Cinémas en Suisse romande – Entre pop-corn et « drogue dure »

Numéro 3 – Septembre 2004

En quelques années, le paysage romand des salles de cinéma s’est métamorphosé, surtout à Lausanne et à Genève. Avec les multiplexes, les concentrations et les fermetures, le pop-corn triomphe et les copies des blockbusters obstruent les écrans. Les créations suisses ou extra-hollywoodiennes plus fragiles, pour autant qu’elles parviennent à se glisser dans une marge de programme, en sont généralement éjectées avant de trouver leur public. Sauf dans quelques rares îlots encore en vie. Et si la rumeur non démentie sur le départ de Suisse du groupe EuroPlex se confirme, le grand chambardement n’est pas fini ! En écartant d’emblée la subvention au fauteuil vide, les pouvoirs publics seraient bien inspirés d’intervenir pour enrayer l’hémorragie culturelle.

Avant d’entrer dans le vif du sujet, un aperçu du marché du film en Suisse s’impose. Tout d’abord, il faut savoir que les salles de cinéma romandes sont les mieux loties : avec 2,7 films par année et par habitant, contre 2,1 en Suisse alémanique et 1,8 en Suisse italienne, les Romands sont les plus grands consommateurs de cinéma. Mais pour voir quels films ? L’année dernière, la vente des billets en Suisse s’est répartie de la façon suivante entre les pays producteurs pour les films en première vision :

  • -63 % pour les films des États-Unis
  • -20 % pour les films européens
  • -11 % pour les films d’autres pays
  • -6 % pour les films suisses Suisse alémanique
  • 8,1 % Suisse romande
  • 1,5 % Suisse italienne : 0,9 %

Si les salles de cinéma réalisent l’essentiel de leurs recettes avec des films étasuniens – en Suisse comme dans la majorité des pays du monde – les énormes bénéfices qu’ils génèrent pour les studios de Hollywood sont évidemment réinvestis dans d’énormes productions, une énorme publicité et d’énormes cachets pour les acteurs et les réalisateurs. L’injection de tant d’argent ne peut qu’influer sur la facture des produits et l’affinement des recettes du succès. Si bien qu’en dépit des aides gouvernementales consenties par maints États pour inverser la vapeur, les moyens dont disposent la plupart des productions d’Europe et des autres pays sont sans commune mesure. Et ne parlons pas de la Suisse, particulièrement pingre dans ce domaine. Si bien que la fête de la grosse machine bien huilée continue depuis des décennies !

Occupation en force des écrans

Précédés de campagnes publicitaires planétaires relayées avec zèle par tous les médias, les films étasuniens fondent sur des marchés quasi conquis et occupent les écrans avec un nombre insolent de copies. Lestée de budgets de promotion pharaoniques, l’onde de choc fait le lit du succès. Une fois constaté le triomphe accablant de ces films – qui valent ce qu’ils valent – il convient d’apprécier leurs scores à l’aune du nombre des copies déversées sur le marché suisse en 2003 (premières visions et reprises, voir tableau ci-dessus).

L’effet ‹ drogue dure › des films étasuniens fonctionne toujours, même si les chiffres démontrent que la surabondance des copies fait écran à leur succès réel

En l’absence d’une statistique sur le nombre de copies des films en première vision, osons tout de même la comparaison : alors que les films étasuniens occupent 58 % du marché avec leurs copies, il est tout de même surprenant qu’ils n’enregistrent que 63 % des entrées en Suisse. Et cela d’autant plus que bon nombre de ces copies sont maintenues à l’écran plus que de raison – parfois même plus que les exploitants de salles ne le souhaiteraient ! – et que leur visibilité est écrasante par rapport aux autres films.

Sous l’ère de l’ex-conseillère fédérale Ruth Dreifuss, les experts qui planchaient sur la nouvelle loi sur le cinéma avaient bien tenté d’introduire un article visant à limiter les dégâts en percevant une taxe sur chaque copie à partir de 50 unités, en vain. Au nom de la liberté du commerce, le lobby de la distribution et les entraves légales ont eu le dernier mot.

L’épreuve de la copie

En l’absence de quota et de taxe, le nouvel « Harry Potter » a donc pu sortir cette année avec 163 copies (2900 spectateurs par copie en un mois) et « Troy » avec 135 copies (3000 spectateurs par copie en un mois et demi), soit moins bien que « La passion du Christ » de Mel Gibson, sorti avec 51 copies (3800 spectateurs par copie en trois mois). Moins bien encore que « La mauvaise éducation » de Pedro Almodóvar, sorti avec 21 copies (4500 spectateurs par copie en un mois et demi) ou encore qu’une comédie suisse ayant fait sa place sans grand battage publicitaire et médiatique, « Sternenberg » de Christoph Schaub, sorti avec 27 copies en Suisse alémanique seulement (3300 spectateurs par copie en deux mois).

