Le lent cheminement de l’idée de star
On ne nait pas star, on le devient. Chacun de nous a besoin d’une saine dose de narcissisme – plus nous avons conscience de notre propre valeur, plus nous serons efficaces, plus nous serons à même de prendre des initiatives, plus nous aurons l’ambition de bien faire notre travail, en un mot de nous distinguer. Un des grands archétypes des petits garçons dans ce contexte, par exemple, est d’être conducteur de locomotive, celui qui dirige le train. Certains d’entre nous vont plus loin : ils ambitionnent d’être des vedettes, des stars – un jour, quelque part. Non seulement conduire le train à bon port, mais être vus le faire, et être célébrés pour l’avoir fait. Et c’est là qu’intervient le concept de la vedette, de la star. Pour l’expliquer, faisons quelques pas en arrière.
L’apparition de l’artiste
Lorsque, dans les sociétés primitives, les femmes ont trouvé le tissage, la poterie, la vannerie, établissant par là les bases de l’épanouissement de l’humanité, leur activité était fondamentalement créatrice. Elle l’était même doublement, car en plus de l’invention d’un nouvel objet utile, elles créaient aussi dans le sens purement esthétique en décorant ces objets. Ce type de création nécessairement collectif surgit à un certain stade de développement dans des sociétés différentes sans contacts entre elles. Il n’est donc pas « individualisé », pas lié à la personne du créateur.
Les objets que nous appelons aujourd’hui « art populaire » ne sont le plus souvent pas « signés ». Ces objets sont fréquemment liés à la tradition et la reproduisent – avec des variantes. Mais plusieurs personnes sont susceptibles, avec plus ou moins de bonheur peut-être, de produire les mêmes formes.
Aujourd’hui, on fait grand cas d’artistes comme Périclès, par exemple, et on s’imagine qu’il en était de même de leur temps. Mais cela n’est pas exact, et ce pour la bonne raison que l’art et les artistes n’ont surgi qu’au début du capitalisme marchand et n’existaient pas auparavant en tant que catégorie. Avant cette époque, la signature qui permet la monopolisation n’est pas nécessaire, car la production esthétique n’est pas marchandise au sens moderne du terme. Le morcellement même de la création, la division entre artisan et artiste apparaît en même temps qu’une première division du travail, au moment de l’épanouissement de la bourgeoisie marchande. Ce n’est pas par hasard que nous ne connaissons ni l’architecte ni les sculpteurs de la plus grande partie des églises romanes et gothiques. Les « artistes » de ces églises étaient en fait considérés comme des artisans.
Si nous approchons l’histoire de plus près, nous nous apercevons que la notion artiste/art telle que nous la concevons aujourd’hui est relativement récente. C’est l’époque romantique qui a popularisé la notion de l’artiste porteur d’un don mystérieux ; on serait, en quelque sorte, « artiste de droit divin » comme l’on était roi, ou patron, « de droit divin ». On n’est pas artiste par profession, mais par vocation.
L’artisanat devient art
Jusqu’au XVIe siècle, l’art n’est qu’une parmi les nombreuses activités manuelles. Au moment du mariage de Charles le Téméraire (1468), on parle encore dans les chroniques de « maistres peintres, tailleurs d’ymages, charpentiers et autres ouvriers ». La profession d’artiste ne faisait pas l’objet d’honneurs particuliers ; souvent, l’artiste était attaché à une maisonnée riche, où il était considéré comme un serviteur : à la fin du XVIe siècle, tel est encore le cas, pendant un certain temps, d’un Shakespeare.
Les familles modestes ne voyaient rien d’extraordinaire à ce que l’un des fils – généralement pour des raisons économiques – décide, mettons, de devenir peintre. Comme de nombreux artisans, les peintres étaient organisés en corporations.
Pourtant, nous commençons à voir émerger très progressivement, au XVIe siècle, une nouvelle sorte d’individus qui ne sortaient souvent plus de la classe artisanale : des bourgeois qui devenaient artistes par talent et conviction. Le romantisme individualiste a forgé l’image de l’artiste bohème indifférent aux conditions matérielles dans lesquelles il vit. Il est totalement faux de projeter cette image en arrière. Car les artistes bourgeois de la Renaissance, dans leur majorité, voient tout d’abord dans ce qu’ils font non pas une œuvre artistique, mais un travail dont ils tirent profit.
C’est de ce qu’elle ne tient pas compte de ce facteur que vient une des grandes perplexités de la critique shakespearienne moderne : en William Shakespeare, elle veut voir un grand artiste (ce qu’il est pour nous a posteriori), mais si on se replace à son époque, elle a à faire à un entrepreneur habile dont les produits, excellents commercialement (et qui l’ont enrichi), sont en même temps, pour nous, des œuvres d’art qui parlent de son temps[1].
