Les incertitudes de l’art engagé

Numéro 25 – Mars 2010

« Vraiment je vis une sombre époque.
Le mot innocent est folie. Un front lisse une marque d’insensibilité…
Qu’est ce que c’est que cette époque ou une conversation sur les arbres est presque un délit parce qu’elle fait silence sur tellement de méfaits ! … »

Bertolt Brecht, À ceux qui naîtront après nous

« Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe c’est de le transformer. »

Karl Marx, Thèses sur Feuerbach

 

À vingt ans, j’étais déterminé à m’engager au service des défavorisés. Ne pas faire silence sur les souffrances et l’injustice était une évidence à laquelle l’art, comme expression de « l’âme humaine », ne pouvait pas se soustraire. Sartre nous indiquait la voie, Ferré évoquant la guerre d’Algérie soulevait l’enthousiasme ; le théâtre se voulait engagé et populaire : l’art mis à la portée des concierges et des chauffeurs de taxi, quel beau programme. J’avoue qu’avec cette grille de lecture du monde culturel que je découvrais – étant sur ce plan dépourvu d’antécédents familiaux – je ne savais pas trop que faire d’une fugue de Bach ou d’un tableau de Kandinski. Qu’à cela ne tienne, je pouvais m’en passer ou tout au moins suspendre mon jugement. S’il fallait transformer le monde, mes priorités seraient ailleurs.

 

Un poète n’est pas plus utile à l’État qu’un bon joueur de quilles. Tel était l’un des trois sujets de dissertation de maturité qu’on soumettait à ma sagacité encore boutonneuse. Ah, je les voyais venir. Le petit joueur de pipeau qui renverse les murailles, le sous-préfet aux champs qui découvre la vraie vie avec le gazouillis des oiseaux, le poète à mains nues, la force de l’esprit, tout cela sentait trop l’encens et la bigoterie. J’ai choisi un autre sujet. Pourtant, j’avais littéralement reçu un coup de poing dans l’estomac, un an auparavant, en lisant le Faust de Goethe, en plongeant dans la littérature allemande ; sans doute le détour par une langue étrangère était-il nécessaire pour vaincre mes résistances.

L’engagement de l’artiste se manifestait en ce temps là par son activité de pétitionnaire pour les bonnes causes, des intentions généreusement proclamées, et on le croyait sur parole. On associait la valeur artistique aux desseins proclamés de l’homme, ou ceux qu’on leur prêtait parfois : Wagner, chantre du nazisme, les futuristes italiens à la solde de Mussolini. Le temps des passions, la montée des totalitarismes, la guerre mondiale, l’occupation, avaient fait le tri pour nous, la génération des fils, séparé le bon grain de l’ivraie, le poète Brasillach, Louis-Ferdinand Céline au poteau, Aragon au Panthéon. Heid­egger nous troublait cependant par l’admira­tion que lui vouait Sartre.

Mes prédilections militantes faisaient bon marché de ce que je ressentais : mon cœur avait ses raisons que ma raison ne voulait pas reconnaître.

La vérité est fille de son temps, la sensibilité aussi. L’après-guerre avait privilégié le besoin de sens et de dévouement à la collectivité. L’intellectuel se devait à son engagement, de légitimer son droit à la créativité par lui. Une génération plus tôt, dans les désordres de l’entre deux guerres, Julien Benda avait mis en garde dans un livre fondateur, La Trahison des clercs (1927), les intellectuels de son temps – les clercs – qui mettaient « leur notoriété au service de leurs passions politiques particulières » : « Notre siècle aura été proprement le siècle de l’organisation intellectuelle des haines politiques ». Ces « clercs de forum » comme il les appelait, « oublient la cause abstraite et désintéressée de l’universel pour le culte du particulier, les passions de race (antisémitisme, xénophobie) et les passions nationales (nationalisme, militarisme, et autres) ». Mais que faire alors ? L’indifférence ? L’art pour l’art ?

Mes prédilections militantes faisaient bon marché de ce que je ressentais au fond de moi : mon cœur avait ses raisons que ma raison ne voulait pas reconnaître. Cependant, le jeune professeur de lycée que j’étais biffait d’un trait rouge décidé le commentaire de l’élève qui déniait à Jean-Jacques Rousseau le droit de parler de l’éducation, lui qui avait abandonné ses cinq enfants. Ah non ! Ça n’a rien à voir ! L’œuvre ne peut se réduire à son auteur ! Mon professionnalisme avait installé quelques garde-fous. Et déjà, le rire narquois qui avait déstabilisé Jean-Baptiste Clamence, l’avocat des bonnes causes de La Chute de Camus, avait pris ses quartiers en moi, un rire qui me vient de mon enfance quand je mettais des poissons dans les bénitiers. Gombrowics, dans Ferdydurke, était venu malicieusement conforter ce doute par le récit de la déroute du Professeur commis à la célébration des valeurs nationales et reconnues. « Les poèmes de Slovacki nous émeuvent, professait-il en présence de l’inspecteur, parce que Slovacki est un grand poète. Répétez ! » « Mais moi, ses poèmes ne m’émeuvent pas, j’y peux rien », s’excusait un petit au fond de la classe. « Comment ? Ce n’est pas possible, tonnait le professeur, Slovacki est notre poète national », et, tout soudain, le visage défait, il sortait la photo de sa femme et de ses enfants, et quittait la classe.