« Il ne faudrait pas plus de 100 copies du même film projetées simultanément en Suisse, mais tous les exploitants s’arrachent ‹Harry Potter et le prisonnier d’Azkaban› pour le passer en même temps que les grandes villes... Ce n’est donc pas toujours la seule faute du distributeur si tout le monde joue le même film en même temps », constate Vital Epelbaum, exploitant à Bienne, Neuchâtel et La Chaux-de-Fonds.

Aucun retour pour la production suisse

L’effet « drogue dure » des films étasuniens fonctionne donc toujours, même si les chiffres démontrent que la surabondance des copies fait écran à leur succès réel. La limitation du nombre de copies, si une solution avait pu être trouvée, aurait donc permis d’atténuer la logique de l’inégalité des chances entre les distributeurs de films pouvant se permettre de payer une hécatombe de copies et les autres. La perception d’une taxe sur les copies aurait par ailleurs remédié à l’absence d’une taxe sur les billets – pratiquement impossible à introduire en Suisse en raison du système fédéral – alors qu’en France et en Allemagne, un tel système permet d’impliquer le marché dans le financement de la production nationale. Lequel, en Suisse, incombe essentiellement à la manne publique, à la télévision et à quelques mécènes.

La solution envisageable, dès lors, pourrait peut-être résider dans l’introduction d’une taxe « poids lourds », consistant à prélever un pourcentage sur les bénéfices de l’exploitation d’un film à partir d’un certain seuil d’entrées enregistrées. Mais pour l’instant, la nouvelle loi sur le cinéma stipule seulement que distributeurs de films et exploitants de salles sont conjointement tenus de faire respecter la diversité de l’offre. Bien que très peu contraignante, cette disposition légale fait néanmoins son petit bonhomme de chemin, comme le relève Charles-André Walser, exploitant à Sion et à Sierre : « En Valais, la loi a eu une influence positive sur certains sites qui étaient essentiellement tournés vers les films à succès. » L’observation du marché par une nouvelle statistique y contribue aussi, de même que les subsides incitatifs de Succès Cinéma pour ce qui concerne les films suisses : « Grâce à Succès Cinéma, l’exploitant sera plus enclin à donner une chance supplémentaire aux films suisses, à les garder plus longtemps à l’affiche », pense Vital Epelbaum.

Coup de pouce de la Confédération

Succès Cinéma, introduit en 1997 dans le but de stimuler la distribution des films suisses et d’encourager la production de films accessibles au public, commence à porter quelques fruits : alors que seuls 6 films suisses avaient trouvé place sur les écrans en 1993, on en comptait 38 en 2003. Il présente tout de même un défaut : comme en attestent les résultats des films suisses sur les petits marchés que sont la Romandie et le Tessin, le système n’est pas suffisamment incitatif et un correctif est à l’étude. Dans une moindre mesure, et s’alignant ainsi sur le programme européen Media où elle sera admise en 2005, la Confédération soutient aussi la distribution des films européens par une aide à l’importation. Pour stimuler la diversité de l’offre, elle favorise également l’accès au marché de certains films d’art et essai étrangers en leur allouant des subsides en fonction de leur qualité. Mais avec 1,5 million de francs par an, les effets ne peuvent être spectaculaires ! Néanmoins, le nombre de films européens en première vision a passé de 68 en 1993 à 166 en 2003, celui des autres pays de 15 à 54, tandis que les films étasuniens ne progressaient que de 116 à 131.

Le cinéma à l’ère des multiplexes

Bien que rébarbatifs pour bon nombre de cinéphiles, les multiplexes stimulent pourtant la fréquentation : « On constate que l’ouverture d’un multiplexe, au détriment parfois de la fermeture de salles individuelles, a un effet significatif sur l’augmentation du nombre de spectateurs » (Office fédéral de la statistique, Aperçu cinématographique en Suisse, 2004). Mais, là encore, quels films profitent de cette nouvelle affluence ? Car tandis que les salles à écran unique, terrassées par la concurrence, ferment leur porte avec une inexorable constance, les investissements dans les multiplexes doivent être rentabilisés au maximum avec les films « vendus d’avance », autrement dit les blockbusters et consorts : « Au début, les exploitants de multiplexes ont de belles paroles en faveur de la diversité mais, comme tout le monde, ils essaient, voient la fréquentation baisser et reviennent à un cinéma plus commercial », constate Charles-André Walser.