C’est que, à partir du XVIe siècle, l’argent qui avait presque disparu à la fin du Moyen Âge reparaît en masse après ce qu’on appelle pudiquement « la découverte » (c’est-à-dire le pillage) des Amériques. Par lui, les valeurs quantitatives envahissent peu à peu toutes les sphères de la vie sociale, domestique, esthétique, etc.
Si l’on considère cette invasion de la société par l’argent, l’art idéal pour exprimer la possession dans le sens où elle était développée par la classe qui maniait cet argent professionnellement était la peinture. La peinture à l’huile, en effet, était à même de réaliser pour les apparences ce que le capital réalisait pour les relations sociales. Elle pouvait tout transformer en marchandise.
L’objet-tableau se prête particulièrement bien à cette transformation : même très grand, on peut le rouler et le transporter dès le moment où la toile et les couleurs qui lui conviennent sont inventées.
Et ainsi, le tableau devient objet de spéculation financière ; son caractère unique (avant l’invention de la reproduction en couleurs, celui qui le possède en a le monopole), sa maniabilité en tant qu’objet en font un « article » idéal. La spéculation dont nous parlons n’est pas fondamentalement différente de celle qui se passe par rapport aux valeurs boursières. La production même devient différente du fait qu’elle est conçue pour la vente au plus offrant.
C’est dans la Hollande du XVIIe siècle, où l’argent est abondant et les commandes publiques irrégulières (la Hollande est réformée, on ne décore plus les églises, la sobriété est de rigueur dans les bâtiments publics) que naissent les œuvres non sollicitées. Jean Gimpel remarque dans une étude (c’est lui qui souligne) : « C’est là un phénomène nouveau qui a pour conséquence de provoquer un déséquilibre entre l’offre et la demande, et menace du risque de surproduction et de baisse de la marchandise. Nous employons ce terme à dessein, car dans ces conditions de production, qu’on le veuille ou non, la peinture est une marchandise soumise aux lois de l’offre et de la demande. »
Un des exemples les plus parlants dans ce sens, c’est peut-être Rembrandt. Son tableau La ronde de nuit, pour prendre un exemple célèbre, a été financé par les dix-huit membres de la compagnie de la Milice bourgeoise des arquebusiers d’Amsterdam. Il montre cette compagnie en pleine activité, et veut sans doute témoigner de son efficacité. Le tableau exprime, certes, le talent individuel de Rembrandt, car si on le compare à des œuvres du même genre, peintes souvent par des hommes talentueux, on voit à quel point chez Rembrandt ces arquebusiers sont dynamiques, et non statiques comme l’aurait voulu l’usage de l’époque. Mais cela dit, nous sommes encore dans le domaine commercial, de la commande nécessaire à Rembrandt pour remplir son carnet et faire fonctionner son atelier, tout comme un industriel d’aujourd’hui veut remplir son carnet de commandes pour faire fonctionner son usine.
Il en va tout autrement lorsqu’on se penche sur la peinture tardive de Rembrandt, et notamment ses autoportraits, que, bien entendu, personne n’a commandés.
Phénomène unique chez un homme de son temps, Rembrandt nous a laissé une sorte d’autobiographie en images. Au début de sa carrière, Rembrandt est riche. Beaucoup de ses tableaux reflètent cette richesse, l’étalent comme s’étale celle de bien des commanditaires de portraits. Puis il a des revers financiers. Et alors, dans les autoportraits tardifs, nous découvrons un changement. Tout signe ostensible de richesse a disparu. Seul compte le regard. Cet élève brillant de la tradition, ce favori des salons, a tourné la tradition contre elle-même. Il lui a arraché son langage pour exprimer tout autre autre chose. Il est vieux. Tout a disparu sauf une conscience de l’existence en tant que question. Et le peintre en lui a trouvé le moyen d’exprimer cela et rien que cela.
Chez un peintre que son temps a longtemps considéré comme un bon exécutant, nous distinguons l’esquisse d’une question sur ce qu’il est et ce qu’il fait. Cela est plutôt dû aux circonstances qu’à une décision consciente, mais les œuvres que Rembrandt peint pour lui-même représentent déjà une rupture. L’artisan très doué est devenu un artiste – il a failli être une star, il n’est plus que lui-même.