J’ai bien dû m’avouer, finalement, qu’on ne fait pas de l’art avec des bons sentiments et que nombre d’œuvres engagées m’ennuyaient, comme la messe qu’on m’imposait quand j’étais petit. Mais bon, pensais-je, elles sont nécessaires pour éclairer les gens, le peuple, les autres. Je me découvrais alors prédicateur, comme le juge-pénitent de Camus. Mon premier festival de Locarno auquel j’assistais par le hasard d’une visite chez mon cousin me fit faire un pas de plus. On interrogeait doctement le président du jury – un cinéaste tchèque je crois – sur ses critères de jugement. « C’est bien simple, si au bout de cinq minutes le siège me rentre dans le cul, c’est que le film est mauvais. » J’ai retenu la leçon, en la nuançant, certes, et en lui associant une exigence : que l’œuvre ait de la magie. À partir de cette intuition, cette impulsion de départ, il me reste à en rendre compte, à éclairer mon jugement. Pour cela, sauf si l’œuvre est trop évidente et mauvaise, il me faut du temps, laisser se développer les contraires, de l’intelligence à la fin. Et puis pourquoi vouloir à tout prix juger ? Mon truc, c’est le théâtre que je pratique comme comédien et metteur en scène depuis une quinzaine d’années, la littérature un peu, le cinéma. J’ai mis des années à m’initier à la peinture. Il m’a fallu des kilomètres de visites d’expositions tenu par la main par une amie étudiante en histoire de l’art, de l’humilité, du silence avant d’entrer dans le monde de la peinture moderne. Les explications des historiens de l’art ne m’ont guère aidé ; là encore, c’est un peintre qui m’a mis le pied à l’étrier. Je dormais dans son atelier à Milan sous un grand tableau que je ne « comprenais pas ». Avec simplicité, il m’avait montré comment il avait construit son tableau, son cheminement, son architecture. Soudain l’œuvre a commencé à vivre sous mes yeux et le sens s’est dégagé. J’ai appris à lire un tableau, ce qui m’aide aussi à l’aimer.

Déjà, dans le basculement mondial signalé par la « chute du Mur », les prophètes de la Modernité instruisent de nouveaux procès. Ce sera le premier qui aura montré du doigt telle réalité jugée bonne qu’à périr qui aura gagné le jackpot de la doxa médiatique. On fait et défait les réputations dans une course effrénée à la gloire éphémère. Il n’y a rien à attendre de ce côté-là. Ni du contraire que cette idéologie dominante de linottes engendre : les fondamentalismes qui revendiquent le rétablissement des « vraies valeurs ».

Mais alors, la cause des faibles, des oubliés de la conjoncture, de ceux qui ne sont pas nés au bon endroit, ne mérite-t-elle pas qu’on la défende ?

N’est-il pas bon que le créateur, l’artiste s’engage ? Est-il abusif de lui demander des comptes sur son art ? Oui, la cause des déshérités a plus que jamais besoin d’avocats. Oui, il est bon qu’un artiste s’engage mais en tout premier lieu pour son art, pour une cause s’il en ressent le besoin, à condition de respecter la dimension artistique ou en tant que personne privée. Mais de là à lui demander des comptes, il y a un gouffre. Car ce sont toujours des Jivaros – des réducteurs de têtes –, moralistes bardés de certitudes du moment qui s’arrogent le droit de jeter anathèmes et fatwas. L’art est infiniment divers et complexe, et l’histoire nous enseigne que ce n’est jamais sans danger qu’on entend le réduire à des préceptes du moment. L’art a besoin de liberté ; ce qui ne veut pas dire licence. S’il faut résolument botter les fesses aux moralistes de tout crin, de Savonarole à Jdanov en passant par Tartuffe et autres Ouardiri, il n’en est pas moins légitime de s’interroger sur l’impact de l’art, son humanité ou son contraire. Mais avec d’infinies précautions, en sachant que c’est un débat qui s’ouvre et non qui se ferme, sans oublier l’avertissement de Brecht, dans le poème cité en exergue, qui avait pourtant mis son œuvre au service d’un engagement : « Nous le savons bien : la haine contre la bassesse déforme aussi les traits. La colère contre l’injustice rend aussi la voix rauque. Ah, nous qui voulions préparer le terrain pour l’amitié n’avons pu être amicaux nous-mêmes. »


 

Jdanov père du réalisme socialiste

Andreï Aleksandrovitch Jdanov (1896–1948) fait figure de père du « réalisme socialiste », doctrine officielle dans le domaine de l’art en vigueur en URSS et qui sera imposée dans les pays directement soumis à son hégémonie politique. Il trouve sa formulation complète au cours du premier congrès des écrivains soviétiques à Moscou en août 1934, exigeant de l’artiste « une représentation véridique, historiquement concrète de la réalité dans son développement révolutionnaire ». Celui-ci « doit contribuer à la transformation idéologique et à l’éducation des travailleurs dans l’esprit du socialisme ». Triste et fade académisme, fossoyeur de tout imaginaire, le réalisme socialiste sévira jusqu’en 1988 bien au-delà de la mort de son géniteur, en 1948, alcoolique invétéré – comme son alter ego américain McCarthy, d’ailleurs.


