La réalité de l’Utopie

Numéro 26 – Juin 2010

Dans cet article, nous nous efforçons de spécifier et de défendre la notion d’utopie, de la distinguer de ce qui est chimérique, puis d’esquisser très schématiquement l’utopie d’une société démocratique, de type fédéral, à l’échelle planétaire. Notre réflexion se structure ainsi en deux temps : Nature et nécessité de l’utopie et L’utopie d’une démocratie planétaire, de type fédéral.

Nature & nécessité de l’utopie

Origine et sens du mot utopie

Le terme utopie a été forgé par le chancelier anglais Thomas More, en 1516. Du grec ou, non et topos, lieu ; lieu qui n’existe pas. Ou encore eu, bien et topos, lieu ; lieu idéal. More utilise les deux préfixes pour expliciter le sens du u d’utopie (latin utopia). Ce mot désigne une île imaginaire, modèle idéal de ce que devrait être une société qui ferait respecter la justice dans les rapports sociaux et, d’abord, dans les rapports économiques. La remise en question de la vie sociale repose sur la critique des rapports économiques et celle-ci trouve son centre de gravité dans la prise en compte de la justice sociale.

Le roman politique de Thomas More com­porte deux parties. La première est le tableau poussé au noir de l’Angleterre d’alors et des autres États européens. La seconde, où l’auteur suppose ses réformes appliquées dans une île imaginaire, est la description détaillée d’un État socialiste et démocratique. S’il n’ignore pas les limites de son pouvoir d’action, il ne renonce pas pour autant à juger la chose publique : « Si vous ne pouvez extirper radicalement des opinions erronées, remédier selon votre sentiment à des abus invétérés, ce n’est pas une raison pour vous détacher de la chose publique ; on ne renonce pas à sauver le navire dans la tempête parce qu’on ne saurait empêcher le vent de souffler. »

Le plus décisif pour les individus et les peuples n’est pas de posséder, mais de pouvoir décider. L’essentiel est d’organiser l’attribution du pouvoir.

À la différence de tous ceux qui, par la suite, décriront des pays imaginaires et des sociétés parfaites – mais à vrai dire complètement fantaisistes – Thomas More n’est pas un simple rêveur. Le grand chancelier d’Henri VIII ne dissocie pas la politique du souci de la justice sociale. En suivant son exemple, l’on s’insurgerait aujourd’hui contre le fait que le 20 % de la population mondiale possède le 80 % des ressources de la Terre. Mais oserions-nous, après l’échec du communisme, préconiser la solution de la propriété collective ?

Les révolutions communistes ont institué un capitalisme d’État. Elles n’ont pas aboli l’essence même du capitalisme, à savoir, comme l’écrit Karl Marx dans Le Capital, que le capitalisme « personnifie les choses et chosifie les personnes ». Le communisme, tel qu’il s’est actualisé, a trahi la pensée de Marx.

Dans Le Capital, Marx fonde la répartition des richesses sur le travail et les besoins. Les travailleurs doivent gérer eux-mêmes leur production en réponse à toutes sortes de besoins. Cet idéal implique de leur part des responsabilités et des risques à assumer. Il vaut, semble-t-il, toujours la peine d’examiner les conditions à réunir pour rendre cette autogestion possible et, dans cette mesure, la promouvoir.

Pour appeler légitimement les collaborateurs des entreprises à en devenir les patrons, il faut récuser la compétition acharnée qu’elles se livrent, tenter de la remplacer par l’émulation et la coopération en vue des besoins à satisfaire.

L’utopie, au sens de Thomas More, est bien un rêve, mais non un rêve purement fantaisiste. Il s’agit d’envisager le rapport à la politique sans sacrifier l’idéal de la justice sociale. L’on comprend que cet idéal n’est pas une chimère, puisque la paix et la coopération entre les hommes dépendent de leur volonté de l’actualiser.

Dissipation d’un malentendu

Depuis la chute de l’empire soviétique, l’utopie est discréditée et dénoncée comme une perversion de la politique. Deux raisons à cela. On a d’abord voulu ne voir en elle que le rêve d’une organisation délirante de la vie sociale, l’enfermement des individus dans un système de contraintes pesant sur chaque registre de l’expérience humaine. On a ensuite renforcé cette critique par la dénonciation des capitalismes d’État, comme s’ils étaient les seules manières possibles d’incarner dans l’Histoire le rêve d’une société juste.

Dès lors, le refus du capitalisme d’État est présenté comme le retour obligé au capitalisme de la « main invisible », qui s’en remet à la seule logique du marché.

