Édito n°26, juin 2010 – Utopie II, le retour

Numéro 26 – Juin 2010

Il est possible d’utiliser le terme « utopie » dans une multitude de sens, d’en rabaisser les ambitions jusqu’à en faire une sorte de synonyme d’« idéal ». En ce sens, on peut parler de l’utopie de la science, de l’utopie de la médecine ou même (pourquoi pas ?) de l’utopie de l’économie libérale. Mais dans l’esprit d’une majorité de concitoyens, le mot « utopie » est indéniablement beaucoup plus fort.

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Illustration © 2010, Bruno Racalbuto

Il contient en lui des résonances qui font un appel direct et non ambigu à d’autres notions : celle de destin collectif d’abord ; celle d’une « maximisation du bonheur » à l’échelle d’une société entière, voire de la planète ; celle d’un rêve fou nourri au départ par un individu solitaire – ou à défaut par un tout petit groupe d’individus ; enfin, sa projection indéfinie dans le temps, les rêveurs de tous les siècles ayant eu comme principale ressource l’idée qu’une époque future apporterait la solution aux maux incurables d’aujourd’hui.

Dans ce sens, l’utopie a certainement connu son heure de gloire au XIXe siècle, avec les Proudhon, Owen, Fourier et autre Marx, voire avec les encycliques sociales du pape Léon XIII. Et le XXe siècle fut son fossoyeur, avec respectivement le crash de 1929 pour réfuter le modèle économique libéral, la dictature hitlérienne ou stalinienne pour dénoncer les périls d’un modèle théorique imposé aux citoyens par un groupuscule, enfin avec Hiroshima pour révéler le caractère illusoire de la croyance à un bonheur infini par la connaissance. Et le Brave new world d’Aldous Huxley, ou le fameux Big brother de George Orwell finissent par renvoyer à leurs études tous les utopistes du siècle précédent. Qu’en sera-t-il du suivant ?

Aujourd’hui, il semblerait que la définition du bonheur ne soit plus collective mais individuelle : le consumérisme, la publicité, l’âpreté au gain érigée en valeur universelle semblent nous le prouver à chaque heure. S’il était tristement banal de demander à un poilu de 1914 de sacrifier sa vie pour le bonheur de la Nation, le citoyen de 2010 rêve surtout d’une villa avec piscine, entourée d’une haie de thuyas au niveau de laquelle on souhaite que les agressions du monde extérieur s’arrêtent. Quelle place pour l’utopie dès lors ? Pour un destin commun, une recherche de l’harmonie, pour l’idée même qu’autrui puisse être non pas une source de nuisances sonores et olfactives, mais la clé d’une vie enrichissante ?

Ne jugeons pas trop vite de notre temps : car le phénix peut renaître de ses cendres à tout instant. Si l’utopie est une chose potentiellement dangereuse, la vie bureaucratique et routinière tue encore beaucoup plus – à défaut de faire plus de bruit. Il est temps de réapprendre à rêver, de prendre conscience que la vraie richesse ne réside pas dans la possession, mais dans l’imagination. Ainsi, un jour peut-être, les gros titres de nos quotidiens pourront à nouveau parler d’autre chose que d’argent – ce sera là ma miette d’utopie pour aujourd’hui !