Financement de la danse – À tous petits pas
Inaugurée par la musique, l’exploration des ressources des différentes disciplines artistiques en Suisse romande se poursuit avec la danse, exemple d’une compagnie à l’appui. Antonio Bühler, maître d’œuvre de Da Motus ! avec Brigitte Meuwly depuis 1987, exprime sa satisfaction de tourner beaucoup à l’étranger tout en regrettant de ne pas avoir plus d’opportunités de se produire en Suisse, notamment faute aussi de salles adéquates. Et s’il n’y avait que cela ! Parent pauvre de la culture, la danse, contemporaine en particulier, manque de tout – infrastructures, argent, salaires décents, formation, reconnaissance sociale, parfois même de danseurs ! – alors qu’elle est en pleine expansion. Tour d’horizon dans le sillage d’Antonio Bühler.
La danse est un art essentiellement visuel. Globale, instinctive et moins ancrée que le théâtre dans une culture particulière, elle est plus facile à exporter dans le monde. Depuis les années 1980, la qualité des spectacles s’est nettement améliorée et les créations intéressantes ne manquent pas. Avec d’autres compagnies, dont certaines existent encore, nous étions parmi les premiers à faire connaître la danse contemporaine. Il y avait alors beaucoup à exprimer, et surtout à faire. On en a bavé, mais ce n’est pas facile non plus aujourd’hui pour les jeunes qui se retrouvent en face de gens un peu « installés »… comme nous ! Mais pourquoi faudrait-il retirer une subvention à une compagnie éprouvée qui continue à faire du bon travail ? Pour perpétuer cette dynamique créative, il faut donc aussi des moyens pour ceux qui commencent. Et, tout simplement dit : plus !
La technique et l’exploitation physique n’étant pas les seuls critères pour la danse contemporaine, les danseurs sont aussi de plus en plus âgés. Un interprète expérimenté de 40-45 ans qui a une présence sur scène doit-il être « jeté à la poubelle » parce qu’il saute moins haut ? Il n’y a pas encore les rôles de « grands-parents » du théâtre ou du cinéma, mais comme l’expression et le contenu priment, je pense qu’on va y venir.
Les guichets de la danse
Après dix-sept ans d’existence, nous avons depuis quelques années la chance de bénéficier du soutien du canton de Fribourg dans le cadre d’un « partenariat de création ». Nous recevons ainsi 130’000 francs par an. Pour obtenir ce subside, nous devons présenter un plan de financement de 260’000 francs et les comptes finaux, sur la base desquels le canton n’accorde que 50%. Trouver les 130’000 francs restants n’est pas évident : les entrées d’une petite compagnie comme la nôtre sont modestes ! Heureusement, nous tournons beaucoup.
Pro Helvetia accorde une aide à la création et soutient la diffusion de spectacles dans les différentes régions linguistiques en Suisse, ainsi qu’à l’étranger. Pour nos tournées à travers le monde, nous apprécions son soutien, sans lequel nous aurions dû renoncer à certaines d’entre elles.
Parfois, nous obtenons aussi l’aide de la Commission romande de diffusion des spectacles, la Corodis, qui soutient la diffusion de spectacles romands et que les Suisses allemands nous envient beaucoup ! J’en ai fait partie à sa création, il y a onze ans. La Loterie Romande est également un mécène très important. Sans son appui, beaucoup de troupes disparaîtraient. Nous bénéficions aussi ponctuellement d’un subside toujours bienvenu de notre comme de domicile, Givisiez. Sinon, nous avons renoncé à solliciter les sponsors. Une petite compagnie comme la nôtre n’intéresse pas les stratèges du marketing, car elle ne génère pas assez de « visibilité ».
De l’artisanat à l’industrie
On peut qualifier notre compagnie d’artisanale et familiale. Et finalement j’en suis fier, vu la tendance actuelle qui pousse tout le monde à devenir plus grand, plus performant, presque « industriel ». Avec quelqu’un qui ne s’occupe que de la production, un autre que de la communication, un autre encore de la diffusion… Mais tous ces gens-là, il faut les payer ! Si Brigitte et moi avons pu vivre et « nourrir » nos deux enfants pendant dix-sept ans, c’est en travaillant énormément ! Il est difficile de trouver quelqu’un qui soit à la fois plurilingue, engagé et suffisamment idéaliste avec le salaire que l’on peut offrir. J’assume donc beaucoup de tâches administratives, avec une secrétaire qui travaille à 25% environ. Et si nous tournons encore aujourd’hui, ce n’est pas en diffusant nos dossiers tous azimuts - j’en envoie seulement quand un intérêt concret se manifeste – mais bien grâce au bouche-à-oreille.
