Art & Éthique, le couple tourmenté
Mise sous les feux de l’actualité, « l’affaire Polanski » a révélé à de nombreux citoyens un fait que les historiens connaissent depuis fort longtemps : l’art et les artistes, depuis la nuit des temps, entretiennent avec l’éthique des rapports complexes, souvent déroutants. Considéré dans ce contexte, le cas Polanski pourrait se résumer à un paradoxe : s’il avait assassiné de sang-froid, il y a trente ans, une demi-douzaine de personnes, le cinéaste polonais ne serait plus aujourd’hui redevable à la justice des hommes. Il y a là certes de quoi réfléchir sur notre époque, mais non pas de quoi intimider l’historien, ni d’ailleurs matière à innocenter des actes graves. Mais dépassant le cas particulier, saisissons-nous de l’occasion pour projeter un peu de lumière sur les rapports entre l’artiste et la morale – un couple étrange, sans doute très riche, mais aussi douloureux.
Depuis les Pharaons au moins, il existe un art officiel, encouragé et utilisé par bien des tyrans, qui s’en sont servis pour asseoir la légitimité et le prestige de leur règne. On pourrait d’ailleurs en dire autant ou presque de la plupart des religions, le véritable organigramme étant en fait un trio pouvoir-religion-art. Ainsi, les peintres de l’Antiquité nous montrent-ils à foison des scènes mythologiques fictives ou les hauts faits des chefs de guerre, passant virtuellement sous silence la condition des esclaves ou des prisonniers de guerre, qui n’intéressait alors personne, et que même les plus grands philosophes de ce temps n’ont pas dénoncée. Reprocher aux artistes et aux penseurs de cette époque leur indifférence face au sort des plus démunis, ce serait projeter sur leur vie et leur œuvre des principes qui n’étaient tout simplement pas à leur portée. En est-il vraiment différemment des artistes qui ont magnifié la grandeur des princes italiens de la Renaissance, des rois de France ou des colonisateurs espagnols ? Artisans et non modèles de vie, ornement de leur siècle et nullement prophètes d’un univers idéal, les artistes s’effacent alors derrière leur œuvre ; et doivent se plier à la morale de leur temps, seuls les plus célèbres d’entre eux bénéficiant à l’occasion d’un traitement un peu moins implacable que le commun des mortels : ainsi François Villon échappe-t-il de peu au gibet, malgré ses multiples provocations. Au XVIe siècle, le ciseleur florentin Benvenuto Cellini, emprisonné pour homicide, s’évade et trouve refuge auprès de François Ier, qui le comble de ses faveurs. Mais presque simultanément, le compositeur Nicolas Gombert, le Mozart de son temps, finit sa vie aux galères pour avoir violé un enfant de chœur. Encore moins chanceux – car moins célèbre sans doute – son contemporain et collègue Dominique Phinot se verra condamné à mort pour pratiques homosexuelles (un crime à cette époque, faut-il le rappeler). Un siècle plus tard, Alessandro Stradella, auteur d’opéras italiens, grand séducteur de dames de l’aristocratie, finira poignardé par les hommes de main de ses très nobles rivaux. Comment de tels faits divers auraient-il pu émouvoir un homme de l’Ancien Régime ? Si l’art avait alors une mission divine, les artistes pour leur part n’en étaient qu’un truchement ; nul n’aurait songé à projeter sur eux l’image d’un être idéal, portant la responsabilité de nous proposer un modèle de vie.
La révolution romantique va bouleverser cet ordre des choses : quittant le costume de l’artisan pour revêtir celui du créateur génial, inspiré, égal des penseurs et des philosophes, l’artiste romantique s’inscrit presque toujours en négatif par rapport à son temps : généralement incompris, négligé, famélique, il ne reçoit qu’une reconnaissance tardive, voire posthume, après avoir de son vivant transgressé les interdits d’une société conventionnelle, statique, hypocrite. Dans cette perspective radicalement idéaliste, l’artiste est forcément un être moral et responsable, investi d’une mission humaniste, progressiste, en un mot une variété d’homo ethicus particulièrement pure. Pour autant, les créateurs du XIXe siècle sont encore des êtres humains, avec leur cohorte de défauts : égocentriques, narcissiques et jaloux pour la plupart, ils peuvent être également ingrats, avares, cyniques, voire violents. On pardonne en général cela avec un léger sourire : le hiatus entre le portrait romantique de l’Artiste faisant don de son Œuvre à l’Humanité, et la réalité d’un individu mesquin, pusillanime, borné, n’est pas un danger réel pour cette conception idéaliste. Et l’on peut admettre par exemple qu’un Mozart, infantile et souvent vulgaire dans sa vie d’homme, sorte d’autiste de référence, devienne divin au moment même où il lève la plume. L’artiste génial peut se doubler d’un homme faillible, limité, humble ; ce dernier, ne se distinguant en rien de ses contemporains, sera appelé à s’effacer devant l’autre, sans le mettre véritablement en péril. Alors que, dans l’ancien ordre social, la scission se faisait entre le Divin et l’humain (l’art appartenant indéniablement au premier), elle se déplace désormais pour provoquer une sorte de fissure dans la personnalité même du créateur : divin lorsqu’il est artiste, faillible et misérable lorsqu’il n’est qu’homme. Ainsi l’individu Beethoven peut-il être tyrannique, brutal, alcoolique sans doute, voire malodorant, tout en nous révélant par ses œuvres ce que sont la joie et la vraie fraternité.
