous, même, pour certains) ont été acquis tout à fait légalement et payés – et leur argument est que si c’est comme ça, ils vont désormais pirater en toute bonne conscience.

Les vrais dindons de la farce, ce ne sont pas les producteurs mais les auteurs.

Et d’autre part, toute cette grande lutte contre le piratage n’a pas en premier lieu été engagée pour les droits d’auteur, mais pour les profits des multinationales de la culture, ce que touchent les auteurs (souvent le moins possible – comptez sur les maisons de production pour cela) n’était qu’une fraction des sommes en jeu. On comprend que le consommateur qui oublie l’auteur, mais n’a guère loisir d’oublier le producteur, ait l’impression de payer la marchandise deux fois.

La gratuité – réalisable ?

Mais les protestations découlent aussi d’une confusion.
Lorsqu’on parle des problèmes de droit d’auteur, on est souvent confrontés à des sourires sceptiques : on peut se faire pas mal d’argent en tant qu’artiste. Cette croyance générale est due au véritable lavage de cerveau que représente le culte du vedettariat dans tous les domaines de la création. Quelques talents exceptionnels surgissent, on fait la promotion de quelques autres : et on sous-entend que c’est à la portée de tout le monde. Vous ne vous enrichissez pas? C’est de votre faute. Vous êtes riche? Alors, si je pirate quelques centimes de vos droits d’auteur, vous ne vous en apercevez même pas.

Il y a là une grave confusion entre producteur et créateur, qui ne sont en dernière analyse, derrière de belles paroles, que patron et employé – mais un patron et un employé particulier. Le salaire ne sera versé que si la marchandise est vendue, avec des garanties minimes.

Par ailleurs, pour que le système du vedettariat fonctionne, il faut qu’il y ait pénurie – c’est-à-dire peu d’élus pour beaucoup d’aspirants. Le producteur filtre avec un œil sur le profit, et que le contenu soit bon ou pas, cela vient en second lieu. Face à cela, le créateur n’a guère voix au chapitre.

Par rapport à la globalité de la création, le vedettariat n’est que de la poudre aux yeux – la plupart des artistes gagnent si peu sur leurs œuvres qu’ils sont obligés d’exercer un autre métier à côté, et de sacrifier du temps qu’ils pourraient consacrer à leurs œuvres. Et si beaucoup d’artistes se battent, c’est parce que ce qu’ils pensent avoir à partager (écrire, chanter, peindre, inventer, philosopher, etc.) est pour eux plus important que l’argent.

Ils vivent dans une société où (comme Marx l’avait prédit à une époque où ce n’était pas encore totalement le cas) l’argent a tout envahi, y compris la conscience.
Autrement dit, lorsqu’un objet de consommation est « gratuit », il est en fait payé autrement, bénéfices et pertes sont distribués différemment – dans une société régie par l’argent, rien, répétons-le, n’est gratuit.

Mais si la gratuité, dans une telle situation, est une impossibilité, la revendication de la gratuité, elle, est l’expression – confuse, souvent mal dirigée – d’une aspiration profonde de l’humanité : une vie d’harmonie, sans conflits, dans laquelle nous pourrions donner et recevoir librement, dans un monde d’abondance, ce que nous avons de meilleur en nous : nos pensées, nos œuvres. Tout, quoi.

La revendication de la gratuité est donc plus que légitime. Mais il faut se rendre compte que si on veut que ce soit davantage que de belles paroles, si on va jusqu’au bout de la logique, elle ne se limite pas aux auteurs : elle met en cause tout le système social dans lequel nous vivons actuellement, et implique une société fondamentalement différente – plus égalitaire, plus fraternelle et plus juste.