Ne rêvons tout de même pas : les films fragiles, chez EuroPlex comme chez la plupart des exploitants, n’ont pas le temps de moisir à l’affiche !

En termes de programmation, plusieurs facteurs entrent en ligne de compte : la taille de la société, son assise financière, sa situation de monopole ou encore sa maîtrise du principe des vases communicants entre les films qui rapportent, ceux qui rapportent peu ou rien et ceux pour lesquels on s’offre le luxe de perdre peut-être de l’argent. Des exploitants pris à la gorge ne prendront aucun risque, alors qu’un groupe comme EuroPlex, qui gère un grand nombre d’écrans, peut se permettre de diversifier sa programmation en jouant les blockbusters dans les grandes salles, les succès honorables dans les moyennes et les films d’art et essai dans les petites. « C’est un peu simpliste de considérer le monopole comme bon ou mauvais, car tout dépend du travail de l’exploitant. À Neuchâtel, où je détiens le monoploitants ont fini par abandonner parce qu’ils ne tenaient plus le coup », explique Vital Epelbaum.

Pléthore et pénurie de cinémas

Mais ne rêvons tout de même pas : les films fragiles, chez EuroPlex comme chez la plupart des exploitants romands, n’ont pas le temps de moisir à l’affiche – quand ils parviennent à y accéder ! Faute d’écrans accueillants en nombre suffisant (les Scalas et le Broadway à Genève ou le Bellevaux, le Richemont et le City Club dans l’agglomération lausannoise, pour ne citer que ceux-ci), bien des films de valeur quittent l’affiche avant que le bouche-à-oreille ne fasse son effet. « Dans des situations de quasi-monopole, certains films sont parfois bloqués ou passent à la trappe alors que les cinémas indépendants pourraient les sortir. À Lausanne, EuroPlex ne nous laisse que les films les plus difficiles pour les salles d’art et essai du Bellevaux et du City Club », déclare pour sa part Yves Moser de la société Cinérive, qui programme de nombreuses salles allant de la Riviera vaudoise, en passant par Lausanne, Orbe et Aigle.

Il est indispensable que les exploitants aient les moyens financiers de refuser les derniers wagons du convoi US

À Yverdon, l’expression « art et essai » a disparu du vocabulaire de l’exploitant Vincent Esposito, qui programme par ailleurs plusieurs salles de Genève. Dans cette dernière ville, la concurrence est d’ailleurs particulièrement acharnée depuis l’ouverture de Pathé-Balexert, multiplexe à la programmation relativement diversifiée qui pèse lourd sur les résultats des autres salles. Le grand Plaza a fermé ses portes, les Rialto et le multiplexe des Grottes d’EuroPlex battent de l’aile, tandis que les autres salles vivotent. À Fribourg, la société Salafa SA s’efforce de diversifier son offre, mais la ville manque cruellement d’écrans. Même constat en Valais, où il faut cependant relever que la programmation, notamment à Sion et Sierre, est plus qu’honorable pour une ville moyenne. Et si les films fragiles ont de la peine à trouver un écran dans les grandes villes, et surtout à s’y accrocher, leur pénétration dans les villes moyennes est encore plus problématique.

Le coût de la diversité

Avant que les cinémas qui se distinguent par la qualité de leur programmation n’arrivent plus à tenir le cap de leur vocation et ne succombent à l’expansion anarchique des multiplexes (voir article ci-après sur la situation à Lausanne), les pouvoirs publics cantonaux et communaux, dans le sillage de la Confédération, feraient peut-être bien de prendre sérieusement en considération le problème crucial de la diversité de l’offre. Car c’est bien là que le bât blesse.

Partant donc du constat que tous les cinémas ne jouent pas dans la même catégorie et que les films d’art et essai méritent mieux que le rôle de bouche-trous dans les multiplexes qui leur est toujours plus dévolu, il est indispensable que les exploitants aient les moyens financiers de refuser les derniers wagons du convoi US au profit de films de qualité plus fragiles. Il convient donc d’allouer des subsides incitatifs significatifs à certains écrans en fonction de critères tenant compte du nombre de films suisses et extra-hollywoodiens programmés, la durée de leur maintien à l’affiche, la qualité de la projection et de l’accueil. Il faut aussi, pour stimuler l’accès au public des films suisses – mais aussi encourager les distributeurs indépendants à continuer d’importer en Suisse des œuvres de valeur – soutenir la sortie des films fragiles par des aides ciblées. À cet effet, la Confédération et le Fonds Regio Cinéma sont en train de mettre en place un système de subventions pour la distribution de films suisses sur le marché romand. La richesse et la variété de l’affiche des cinémas en Suisse romande sont en jeu.