Peut-on admettre que l’artiste nous élève au-dessus de notre condition, tandis que l’homme attente à nos valeurs fondamentales ?
Il est piquant de constater que c’est au moment même où un Hegel ou un Schopenhauer célèbrent la vision la plus idéalisée de l’art, que devait apparaître le phénomène sans doute le plus incompréhensible dans toute l’histoire des rapports entre art et morale : écrivant sous le pseudonyme de « Freigedenk » (« libre-pensée »), le compositeur Richard Wagner publie en 1850 un pamphlet sur « le judaïsme en musique » (« Das Judenthum in der Musik »), pierre fondatrice de la conception antisémite de l’art qui sera plus tard popularisée et mise en pratique par le régime hitlérien. Prétextant que les Juifs, n’étant pas de langue maternelle allemande, ne peuvent produire de celle-ci qu’une caricature repoussante (le yiddisch), Wagner va plus loin en affirmant que toute expression littéraire, musicale et même artistique tout court, leur est de ce fait inaccessible, et qu’ils ne peuvent offrir qu’une copie sans âme, un simulacre des œuvres de l’art occidental. Et de conclure son pamphlet en exhortant le peuple juif à prendre le seul chemin qui peut le faire échapper à la malédiction (« Fluch ») qui pèse sur lui : « la rédemption d’Ahasvérus[1], la disparition » (« die Erlösung Ahasver’s, – der Untergang »). S’agit-il d’une mort physique ou d’une disparition en tant que groupe humain, d’une sorte d’assimilation culturelle ? La chose n’est pas claire – Wagner insistant un peu avant sur la (prétendue) difficulté énorme d’une telle assimilation – mais la formulation ne sera pas substantiellement changée lorsque le pamphlet sera republié en 1869, cette fois-ci sous son le nom de son auteur, causant un scandale mémorable. D’où le drame des mélomanes wagnérophiles – qui sont très nombreux : devoir reconnaître que celui qu’ils admirent comme un des plus grands musiciens de toute l’histoire fut aussi le précurseur d’une des idéologies les plus détestées de tous les temps.
Quelle nouvelle scission faut-il concevoir désormais ? Peut-on admettre que l’artiste nous élève au-dessus de notre condition, tandis que l’homme attente à nos valeurs fondamentales ? La question, ouverte depuis plus d’un siècle, n’a toujours pas de réponse. Les œuvres de Wagner ont certes été scrupuleusement « dénazifiées » après 1945. L’énigme Wagner demeure pourtant ; or, si elle représente un cas particulièrement spectaculaire, elle n’est pas isolée non plus. Pour autant, l’arbre ne doit pas nous cacher la forêt : la dérive d’un Wagner (ou de quelques autres) ne saurait entraîner avec elle l’ensemble des artistes qui, s’ils n’ont pas tous été des saints, n’ont pas non plus été des misérables. Et si la liberté dont ils jouissent est nécessaire aux révélations visionnaires qu’ils nous offrent, elle comporte également des risques dont il nous faut être conscients – sans céder à la panique, mais avec lucidité. Par leur célébrité même, et surtout par l’admiration qu’ils suscitent auprès du public, les créateurs sont capables d’influencer profondément la société qui les voit fleurir. Savoir faire la part des choses, garder une distance critique par rapport à ces étoiles, enfin ne pas créer de passe-droits, ne peut être que salutaire.
Qu’en est-il à l’aube du troisième millénaire ? Dans notre conception actuelle, l’artiste jouit d’une liberté que les temps passés n’ont pas connue. Pour autant, cette liberté est-elle, peut-elle être absolue ? Aujourd’hui encore, une œuvre artistique, même magnifique, qui ferait l’apologie de l’homicide ou de l’esclavage, ne serait pas acceptée. Dans nos pays occidentaux pourtant tolérants, certains films sont encore « déconseillés aux moins de 12 ans », « aux moins de 16 ans », etc. Cette censure qui ne dit pas son nom paraît inévitable. Reste que la norme dépend du lieu et de l’époque : en l’an de grâce 2010, pour un public nord-américain, il semblerait qu’un sein nu ait sur les jeunes esprits un pouvoir traumatisant supérieur à celui d’une scène de guerre – paradoxe de notre époque, qu’un temps futur aura de la peine à comprendre sans doute. S’il revient à la société de définir les modèles qu’elle souhaite se fixer, d’admettre certains comportements et d’en exclure d’autres, l’artiste doit avoir le droit d’exercer un regard critique sur ce qui n’est, en fin de compte, qu’une loi humaine perfectible – au risque de tomber parfois dans l’abîme, comme un Wagner.
[#1] Le Juif errant dans la tradition médiévale