Il importe de ne pas sous-estimer la perversité des régimes communistes. Ils se posent comme l’unique solution du devenir humain, annonçant une forme de vie sociale sans classe, égalitaire et juste. Ils ont réussi à s’approprier le vieux rêve d’une société harmonieuse. Il s’agit bien d’un vieux rêve, puisqu’on le trouve déjà dans la tradition juive. Depuis l’exil de Babylone, le peuple d’Israël rêve de la Nouvelle Jérusalem.

L’utopie, au sens de Thomas More, est bien un rêve, mais non un rêve purement fantaisiste.

Les régimes communistes ont toujours eu une double face. À l’extérieur, ils offraient le visage tant espéré : la réalisation d’une société juste. Mais, dans les pays qui leur étaient soumis, ils dévoilaient leur vrai visage, celui du « communisme de caserne ». Les récits de L’archipel du goulag nous révèlent l’incroy­able degré d’absurdité de cette prétendue société juste.

Depuis l’effondrement du communisme, la critique de ce système totalitaire et la critique de l’utopie ne cessent de renvoyer l’une à l’autre. Il faut éviter de tomber dans ce piège qui ramène indûment toute utopie à ce qui en est la caricature, comme si l’aspiration à une société juste tendait ipso facto au communisme. Il est cependant raisonnable de tirer la leçon du communisme qui a faussé le rêve en l’imposant de force.

Complémentarité de l’utopie et de l’action

S’il n’est au pouvoir de personne d’échapper à sa condition de mortel, il est néanmoins possible de rêver à des améliorations, à des transformations plus ou moins radicales de notre mode de vie, à des changements effectifs des bases de notre société.

Le possible, ce qui n’est pas encore advenu, est une part essentielle de nous-mêmes. Nous avons la capacité de l’imaginer et de nous demander par quels moyens réussir à l’actualiser dans la texture du réel. Dès lors, le rêve incite à l’action qui lui fait vraiment prendre corps.

Se contenter de rêver nous condamne à vivre dans nos fantasmagories, au péril de ne plus pouvoir rencontrer la vie ordinaire. En revanche, si le rêve n’est pas fou, s’il peut se réaliser par l’audace, une volonté déterminée et éclairée, il devient l’expression d’un espoir. Ce qui maintient la pulsation de la vie, c’est son ouverture à un avenir qu’on espère meilleur que le présent.

L’espoir et le rêve forment un couple indissoluble. La force de l’espoir permet de rêver une vie meilleure. En la rêvant, nous en dessinons les contours. Il nous reste à nous donner les moyens de traduire notre rêve en projet, puis de le réaliser en faisant preuve d’ingéniosité et de courage. Si l’homme se limite à rêver sa vie, il se coupe du réel et ne saurait le trans­former. Mais s’il ne rêve aucunement, il se borne à répondre ponctuellement aux problèmes du présent, sans espoir d’éliminer vraiment certains d’entre eux.

L’on a d’un côté les visionnaires délirants, tels certains dictateurs qui ont semé la terreur pendant le XXe siècle. De l’autre côté, l’on a les partisans du réalisme politique pour qui tout visionnaire est forcément délirant. Ce réalisme politique sans vision prône l’ajustement au réel et qualifie, selon les circonstances, de doux ou de dangereux rêveurs, ceux qui voudraient le changer. Il faut s’apercevoir que les partisans de cette tendance réaliste réduisent l’action à un calcul sans autre pers­pective que le résultat à court terme, que l’adaptation ponctuelle aux contraintes. Mais on observe alors que la conscience politique devient trop étriquée pour inclure un souci de moralité. Rien ne compte plus désormais que le seul intérêt du moment. Une attitude cynique se substitue à l’exigence de justice sociale. On la retrouve chaque fois que l’action politique est privée de vision à long terme.

Par-delà les visions délirantes et le réalisme sans vision, la figure du démocrate, d’après laquelle les hommes sont égaux en droit et en dignité, capables de répondre d’eux-mêmes à la question de savoir comment organiser leur vivre-ensemble, constitue la synthèse dynamique, révisable, du rêve et de la réalité.