L’artiste devient vedette – qu’il le veuille ou non
C’est ainsi qu’on voit surgir l’artiste individuel. Ce personnage qui n’est plus anonyme témoigne de la richesse – parfois même de sa propre richesse – et vit de son art en en faisant une marchandise. En même temps que lui, on voit surgir, confuse d’abord, la machine publicitaire et critique. À partir du moment où l’artisan est devenu artiste distinct avec une signature, il commence à avoir besoin qu’on parle de lui, et ceux qui lui passent commande ou qui l’achètent ont besoin de populariser cette signature.
Cela ne s’est pas fait en un jour, et il y a toujours eu des créateurs qui ont résisté à la popularité, qu’ils estimaient pouvoir être nuisible à leur travail.
Prenons l’exemple de Turner. Cet enfant prodige assimile très tôt toutes les données de la tradition ; son succès est tel qu’à dix-huit ans il a déjà son propre atelier et à vingt-huit il est élu à l’Académie. Sa peinture correspond exactement, dans cette première phase, aux besoins de la société dans laquelle il est. L’Angleterre est à la tête d’un empire de dimensions mondiales, et sa noblesse, sa bourgeoisie, sa clientèle artistique en un mot, le démontrent en achetant de grands tableaux auxquels ils confèrent une grande valeur, tant matérielle qu’artistique, qui parlent de villes riches, de mythes dans lesquels ils se reconnaissent.
Mais Turner évolue, et il arrive un moment où son but n’est plus seulement de plaire et de s’enrichir, mais aussi d’exprimer une vision intérieure qui dépasse la tradition. La vedette que le marché avait faite de lui entre dans sa sphère de création propre, et elle n’est plus au goût du jour. L’homme adulé par tous tourne délibérément le dos à la célébrité : il ne peut pas être une star et témoigner de sa vision intérieure. Les réactions ne tardent pas : la critique commence par faire un scandale et considère que désormais les toiles de Turner « sont des représentations du Néant, très ressemblantes », ou que Turner « a peint le chaos tel qu’il était avant que Dieu ne sépare les eaux et ne crée l’homme ». Et quand il ne revient pas aux valeurs du marché, ce marché proclame que Turner est « fou ». En fait, Turner résiste à une « consommation esthétique » de ses toiles. Parti de la reconnaissance sociale, de la gloire, il aboutit à la solitude. À un moment donné, il se révolte contre son statut de star, refuse de continuer à vendre ses toiles, et même de les montrer. Pour les soustraire à la spéculation, il les lègue aux musées nationaux anglais et lègue sa fortune à un home pour artistes âgés dans le besoin[2].
La star à l’époque de la communication globale
L’accélération de la communication, la naissance et la popularisation du cinéma, puis de la télévision, et enfin l’apparition d’Internet, ont créé, lentement mais sûrement, l’illusion que chacun pouvait devenir une star sans fournir en parallèle l’explication de ce que cela implique. Illusion d’autant plus tenace que certains noms d’artistes sont devenus de véritables images de marque. On dit un Picasso comme l’on dit un Camembert. On utilise, même, le nom de Picasso pour vendre des voitures.
« Le romantisme individualiste a forgé l’image de l’artiste bohème indifférent aux conditions matérielles dans lesquelles il vit. »
On en déduit qu’il suffirait d’un bon marketing pour faire une vedette. On a généralement oublié, en rêvant d’être célèbre, que la personnalisation d’un créateur a, dans notre société, un but précis : protéger un monopole. Un chanteur fera la fortune d’une maison de disques, un écrivain celle d’une maison d’édition, un peintre celle d’une galerie ; ils auront commencé par signer un contrat d’exclusivité avec leurs producteurs respectifs. Il va donc falloir, en plus d’un bon marketing, un talent exploitable certain. On a bien vu surgir des « artistes » qui étaient les purs produits du merchandising, les Spice Girls par exemple, mais leur existence est généralement éphémère. Sans talent, le meilleur marketing ne fait qu’un temps.
Le créateur authentique vit aujourd’hui plus que jamais tiraillé entre deux nécessités : celle de s’exprimer, et celle de survivre. Karl Marx avait dit, en parlant de littérature : « La plume doit vivre de l’écrivain, et non l’écrivain de la plume », mais pour la grande majorité des créateurs cette exigence, pour logique qu’elle soit, ne peut pas être satisfaite.
Le créateur doit s’inscrire dans la société, ce qui revient, en termes pratiques, à se faire connaître, pour avoir un succès qui lui permette d’en vivre, ou alors accepter de vivre d’autre chose que de sa plume, sacrifiant par là une partie de sa créativité à travers la perte de temps, d’énergie, d’autonomie que représente un emploi, dans quelque domaine que ce soit.
