Éloge du bachotage

Numéro 30 – Juin 2011

Enfant, on veut faire de la guitare par mimétisme, dans l’espoir de capturer une petite part de notre modèle. Mais qu’on nous laisse faire et cela ne va en général pas très loin : on achète la guitare, on gratte quelques notes et on prend quelques cours sympathiques.

Surtout pas de solfège, la guitare en main tout de suite. Cela dure peu et il n’en reste rien : du simple tourisme. Le vrai voyage – qui nous sort de nous-mêmes pour nous amener Ailleurs – ici n’a même pas commencé. En effet, voyager a un prix et à force de vouloir réduire les coûts, on finit par tuer le voyage.

Il me semble qu’aujourd’hui, l’enseignement se limite souvent à fabriquer des touristes : ils ont visité, à grands pas, les lieux essentiels, mais cela reste pour eux une terre étrangère.

L’idée que je veux défendre ici est qu’il n’y a rien d’inhumain à accompagner les enfants sur le chemin exigeant de la grammaire, de la conduite du ballon, du solfège, de l’écriture, de la cuisine ou du jardinage (oserais-je ajouter du ménage bien fait ?) même quand le but n’est pas d’en faire des compétiteurs ne demandant qu’à écrabouiller leur voisin pour se sentir exister.

Dans le fond, deux conceptions de l’homme s’opposent : la conception moderne, qui considère l’humanité comme un état de fait et la tradition, selon laquelle l’humanité est une conquête. La première, partant du principe que les enfants ont tout en eux, aura tendance à les « laisser pousser » librement, comme des « herbes folles ». Entendez par là des esprits libres, non formatés et n’ayant pas à souffrir des tourments auxquels nous condamne fatalement le fait d’avoir un maître.

Malheureusement, l’expérience montre que cette méthode ne marche pas. Un savoir ce n’est pas tout ou rien ; c’est une familiarité que l’on acquiert avec son objet lors de mille et une rencontres. Combien d’heures de lecture pour mettre en place les automatismes qui feront un bon lecteur ? Combien de mots pour former un vocabulaire riche et subtil permettant d’appréhender l’infinie variété du monde ? Or, de nos jours, les enfants sont maladroits avec leur langue maternelle et leurs raisonnements, bien qu’élémentaires, sont ainsi souvent bancals.

Ne comprend-on pas que notre pensée est à la mesure de notre pouvoir de dire et qu’acquérir les moyens de dire, et donc de se mettre à distance, c’est le début de la liberté ? Comment espérer pouvoir vivre avec les autres (ou ne serait-ce qu’avec soi-même) sans cette mise à distance ?

Le solfège ou la grammaire acquis, le vrai voyage peut commencer – celui qui nous sort de nous-mêmes pour nous amener Ailleurs.

Donnons à nos enfants la possibilité de faire et refaire autant de fois que nécessaire ce qui est important, eux à qui cela coûte finalement si peu quand ils ont un modèle suffisamment grand à leurs yeux. Offrons-leur la chance d’acquérir une vraie pratique.

Il y aura des moments difficiles, et c’est heureux, car c’est quand le corps ou l’esprit résiste qu’une chance mince, mais précieuse, s’offre à nous : celle d’apprendre à mettre notre ego de côté et à faire un peu de place en nous pour l’Autre et l’Ailleurs. Le voyage peut alors commencer, au cours duquel il arrive qu’une relation, toujours particulière, à un petit coin du monde se tisse pour qui veut bien tenter l’aventure. Cela n’est pas une garantie d’humanité, mais c’est un premier pas, dans le sens inverse de la course à la plus grosse console de jeu, bagnole, fortune, liste d’amis, célébrité… qui paraît s’intensifier un peu partout aujourd’hui. Raison de plus pour défendre la forme noble du bachotage comme alternative à l’impasse de l’ego dans notre quête existentielle.