Nos sociétés démocratiques ne se sont en effet créées que parce qu’elles ont été rêvées par les humanistes de la Renaissance et les philosophes des Lumières. Ces rêveurs, comme Thomas More (L’utopie), Francis Bacon (La Nouvelle Atlantide), Rabelais (L’Abbaye de Thélème), vivaient au temps des rois et des reines, dont le pouvoir était de droit divin. Ils croyaient en la capacité des hommes de pouvoir se rencontrer et de débattre de l’organisation de leur vie commune, de pouvoir élaborer ensemble les lois de leur société. Ils avaient une vision de l’homme apte à se donner lui-même sa propre législation plutôt que la recevoir d’en-haut. Hobbes, qui a repris le fameux « homo homini lupus », imaginait la façon de se servir de cette violence, pour aménager un espace de paix où les hommes puissent instaurer eux-mêmes les lois régissant leurs rapports sociaux.

Ces rêveurs s’appuyaient sur la capacité de réflexion, d’échange raisonné qu’ils observaient en eux-mêmes et chez autrui. Ils rêvaient d’une société qui se construirait sur cette capacité, qui tournerait le dos à la violence des passions en privilégiant la voix de la raison. L’obligation de se soumettre inconditionnellement à la Loi divine, relayée sur Terre par ses lieutenants, la hiérarchie ecclésiastique, les monarques, interdisait arbitrairement aux hommes ce que les citoyens athéniens et romains avaient déjà expérimenté, à savoir l’élaboration des lois de la Cité d’Athènes et de la République romaine.

Ces rêveurs ne se représentaient pas les hommes meilleurs qu’ils ne le sont. Ils les savaient, dans certaines conditions, accessibles à un langage raisonné et susceptibles de ne pas céder à la violence, de contribuer à la promotion des échanges pacifiques.

La vision démocratique est l’un des plus grands rêves faits par les hommes, mais un rêve noué à l’action à laquelle il propose une orientation et un cheminement.

La part nécessaire de pragmatisme

L’utopie, comme elle apparaît dans la figure du démocrate, comporte une part obligée de pragmatisme.

La remise en question de la vie sociale repose sur la critique des rapports économiques.

Agir dans la société signifie s’insérer concrètement en elle. Cette insertion se heurte à une double résistance : celle du monde des choses et celle du monde humain.

Par le travail, nous nous confrontons à la résistance des choses. Si nous ne voulons pas nous briser contre elles, nous devons évaluer leur résistance et les retourner à notre profit. La pratique du paysan, de l’artisan, de l’ingénieur témoigne de cette relation aux choses.

Les hommes s’enracinent dans une histoire, des traditions, des us et coutumes. L’on peut modifier assez rapidement des habitudes alimentaires, vestimentaires, la façon de se loger, d’organiser le travail… L’on ne trouve plus la même souplesse quand on veut changer les mentalités. Elles sont la principale résistance aux transformations de la société. Il semble que la résistance la plus forte, opposée à toute volonté d’améliorer les rapports sociaux, tienne à la structure psychique de l’être humain, à ce fond d’émotions, de pulsions, de fantasmes, qui se reproduit presque identique à lui-même. Les représentations traditionnelles du rôle du masculin et du féminin, la place de l’homme et de la femme, illustrent ces habitudes collectives qui pèsent sur tous et chacun, qui se transforment lentement et partiellement, dans la durée longue.

Notons, en outre, que nous nous confrontons aux désirs et intérêts de chacun et à l’obligation enjointe à chacun de limiter ses prétentions. Accepter cette limite, c’est manifester un sens du compromis indispensable à la paix civile. Une utopie reliée à l’action tient compte de ces multiples résistances. Elle les évalue et compose avec elles, pour s’en servir autant que possible.

En conséquence, tout travail, comme toute action, doit disposer d’une force à exercer sur ce qu’il s’agit de transformer et d’une astuce qui ruse efficacement avec la réalité. Ainsi, en maîtrisant la force de l’eau, qui, par elle-même, peut être dévastatrice, on réussit à produire de l’électricité.

Dans le domaine de la vie sociale, toute action implique également la force et l’ingéniosité. Seul un régime de terreur peut croire que la force suffit. En fait, toutes les tyrannies sombrent dans le chaos et succombent à la mort du tyran.

Les horizons temporels de l’action efficace

Les deux aspects conjoints, force et astuce, structurent l’action efficace. Ils ne portent toutefois leurs fruits que dans un horizon temporel visant un temps différent du présent, un temps à venir.

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Utopie : ce mot désigne une île imaginaire, modèle idéal d’une société qui ferait respecter la justice dans les rapports économiques et sociaux.Toute action doit prendre la mesure idoine de l’ici et maintenant. Une fausse appréciation du présent mène le projet à l’échec. Mais il lui faut aussi considérer le passé, car l’action présente se déploie dans la durée, que ce soit pour en maintenir l’inspiration ou pour poursuivre une chose commencée en un temps antérieur.