 

Ouardiri censeur de Voltaire

L’algérien Hafid Ouardiri, alors porte-parole de la mosquée de Genève, s’est signalé de 1993 à 2005 par ses interventions contre la tragédie de Voltaire Le Fanatisme ou Mahomet le prophète. Celle-ci devait être représentée à l’occasion du tricentenaire de la naissance de Voltaire, en 1993, dans une manifestation organisée par l’État et la ville de Genève. Ouardiri proteste au nom des musulmans dont la pièce « blesserait le sentiment ». Cinq ans après la fatwa condamnant à mort l’écrivain Salman Rushdie, une telle mise en garde n’était pas du tout anodine. Par un manque évident de discernement, le responsable culturel de la Ville de Genève fait retirer sa subvention « pour ne pas exacerber les sensibilités religieuses ». Douze ans plus tard, le 8 décembre 2005, Hafid Ouardiri repart en campagne lorsque la petite ville de Saint-Genis-Pouilly programme une lecture de la pièce. Mais cette fois, le maire et le préfet demandent au metteur en scène Hervé Loichemol de tenir bon. Le jour du vernissage précédant la lecture, devant une quarantaine de personnes médusées, Hafid Ouardiri débarque pour faire entendre sa protestation. Cette fois, c’est le bide complet. La lecture a lieu le jeudi 8, reprise le samedi 10 décembre 2005, au Théâtre de Carouge, en présence d’un nombreux public. Il apparaît soudain que le roi est nu : le fondamentaliste Ouardiri n’est pas la voix « des musulmans » et la liberté d’expression a encore de beaux jours devant elle en République genevoise.


 

Tartuffe : le ridicule peut tuer

« Couvrez ce sein que je ne saurais voir. Par de pareils objets les âmes sont blessées, et cela fait venir de coupables pensées. » Si Tartuffe, personnage imaginé par Molière, est bien connu comme incarnation de l’hypocrisie cachant des appétits tant sexuels que matériels sous la dévotion, sa dangerosité est souvent sous-estimée. Ce n’est pas innocemment que Louis XIV fait jouer, puis retirer la pièce de Molière. Les dévots qui ont travaillé à faire supprimer Tartuffe ne sont pas des individus inorganisés, mais un groupe de pression puissant à l’instar des théocrates iraniens d’aujourd’hui dont les plus influents se retrouvent dans la Compagnie du Saint-Sacrement, fondée en 1627. Ils constituent une menace que le roi Soleil s’efforcera de réduire tout au long de son règne.


 

Savonarole ou le bûcher des Vanités

Le frère dominicain Girolamo Savonarola, né à Ferrare en 1452, est resté dans l’histoire comme un théocrate fanatique et intransigeant, qui dirigea Florence de 1494 à 1498 à la faveur de l’invasion de l’Italie par le roi de France Charles VIII. Il prêche de façon véhémente contre la corruption – réelle –, la dépravation et l’humanisme. En 1497, Savonarole et ses disciples élèvent le « bûcher des Vanités ». Des jeunes garçons sont envoyés de porte en porte pour collecter tous les objets liés à la corruption spirituelle : miroirs, cosmétiques, robes, jeux, images jugées licencieuses comme des peintures de Botticelli, livres non-religieux et de poètes immoraux, Boccace et Pétrarque entre autres. Tout est brûlé sur un vaste bûcher de la Piazza della Signoria. Des chefs-d’œuvre exceptionnels de l’art florentin de la Renaissance ont ainsi disparu.

En 1494, lorsque les Médicis sont renversés par la conquête française, Savonarole devient dirigeant de la cité, instituant une « République chrétienne et religieuse ». Proclamant Jésus-Christ « roi du peuple florentin », il constitue des milices destinées à savoir si les citoyens sont de bons chrétiens qui pénètrent à l’improviste chez les particuliers pour s’assurer de leur comportement dans leur vie privée. Accusé d’hérésie, lâché par le peuple lassé par ses excès, Savonarole est condamné, pendu et brûlé en 1498.


 

Ciel, on a oublié McCarthy !

On reparlera certainement à une autre occasion de ce pourfendeur de communistes imaginaires ou réels, qui a poursuivi d’une haine implacable artistes, scientifiques et intellectuels en général, tous suspects à ses yeux.