C’est la faute à Rousseau
La musique et la langue française seraient-elles brouillées ? On pourrait être tenté de le croire : en matière musicale, la patrie des Droits de l’Homme a depuis longtemps une tendance étonnante à l’autodénigrement, qui l’handicape totalement lorsqu’il s’agit d’assumer une place de leader au niveau international. Cette retenue assez incompréhensible commence déjà avec Jean-Jacques Rousseau, dont la fameuse Lettre sur la musique françoise (1753) entend démontrer que les Français n’ont pas, et ne peuvent pas avoir de musique ! L’illustre écrivain, constatant que le français, au contraire de l’italien, n’est pas une langue mélodique, lui dénie tout pouvoir émotionnel, et entend la confiner dans l’expression de notions intellectuelles ; il va même plus loin, en déclarant que, de ce fait, toute forme d’expression musicale restera à jamais fermée aux Français !
Cette affirmation péremptoire fut certes démentie par de nombreux et illustres compositeurs au cours des deux siècles qui suivirent, à commencer par son contemporain Rameau, pour culminer avec l’école impressionniste de Debussy et Ravel, vers 1900 ; elle n’en marqua pas moins les esprits. Est-ce donc la faute à Rousseau ? La musique d’Hector Berlioz (1803–1869) serait peut-être aujourd’hui totalement oubliée si elle n’avait pas été aimée et jouée par les Britanniques. Plus récemment, les Américains se sont passionnés pour l’opéra de Jules Massenet (1842–1912) et de ses contemporains, tirant de nombreuses œuvres hors de l’oubli. Dès les années 1950, l’opérette – genre français incontournable jusque-là – ne fait plus recette ; les chanteurs vedettes sont aussi en train de passer de mode : Charles Trenet ou Edith Piaf eux-mêmes, malgré leur immense célébrité, doivent aller chercher leurs triomphes en Amérique du Nord. Parallèlement, le Paris de l’époque romantique applaudit Rossini puis Wagner ; dès les années 1950, Pierre Boulez impose la musique dodécaphonique inspirée des Autrichiens Schoenberg et Webern ; simultanément, le public adopte littéralement Sidney Bechet, qui passera les dix dernières années de sa carrière en France ; c’est à l’Olympia de Paris que les Beatles commencent en 1964 leurs triomphales tournées internationales ; enfin, c’est avec des chansons purement et simplement traduites de l’anglo-américain que Johnny Hallyday, dans la même décennie, lancera sa carrière…
Toute décevante qu’elle soit, cette première approche mérite néanmoins d’être précisée : la musique, contrairement à la littérature, au théâtre ou au cinéma, ne se définit pas essentiellement par la langue ; elle peut même en être, selon les cas, assez indépendante. Au XVIIIe siècle, Joseph Haydn ne se vantait-il pas d’écrire dans une langue que tous les peuples de la Terre pouvaient comprendre ? La musique instrumentale, bien qu’elle soit née de l’imitation du chant, ignore les frontières quasi infranchissables que connaissent les œuvres littéraires. Mais elle n’est pas la seule : imaginerait-on de parler de sculpture ou d’architecture francophone, anglophone, italophone ? Il existe en revanche une peinture française, espagnole ou flamande, et même suisse… Les beaux-arts, dans leur grande majorité – contrairement aux arts littéraires, aux arts de la parole – se définissent par la nationalité plus que par la langue. Or, bien souvent, les deux se confondent : historiquement, les deux écoles musicales les plus importantes en Europe, l’italienne et l’allemande, sont dans ce cas. Mais aussi l’école russe, l’école tchèque, l’école hongroise ; de même que, plus loin de nous, la Perse, la Chine ou le Japon. Si l’on considère les choses sous cet angle, on pourrait émettre l’idée qu’il n’existe finalement qu’un très petit nombre de langues à vocation internationale, pour lesquelles la question pourrait se poser différemment : l’anglais, l’espagnol, le français, l’arabe classique, le portugais…
Ces langues, dépassant un cadre national strict, peuvent servir de trait d’union entre plusieurs entités politiquement indépendantes. Dans le domaine particulier de la musique, sont-elles parvenues à créer quelque chose de plus qu’une série d’écoles nationales ? Oui, sans doute : on peut parler aujourd’hui de musique anglo-saxonne, dans la chanson, le rock, la pop, le jazz. Ou encore d’un répertoire hispano-américain, défini de manière suffisamment vague pour pouvoir abriter aussi bien le tango argentin que la salsa cubaine ou les rythmes andins ; et l’on pourrait s’amuser à tisser des liens (certes assez audacieux) avec le chant andalou ou la rudesse du flamenco. La même chose est-elle possible pour le français ? Si l’on fait abstraction des succès transatlantiques qu’ont pu connaître une Céline Dion ou un Gilles Vigneault, ou la notoriété mondiale d’un Brel ou d’une Piaf, le tissu musical francophone pourra paraître bien lâche : d’un côté, la métropole (la France) reste terriblement centrée sur elle-même, au point d’ignorer bien souvent ce qui se passe hors de ses frontières ; son contrepoids principal, l’Afrique de l’Ouest, en est, musicalement parlant, à des années-lumière.
Les percussions africaines, voire le « rap » des griots sénégalais commence certes à filtrer dans l’hémisphère nord ; mais à mon avis, il n’y a pas ici la même interaction directe qui peut exister entre les œuvres d’un Léopold Senghor et les lecteurs de Sartre, Camus ou Zola : entre les musiques du Mali, l’opéra Pelléas et Mélisande de Debussy et le jazz manouche, les publics restent fondamentalement distincts et dispersés. Enfin, outre ces deux grands blocs, il nous reste quelques pièces rapportées, trop faibles démographiquement pour développer une véritable culture musicale autonome (si l’on met à part quelques épisodes brillants mais isolés) : les provinces wallonnes, les cantons romands et le Québec – ce dernier étant sans doute le plus fertile de ce point de vue. En un mot comme en cent, on ne saurait comparer un tel morcellement à la dynamique exceptionnelle du couple anglo-américain !
Communauté morcelée, emmenée par un pays qui n’a pas réellement conscience de sa spécificité musicale et demeure souvent incapable de la défendre : on le voit, dans la Francophonie, la situation de la musique est assez éloignée de cette notion d’exception culturelle qui a si bien fait son chemin dans d’autres domaines. Le désintérêt porté à la question musicale est lié à l’histoire : sans doute la France reste-t-elle, fondamentalement, un pays d’intellectuels, d’architectes, de peintres ; la musique n’y joue qu’un rôle social modeste, sans comparaison avec l’Allemagne ou l’Italie. Est-ce à dire que les communautés francophones sont condamnées à jouer des partitions différentes, sans jamais pouvoir s’harmoniser entre elles, sans leadership ni objectif commun ?
Cette conclusion serait sans doute trop pessimiste. L’axe France-Afrique est sans aucun doute le plus puissant lien Nord-Sud existant dans le monde actuel ; et il y a bien des raisons de penser que les relations Nord-Sud seront un enjeu majeur pour les générations futures, au niveau politique, économique, écologique. Un corollaire culturel va se développer, nécessairement. Il est déjà magnifiquement esquissé en littérature. Musicalement, cet axe tient pour l’instant du grand écart. Il faudra du temps pour qu’en émerge une synthèse ; mais un peu de courage vous le fera trouver…