Ce que nous sommes dans le présent n’a pas commencé aujourd’hui ; il remonte à un passé plus ou moins ancien. De même que les individus atteints de la maladie d’Alzheimer ne savent plus qui ils sont, les peuples qui ont perdu leur mémoire n’ont plus d’identité. Ils sont incapables de se situer dans le présent et de construire leur avenir. Ils errent.

La référence au passé ne se confond pas aux logiques identitaires, qui tendent à disqualifier tout ce qui est nouveau, à contraindre les jeunes à se plier aux lois ancestrales, alors que l’émancipation des individus passe par une rupture avec la tradition. Nous pouvons songer ici au thème de l’émancipation des femmes. Cette mémoire en rupture n’ignore pas ce qui a été, mais elle n’en veut plus. Elle est en quête d’autonomie ; elle refuse un héritage jugé trop contraignant et rêve d’une vie nouvelle.

L’anticipation d’un temps différent, à venir, est vécue dans le présent où elle commence, mais ce présent doit la situer dans la durée, pour lui donner ses chances de se réaliser. Il est donc nécessaire d’avoir le sens des rythmes à respecter : un rythme court lorsque l’action est de brève portée et à échéance proche ; un rythme long quand il s’agit d’un projet qui s’avise de transformer profondément la société. Parler de réforme n’a de sens que pour une action à long terme. À propos d’une utopie, d’un rêve qui anticipe un changement des structures de la société et des mentalités, l’avenir ne peut être que long, voire lointain.

La figure du démocrate, synthèse dynamique, inachevée, du rêve et de la réalité, est une utopie proposable à tous les hommes comme vision d’un monde uni, à la hauteur des événements, où chaque individu dispose des moyens d’accéder au jugement et à la responsabilité personnels. Mais elle se heurte à nos archaïsmes psychiques, y compris dans les pays de tradition démocratique. Les vieux démons peuvent toujours resurgir et resurgissent en fait, par exemple, dans les logiques identitaires, dans la croyance que nous répondrons aux grands défis par des solutions locales, dans les débats idéologiques fermés, les a priori indiscutables, les partis pris définitifs. La figure du démocrate, attachée aux valeurs de la liberté intellectuelle, de la confrontation des idées, d’un débat qui se nourrit d’éléments de preuves et qui alimente la réflexion sociale, ne peut se déployer que dans un rythme long. Aucune victoire de l’idéal démocratique n’est assurée une fois pour toutes. D’une part, les vieux démons restent redoutables et, d’autre part, rêvé et réalisé tant bien que mal par l’homme, cet idéal est en devenir, à réinventer au fil de notre histoire désormais planétaire.

La figure du démocrate est, de nos jours, sérieusement menacée par des chefs d’États européens, qui multiplient les lois à tout propos, et clament que nous sommes tous sur le même bateau, pareils les uns aux autres. Leur tutoiement, leur familiarité déplacée sont au nombre des symptômes de ce nivellement des humains. Or, dans un État de droit, les lois doivent être générales, sinon elles uniformisent les comportements et transforment les citoyens en sujets alignés sur les mille et un dispositifs qui se mettent en place. Au lieu d’un peuple, dont les membres se sentent personnellement responsables, différents les uns des autres, l’on n’a plus qu’une population soumise, pour la sécurité de tous et de chacun, à des contraintes qui envahissent le quotidien. Par ces dispositifs légaux, qui placent la justice au talon des gens, l’on est sur la voie de l’État totalitaire, alors même que l’on garde sans problème une Constitution démocratique, où l’égalité en droit et en dignité ne signifie nullement que nous sommes, en fin de compte, tous des pareils au même. Comment ne pas penser au national-socialisme, qui n’a pas eu à changer la Constitution de Weimar, qui s’implanta en donnant aux Allemands le sentiment d’être avant tout des semblables et non des individus autonomes, personnellement responsables ? On folklorise le nazisme en le brandissant comme l’horrible chose à ne pas reproduire. On le présente de manière émotionnelle, comme une réalité proscrite par nos démocraties. Ce faisant, l’on occulte cela même qui caractérise le nazisme et a rendu possibles ses crimes contre l’humanité, à savoir l’abandon des lois générales remplacées par des dispositifs qui enrégimentent les individus dans leur quotidien, qui leur enlèvent le sentiment de leur responsabilité personnelle. Les procès des criminels nazis illustrent cette perte de la responsabilité personnelle que les tribunaux font resurgir.