Il y a aussi un cap à passer entre une production artisanale et une production plus ambitieuse exigeant toujours plus d’argent. Ce pas, nous n’avons jamais pu ni surtout vraiment voulu le franchir, bien que nos dernières productions soient plus importantes : au château de Gruyères avec cinq danseurs et six musiciens et à l’Espace Moncor avec cinq danseurs et trois musiciens. J’ai 50 ans, Brigitte 45, et pour ne plus porter tout un spectacle sur nos seules épaules, nous collaborons volontiers avec d’autres gens à l’esprit créatif. Il s’agit d’engagements temporaires, parce que nous sommes dans l’incapacité d’offrir des salaires à l’année. Il y a aussi une différence entre les danseurs suisses et étrangers, pour lesquelles il faut payer pas mal de frais et taxes. Notre dernier danseur suisse avait tout de même un salaire de 3800 francs par mois, alors que les étrangers touchaient 3300 francs. Si on pouvait les payer davantage, on le ferait ! Selon une étude, le salaire moyen d’un danseur en Suisse est de 2500 francs. Cette situation est honteuse en regard des sacrifices consentis, de la brièveté et de la fragilité d’une carrière ou encore de l’insuffisance de protection sociale (2e et 3e pilier).
Formation classique ou anarchique
Lorsqu’on veut engager des danseurs, on s’aperçoit vite qu’il faut aussi aller chercher à l’étranger. En Suisse, les possibilités de formation sont insuffisantes. Il y manque de bonnes écoles de danse contemporaine et n’importe qui peut en ouvrir une. Personnellement, je ne crois pas qu’il faille suivre la filière classique pour se consacrer à la danse contemporaine. Bien sûr, la formation classique travaille le corps, mais ensuite il faut souvent corriger les « mauvaises habitudes » découlant d’une technique rigoriste particulière. D’autres techniques plus neutres et moins liées à une forme d’expression artistique sont tout aussi valables. Le danseur classique doit être techniquement parfait, tandis que la danse contemporaine requiert plus de créativité, plus de souplesse mentale et d’expérience de vie pour traduire physiquement des idées, des ambiances, des sentiments.
Course à la production
Dans la danse, la pression à la production est devenue particulièrement forte. Certains donateurs exigent au moins une production par année et je me demande à quel point ça ne tue pas la recherche créative et le renouvellement artistique. Le canton de Fribourg, plus raisonnable, requiert deux créations en trois ans. Au théâtre, on dispose souvent d’une œuvre ou d’une histoire déjà écrites et on monte le spectacle. Nous, nous partons de rien. Il faut faire une recherche en évitant de se répéter, trouver le thème, le contenu, fixer d’abord un squelette, re-re-essayer les mouvements, les mémoriser physiquement, choisir une musique souvent originale… A quoi viennent s’ajouter la recherche du financement et d’un local de répétition, les auditions des artistes, l’organisation de la tournée, etc. Et quand on est immergé dans la création, on ne peut presque pas tourner. Si, à l’inverse, on tourne bien, on ne crée pas pendant un certain temps. En dix-sept ans, nous avons réalisé une douzaine de créations.
Pour répéter, il faudrait une structure fixe. Nous disposions d’une salle dans une école, mais on nous interdit de l’utiliser pendant la journée à cause du bruit. Par chance, nous avons été hébergés pendant un mois par le Théâtre des Osses, puis par la salle Mummenschanz de Villars-sur-Glâne. Il faudrait pouvoir rester dans le même lieu, surtout quand on commence à travailler avec du matériel, des costumes et des lumières… La charge d’un loyer au tarif commercial pour un lieu fixe est par ailleurs insoutenable. Sans nos spectacles en plein air, pour lesquels nous répétons autour de notre maison, nous serions vraiment en difficulté.
Pénurie de salles publiques
Il faut dire aussi que la Suisse manque sérieusement d’infrastructures. Il n’y a que très peu de salles qui programment des spectacles de danse. Faute d’infrastructures à Fribourg lorsque nous avons débuté, nous avons contourné l’obstacle en créant des spectacles en plein air. Depuis les années 1990, la Halle 2C et l’Espace Moncor de Fribourg ont coproduit nos créations, et certaines ont aussi tourné à la Gessnerallee de Zurich, à la Kulturwerkstattkaserne de Bâle, à l’Arsenic de Lausanne, au Festival de la Bâtie à Genève, etc. Actuellement, il nous semble qu’il est plus difficile d’organiser une tournée en Suisse. Par contre, nous prenons plus souvent l’avion.