En fait, c’est ainsi que cela se passe pour la plupart des créateurs – ce qui n’est pas une fatalité. Car tout se tient. Apprécier la création culturelle, cela implique un certain niveau d’instruction. Si l’accès à l’instruction est rendu difficile pour d’autres que des gens à leur aise financièrement, la création culturelle restera réservée à l’élite ; cela est indifférent au vendeur de cette création dans la mesure où, pour lui, ce qui compte, c’est qu’elle s’achète
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Si le niveau d’instruction publique détermine le marché de la production culturelle, les producteurs de cette création seront moins nombreux, car eux aussi sortiront d’une couche minoritaire de la population.
Pour pallier ce manque de public suffisant, on a recours aux fonds publics, ce qui se justifie parce que l’État reconnaît ainsi la production culturelle et son intérêt à ce qu’elle puisse s’épanouir.
Mais il y a une autre source de financement : le sponsoring. Certains sponsors sont des personnes ou des institutions désintéressées qui, comme l’État, comprennent l’importance de la création ; d’autres voient dans le sponsoring un moyen d’avancer leur image de marque.
Et c’est là qu’intervient la très utile notion de vedette, ou de star dans la société actuelle.
Le quart d’heure de célébrité
On remarque tel ou tel artiste grâce à son talent exceptionnel. On s’assure qu’il a une place sur le marché et, cela est particulièrement évident dans les arts visuels (peinture, sculpture, gravure, etc.), on en fait une valeur refuge. On spécule sur la création de ces talents qu’on estime exceptionnels comme sur le sucre ou le charbon. On crée autour d’eux une image de marque : ce sera Picasso, ce sera Brad Pitt, ce sera Elvis Presley… Leur cote gonflera de manière absolument disproportionnée, elle sera soigneusement maintenue en entretenant la rareté de la production de l’artiste[3], et ils ne seront accessibles – pour décorer un intérieur, pour être la vedette d’un film ou d’un concert, que par des gens fortunés. Ils pourront être monopolisés.
Pour satisfaire aux audiences de masse, la télévision les abreuve de spectacles de seconde zone, non pas destinés à instruire, mais à oublier et, si possible, à influer sur les comportements. Dans de tels cadres, on présente les vedettes non pas en tant que personnes qui font un travail, mais comme des « célébrités » dont on masque ou minimise le travail, afin que l’homme et la femme de la rue puissent penser : « Aujourd’hui c’est lui/elle, demain, ce pourrait être moi. »
« On fait appel au narcissisme de chacun,
on donne l’illusion du vedettariat pour un petit moment, puis la personne retombe dans l’ombre du quotidien qui a toujours été le sien. »
Pour que la chose ne soit pas trop flagrante, on crée de temps à autre ce que Andy Warhol nommait des personnalités qui auront leur « quart d’heure de célébrité ». On fait appel au narcissisme de chacun, on donne l’illusion du vedettariat pour un petit moment, puis la personne retombe dans l’ombre du quotidien qui a toujours été le sien, et redevient le spectateur passif susceptible d’être manipulé.
En réalité, la vedette (ou star) du monde actuel n’est là que pour faire appel au sain narcissisme de chacun, pour l’accaparer pour le plus grand profit des marchands de rêves en tous genres, et pour que les citoyens anonymes puissent rêver de devenir un jour à leur tour une de ces stars qui feront fortune, ce qui calmera (du moins pour un temps) les velléités de vouloir s’en sortir par des luttes sociales (collectives) au profit de la concurrence individuelle[4].
[#1] Rappelons que Shakespeare lui-même considérait n’avoir écrit que deux œuvres littéraires dignes de passer à la postérité : Venus et Adonis et Le Viol de Lucrèce, poèmes épiques que seuls des spécialistes lisent aujourd’hui. Le reste, c’était du bon boulot, mais du boulot. Si cela n’avait tenu qu’à lui, il est douteux qu’on aurait récupéré beaucoup de ses 37 pièces de théâtre.
[#2] Ses dernières volontés (que ses œuvres restent toujours ensemble pour être vues en bloc) n’ont jamais été entièrement respectées ; tableaux, esquisses, dessins, carnets sont aujourd’hui dispersés en divers endroits (National Museum, Tate Gallery etc.). La famille Turner a attaqué le testament et a obtenu une partie de sa fortune.
[#3] Lorsque le monde entier criait au miracle récemment parce qu’on avait découvert 250 Picassos inconnus, la seule réaction d’un galeriste de mes connaissances a été : « Ça va faire baisser la cote de Picasso ».
[#4] Livres consultés pour cet article : John Berger, Ways of Seeing ; Jean Guimpel, Contre l’art et les artistes ; Arnold Hauser, Sozialgeschichte der Kunst und Literatur ; Siegbert S. Prawer, Karl Marx and World Literature.