À l’encontre de cette tendance vers un agrégat d’individus interchangeables, sans pensée personnelle et sans initiative propre, la figure du démocrate exige de rappeler avec force la lumière oubliée des mots clés de la langue politique, tels que liberté et justice, autorité et raison, responsabilité et vertu, pouvoir et gloire.

L’identification du problème social fondamental

Les humanistes et les philosophes des Lumières, qui ont rêvé de la démocratie au temps des monarchies de droit divin, voulaient contribuer à l’avènement de temps nouveaux, marqués par des processus de longue haleine, remettant en cause les fondements mêmes de la société. Thomas More, qui sera suivi en cela par bien d’autres auteurs d’utopies, préconisait l’abolition du droit de propriété. Il pensait que la réforme profonde à faire était la suppression de ce droit, car, disait-il, « tant que le droit de propriété sera le fondement de l’édifice social, la classe la plus nombreuse et la plus estimable n’aura en partage que disette, tourments et désespoir ». Depuis Thomas More, ce remède a été essayé par plusieurs peuples. Tous ont abouti au capitalisme d’État et à l’écrasement des libertés individuelles. Il n’y avait plus ni liberté de pensée et d’expression, ni liberté de conscience et de croyance, ni liberté de se réunir, de voyager hors de son pays.

Il faut vigoureusement contester l’idée que le problème social fondamental soit la propriété privée, le droit de posséder. La mise en œuvre de cette idée nous fourvoie parce qu’elle occulte la question plus radicale de l’attribution légitime du pouvoir de décision. Tel est le cœur même de la réflexion sur le vivre-ensemble, qui en atteint la profonde complexité.

Insistons sur le fait que le problème de l’attribution légitime du pouvoir de décision est bien le plus fondamental. En effet, si la spécificité de l’être humain est sa capacité de faire des projets, d’envisager l’avenir, il ne saurait se contenter de le subir. Il intervient dans le déroulement de son aventure. Dès lors, la question essentielle pour chaque société est de rendre compatibles les projets des uns et des autres : comment organiser le processus de prise de décision de telle sorte que chacun dispose d’un espace de liberté ? Le plus décisif pour les individus et les peuples n’est pas de posséder, mais de pouvoir décider. L’essentiel est d’organiser l’attribution du pouvoir. La construction de l’édifice social se fonde réellement sur le processus de cette attribution.

Les problèmes que pose cette attribution sont si complexes que la plupart des sociétés n’ont pu y répondre qu’en recourant à l’intervention de puissances divines. Lorsque le roi est présenté comme désigné par Dieu, sa légitimité est irrécusable. Il est le sommet d’une pyramide qui place chacun à son rang d’autorité et de soumission. Cependant, quelques siècles après Thomas More, l’idée a été émise d’asseoir cette légitimité non plus sur la Volonté divine, mais sur celle des hommes. Dans son essence, la démocratie n’est autre que cette idée audacieuse. Elle a été prise au sérieux par de nombreuses nations. Même si l’expérience ne s’est pas couronnée partout d’un égal succès, les résultats sont néanmoins si probants que l’idéal démocratique tend désormais à être partagé. Son adoption ne signifie pas seulement sa mise en œuvre par les nations distinctes les unes des autres, mais l’instauration d’une démocratie planétaire tenant compte de l’interdépendance de tous les peuples. C’est aujourd’hui un fait avéré que toute décision importante prise par un chef d’État, que ce soit un président qui refuse de signer les accords de Kyoto ou les ayatollahs d’Iran qui se dotent de l’arme nucléaire, concerne tous les hommes.

Le problème social fondamental n’est donc pas, contrairement au préjugé dominant, d’ordre économique. Il est politique, dans la légitimité de l’attribution du pouvoir de décision. Lorsque la volonté des hommes est le fondement de cette légitimité, la démocratie devient le moyen d’organiser le processus de prise de décision. Dans ce processus, le peuple est souverain. C’est lui qui décide de ses droits et devoirs. La qualité des décisions dépendra de la maturité de jugement et du sens des responsabilités de chacun. Car, dans l’urne, la voix de chacun compte à égalité avec celle des autres. Le débat bien argumenté, la décision en connaissance de cause sont les exigences incontournables de la démocratie dont le but est de servir des hommes sur qui repose la légitimité de l’attribution du pouvoir de décision.