En fonction des spectacles, la salle est aussi un problème. La danse nécessite beaucoup d’espace et des planchers souples. Les grandes salles préfèrent par ailleurs programmer des spectacles connus plutôt que des petits groupes dont le travail mériterait d’être mis en valeur. Les organisateurs n’ont souvent pas le courage ou la possibilité de prendre des risques, mais je les comprends dans une certaine mesure : le regard des politiciens est braqué sur le taux d’occupation de leurs salles et ils doivent les faire tourner. Ça devient la loi de l’audimat ! c’est aussi plus intéressant de programmer quelqu’un qui vient d’un pays exotique ou à la mode plutôt que des Fribourgeois… de même que nous aussi sommes exotiques quand nous sommes au Japon !
L’air du large
La situation de Da Motus ! est peut-être un peu particulière, car ce sont surtout nos spectacles créés pour l’extérieur, des « produits souples », qui ont tourné à l’étranger. Par désir de renouvellement et de surprise, nous avons toujours créé des spectacles assez différents. Nous avons ainsi naturellement « diversifié notre offre », comme on dit aujourd’hui. C’est un grand avantage, qui nous a permis d’être invités à jouer dans vingt-six pays.
Nous avons eu la chance d’être régulièrement soutenus par Pro Helvetia et Corodis pour nos tournées à l’étranger. Et si l’on nous propose par exemple un cachet symbolique pour un projet artistiquement intéressant dans un pays pauvre comme le Pakistan, l’Equateur ou la Bolivie, nous pouvons y aller parce que nos frais sont en partie couverts par Pro Helvetia. Nous avons aussi été mis en contact avec des organisateurs par les Offices de liaison de la Fondation suisse pour la culture, par exemple pour une tournée en Afrique du Sud l’année dernière et en Egypte cette année. En France, le système de promotion culturelle est encore plus poussé. Il existe une structure quasi politique qui fait tourner les compagnies françaises avec l’appui des ambassades et de l’Alliance française. Chez nous, l’activité culturelle des ambassades dépend encore trop d’initiatives individuelles, mais le Département des affaires étrangères commence à se réveiller.
Le Projet danse sous la loupe
Alertés de la situation déplorable de la danse, l’Office fédéral de la culture (OFC) et la division Danse de Pro Helvetia lançaient en 2002 l’ambitieux Projet danse: «L’objectif est d’élaborer un concept d’encouragement cohérent englobant tous les aspects de la création professionnelle...». Avec la collaboration de représentants des cantons, des villes, des associations professionnelles et d’experts en la matière, le groupe piloté par Murielle Perritaz et Andrew Holland, son successeur à la tête de la division danse, produisait en 2003 un dossier consistant intitulé «L’encouragement de la danse en Suisse».
Aujourd’hui, où en est-on? Sous le titre provocateur «Le Projet danse, l’espoir gâché des chorégraphes suisses» (Le Temps, 19.6.2004), Thierry Spicher, ancien directeur de l’Arsenic de Lausanne, y allait d’un coup de pied dans la fourmilière. Une virulence qui fait sourire tant David Streiff, futur ex-directeur de l’OFC, que Pius Knüsel, directeur de Pro Helvetia, lesquels réfutent néanmoins catégoriquement que le projet est moribond. «Le ralentissement des travaux sur la loi de l’encouragement de la culture s’est répercuté sur le Projet danse, qui était aussi conçu comme un bon exemple pour incarner la loi», reconnaît Plus Knüsel. Il explique «Nous avons fait un tiers du chemin. L’objectif du Projet danse est d’harmoniser les mesures d’encouragement et de promotion de la danse pour développer des synergies à trois niveaux: communal, cantonal et fédéral. Il ne s’agit pas d’injecter beaucoup plus d’argent, puisqu’il n’y en a pas pour l’instant!» Le budget pour la danse de Pro Helvetia, précisons-le, est de 1,5 million de francs par an jusqu’en 2007, auquel s’ajoute un crédit spécial de 900’000 francs par an.
Dans ce but, trois groupes de travail ont été constitués. Le premier se focalise sur le problème des infrastructures, cruciales pour la danse: les compagnies seront invitées à se regrouper par région pour financer un réseau de structures conformes aux besoins variés. Le second s’occupe de la formation, où les choses avancent paraît-il bien. Le troisième se concentre sur le domaine de la production, notamment pour trouver une solution au lancinant et litigieux problème du saupoudrage des aides: «Pour harmoniser l’encouragement, nous allons créer un instrument impliquant tous les intervenants qui permettra de choisir ensemble des talents et de les accompagner à moyen et long terme... Pas mal de villes étaient prêtes à avancer sur cette question des centres de compétence, mais il faudrait un coup de main financier de l’OFC, qui hésite», dit Pius Knüsel. «Si tout fonctionne, nous espérons qu’un résultat visible interviendra en 2006. Mais, une fois les décisions prises, il faudra dégager des crédits...»