Le communisme, tel qu’il s’est actualisé, a trahi la pensée de Marx. Oserions-nous, après son échec, préconiser la solution de la propriété collective ?

Cette légitimité revient de droit à des hommes conscients que toute instance qui s’impose à eux de l’extérieur viole leur pouvoir de se déterminer par eux-mêmes, sur la base de leur propre jugement. Par cette conscience qu’ils sont intrinsèquement libres, que leur dignité tient à leur liberté, ils doivent la revendiquer comme le droit d’être eux-mêmes. Ce devoir-être originaire confère aux hommes le droit d’organiser eux-mêmes le processus de prise de décision, sans intervention d’une puissance supérieure, qui leur donnerait le mode d’emploi de leur liberté. Ce droit-là est le pouvoir moral d’exiger une existence libre, qui se détermine par elle-même. En lui s’atteste la légitimité d’attribuer le pouvoir de décision à la volonté des hommes, autrement dit, la légitimité de la démocratie.


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Utopie d’une démocratie planétaire

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L’utopie de la démocratie planétaire et son laboratoire

La compréhension de la démocratie comme moyen idoine de servir des hommes libres, qui ont conscience de la légitimité d’attribuer le pouvoir de décision à leur volonté et d’en organiser le processus, pour que chacun dispose d’un espace de liberté le plus ouvert possible, est loin d’être familière et courante dans les pays démocratiques eux-mêmes. Que de falsifications de l’idéal démocratique ne voyons-nous pas ! Que penser en effet de la volonté d’importer la démocratie, d’arracher à des gouvernements, qui n’ont aucune compréhension de sa nature, la promesse de conduites démocratiques contre une aide au développement ? Des pays qui se présentent en leaders de la démocratie en ont une idée bien floue pour pouvoir la marchander. Ils en contredisent les fondements et, se situent, en fait, dans un réalisme politique pur et dur, qui se limite à des rapports de force ingénieux et / ou brutaux. Ils sont dans une logique d’expansion d’un « ordre mondial » qui, comme nous l’avons dit plus haut, ravale les individus à se considérer pareils, dépourvus de tout sentiment de responsabilité personnelle.

La démocratie et son respect des droits humains universels ne peuvent venir que d’une évolution interne des peuples vers l’autonomie du jugement et la responsabilité personnelle. Or les circonstances favorables à cette évolution émancipatrice de toute autorité imposée de l’extérieur sont le fruit du dialogue entre les individus et les peuples, quel que soit le domaine. Le dialogue est l’autre de la violence pour surmonter les différends de toute espèce. Les pays considérés comme démocratiques ont encore de grands progrès à faire, notamment en donnant l’exemple du dialogue en politique intérieure et extérieure, en approfondissant l’idée de la démocratie, en construisant individuellement et collectivement la figure du démocrate, en veillant à ne pas mener des actions politiques qui trahissent les fondements mêmes de la démocratie, en dégageant le fond du problème social, aujourd’hui planétaire, en raison des dispositifs scientifiques et techniques qui conditionnent notre mode de vie sociale.

Osons le dialogue envers et contre tous les tabous, malgré tous les dogmatismes, en dépit de toutes les résistances émotionnelles ! Car le fait que l’isolement des peuples est devenu impossible, le fait que nous sommes entrés dans un processus de planétarisation de notre aventure humaine, nous presse de nous entendre, de réduire les facteurs de malentendus. Dans l’horizon de l’utopie démocratique planétaire, l’on peut rêver d’un fédéralisme à l’échelle de la Terre.

En musique, un critère de développement d’une culture est le saut quantique de la monophonie à la polyphonie. Par analogie, le passage des nations indépendantes à leur interdépendance ne pourrait-il pas être envisagé comme saut quantique dans le développement des sociétés ? L’expérience du fédéralisme suisse invite à répondre positivement. On peut en effet s’imaginer cette interdépendance de tous les peuples de la Terre à travers le concept du fédéralisme.

Le fédéralisme permet la coexistence de peuples les plus divers qui s’enrichissent et se soutiennent mutuellement. On en saisit mieux la portée en comparant l’époque contemporaine au Moyen Âge et aux Temps Modernes. Le Moyen Âge peut être représenté par une pyramide figurant son système féodal. Les Temps Modernes par un engrenage, le monde étant alors fait de petits États souverains qui s’interpénétraient. Quant au monde contemporain planétarisé, on peut le voir comme un réseau complexe de cordes et de nœuds qui s’intriquent et se superposent. Le concept fédéraliste est spécialement adapté à ce développement de réseaux qui traversent les nations interdépendantes. Une gouvernance mondiale de type fédéraliste respecterait la diversité dans l’unité des peuples, à l’instar des rapports entre les cantons suisses et la Confédération. La diversité est utilisée aux fins de la collaboration. La force du fédéralisme résulte de ce qu’il solidarise à tous les niveaux le pouvoir politique et la responsabilité. En référence à l’exemple du fédéralisme helvétique, nous observons clairement cette solidarité : quand un canton universitaire veut avoir une faculté de médecine, il doit faire en sorte qu’elle obtienne l’autorisation de la Confédération en respectant des normes internationales. Lorsque la Confédération veut créer un « espace scolaire suisse », elle doit avoir des objectifs clairs et être prête à collaborer avec les cantons.

Dans un système fédéral, on ne peut faire face aux nouveaux défis qu’en partageant les responsabilités. Les soucis et les problèmes sont répartis. Il s’agit cependant de trouver des processus nouveaux et convaincants, qui permettent de répartir le pouvoir et la responsabilité de façon novatrice et productive.

On ne peut réduire le système fédéral à un seul modèle. Il n’existe pas de solutions définitives, abstraites des réalités en mouvement. Ce n’est que par le biais d’un débat politique constant, mobilisant les citoyens, que se découvrent de nouvelles voies de collaboration entre les peuples du monde.

L’exemple helvétique nous sert de laboratoire pour observer le fédéralisme en acte.

Ainsi, un regard rétrospectif sur les deux dernières années montre que le peuple suisse et les cantons ont toujours été disposés à assouplir le fédéralisme. En acceptant la péréquation financière, les cantons riches ont manifesté leur solidarité avec les cantons moins favorisés. Grâce au consensus au sujet de l’« espace suisse de formation » qui va être créé selon un nouveau mode de collaboration, le peuple et les cantons ont non seulement tracé de nouvelles voies pour l’école, mais ont montré que la politique doit accorder la première priorité à la formation.

Pourquoi ne pas imaginer, à l’échelle planétaire, un système fédéral ? Il est souple, irréductible à un modèle, offre toutes sortes de chances de collaborer, d’apprendre et de s’inspirer les uns des autres, de créer de nouvelles synergies. La gouvernance planétaire de type fédéraliste pourrait avoir une Constitution permettant d’exercer une contrainte sur les pays qui boudent dans leur coin ou qui, fort de leur puissance, ne veulent utiliser la collaboration que dans leur intérêt. Dans tous les domaines, la formation, la santé, la sécurité, les transports, l’environnement, on peut chercher des solutions fondées sur les atouts de la diversité et qui concentrent les énergies dans l’intérêt général au lieu de les réduire. Le développement de nos sociétés est tel qu’il les rend de plus en plus interdépendantes. Le système fédéral apparaît comme l’instrument approprié pour organiser la démocratie planétaire.

C’est bien sûr une utopie, un rêve que le laboratoire de la démocratie suisse réalise imparfaitement, mais suffisamment, pour qu’il puisse inciter à des actions d’envergure planétaire.

Vu de notre modeste expérience helvétique, les obstacles à l’application planétaire d’une démocratie de type fédéral donnent l’impression de chaînes himalayennes insurmontables. La Suisse fait elle-même figure de pays qui souffre de son isolement en n’étant pas membre de l’Union Européenne (UE). Les principes actuels de l’UE qui l’entoure ne ressemblent en rien à ceux du fédéralisme. Ils réclament bien plutôt l’alignement sur les décisions dites de Bruxelles. Aucune vision politique d’ensemble ne joue le rôle d’intermédiaire entre les États de l’UE, capable de s’appuyer sur les diversités, de les intégrer dans une polyphonie d’intérêt général. La Suisse reste pour le moment à l’écart de cette Union, résignée à négocier avec elle des accords bilatéraux. Mais, elle aussi, manque d’une vision dynamique, source d’initiatives, dans ses rapports avec l’UE. Au lieu de se lamenter sur les difficultés des bilatérales, elle devrait profiter de ses chances d’y introduire et d’y représenter ses compétences politiques de base. La question essentielle sur la façon de garantir son indépendance ne réside pas dans le nombre de référendums et des initiatives. Elle consiste à savoir de quelle manière sa diversité pourra tirer profit de l’adhésion à l’UE et de quelle manière elle pourra réussir à investir la force de la Confédération dans n’importe quel environnement, aussi difficile soit-il, et d’en bénéficier pour son développement futur dans l’intérêt de la diversité du peuple suisse. Pour l’heure, ce genre de vues stratégiques est absent. Mais, le dynamisme de l’utopie pousse à les faire ressortir comme des potentialités effectives du présent, dont il faut se saisir pour créer notre futur.

L’utopie d’une démocratie de type fédéral, qui porte en elle la capacité de se réviser autant que les situations l’exigent, est un rêve aux dimensions de la planète. Mais quelle est la valeur de ce rêve ? Est-il vraiment une utopie, un rêve noué à une possible action de quelque efficacité ? Les informations qui nous viennent quotidiennement de par le monde ne nous conduisent-elles pas à penser que la globalisation tend de plus en plus à la cacophonie, qu’elle nous éloigne d’un idéal polyphonique de la société planétaire ? N’avons-nous d’autres choix que de bricoler des solutions à court terme, sans espoir d’une société globale plus juste ?

En conclusion, que nous est-il permis d’espérer ?

Si nous ne prenons aucun recul envers la condition présente de l’histoire humaine, nous qualifierons toute utopie de chimère. En l’esquissant à partir de notre modeste laboratoire helvétique, dont la vitalité démocratique et fédérale existe assez clairement pour être perfectible, notre utopie de démocratie planétaire ne sort pas de la seule imagination. Elle est suggérée par une expérience, imparfaite certes, mais qui contient un potentiel qu’il ne répugne pas à la raison de proposer à la diversité des peuples de la Terre, qui sont entrés dans un processus d’interdépendance de plus en plus serrée.

Où ce processus nous mène-t-il ? Il nous échoit de le prendre en main, de le construire de manière qu’il nous soit permis d’espérer que nous nous engageons lentement sur une nouvelle voie de dialogue, de solidarité, de responsabilité partagée entre les individus et les peuples.

On nous objectera que l’homme est, par nature, un loup pour l’homme et que la glo­balisation ne peut que favoriser les plus forts aux dépens des plus faibles. N’est-ce pas d’ailleurs la loi générale de l’évolution d’après laquelle la sélection naturelle éli­mine les moins forts ? La globalisation ne peut qu’intensifier la compétition de tous au profit de quelques-uns. Elle signifie la violence accrue, qui exclut impitoyablement les moins favorisés.

Ce recours à la théorie de l’évolution, pour justifier l’état de guerre permanent entre les hommes, ne trouve en fait aucun fondement dans les idées de Darwin. Dans son ouvrage, La Filiation de l’Homme, Darwin souligne qu’à un certain moment de l’évolution, des êtres vivants développent des instincts sociaux, en vertu desquels les plus forts viennent en aide aux plus faibles. Les observations des éthologues nous mettent effectivement en présence de ces comportements qui contredisent la loi du plus fort, qui témoignent de l’existence d’instincts sociaux. L’on observe que les hommes, eux aussi, sont profondément mus par le désir de s’entraider, qu’ils ont plus de plaisir à donner qu’à recevoir. Ce plaisir fait l’objet de travaux de neuropsychologie.

La connaissance de la théorie de l’évolution, qui est aujourd’hui le paradigme des sciences du vivant, nous montre que la sélection naturelle a sélectionné des instincts sociaux, que, ce faisant, elle exerce un effet réversif sur elle-même, un effet qui élimine l’élimination des plus faibles.

Notre évolution ne s’appuie donc pas fondamentalement sur l’éjection naturelle des moins adaptés, mais sur leur intégration, dont on expérimente la richesse, chaque fois que nous nous laissons prendre par le sentiment de confiance en la vie, qu’il l’emporte sur nos peurs de la différence, de l’altérité, finalement, sur la peur de notre mort.

Cette objection mal informée de la théorie darwinienne de l’évolution pèche également par la réduction du problème social de fond à des lois de la nature, par définition, inexorables. Elle ramène les rapports entre les hommes à des processus naturels, qui nous entraînent tous semblablement à être en compétition, à évincer les plus faibles. Elle est à la base de l’idéologie critiquée plus haut, qui menace la figure du démocrate. La démocratie n’est en effet possible que si le vivre-ensemble est le fruit d’une construction commune de longue haleine, remise sur le métier autant de fois que la situation l’exige.

Crions, s’il en est besoin, que nous sommes vivants, libres, non des rouages d’une machinerie étatique, qui gère des processus inéluctables ! L’existence d’une démocratie est « un plébiscite de tous les jours, comme l’existence de l’individu est une affirmation perpétuelle de vie ».

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