Quelle autorité pour quelle formation ?

Numéro 30 – Juin 2011

À l’école, en français, j’étais nul. Pendant toute mon école secondaire, j’accumulai les notes en dessous de la moyenne. Et lorsqu’une enseignante – je bégayais ma huit­ième ; par chance les mathématiques me sauvaient – nous demanda de choisir un livre pour en tirer un exposé, je m’écriai « Anna Karénine ! », me souvenant de la couverture d’un volume des Éditions Rencontre qui garnissait la bibliothèque de mes parents pour mieux feindre la culture, mais que personne, ô grand jamais, n’était censé ouvrir.

Mal m’en prit : je dus goutte à goutte boire ces pages jusqu’à la lie. Heureusement qu’au bout du suspense Anna finissait par se jeter sous un train ! J’entrai vaille que vaille au gymnase. En 1971. Pour une fois je tirai le gros lot à la loterie des profs : Jacques Zurlinden, en ces années déclinées sur la portée de 68, tira de mon imberbe cervelle des notes, des mots, qui finirent par composer une mélodie, un texte. Ses recettes : refuser l’enseignement d’une vérité ; valoriser les idées davantage que syntaxe et grammaire ; co-construire un partenariat véritable avec ses élèves, les propulsant à chacun son tour maître des débats. Sans arborer le moindre stigmate de l’autorité castratrice que j’abhorrais, il fit sur moi autorité. Tristement, je ne lui exprimai jamais, directement, ma gratitude. Mais je pense à lui, longuement, à chaque fois que je joue avec les mots, crochetant des pages appelées à être publiées. Sans lui, j’aurais renoncé avant d’entreprendre.

Bien sûr, contrecoup, cette éclaircie dans le ciel de la langue, ma langue, attisa ma révolte contre les années passées à ânonner des dissertations flétries avant d’éclore. Je lis Enfants de Summerhill. Plongeai dans Makarenko, m’épris de l’école alternative de Bouleyres dans les environs de Bulle, rêvai avec d’autres à une pédagogie différente, davantage respectueuse de l’insoumission créatrice dont certains élèves tatouaient de leur plume les murs de leurs écoles.

Passèrent les saisons. Ma formation en pédopsychiatrie me conduisit sur les bancs du Centre d’Étude de la Famille. Luc Kaufmann, Elisabeth et Roland Fivaz y développaient leur théorie de l’encadrement. En bref, le développement de l’autonomie, au sens faible – se débrouiller sans l’aide d’un tiers – et au sens fort – devenir l’auteur de ses lois – requiert simultanément la constance du système encadrant (les parents, les pédagogues, les thérapeutes) et leur ajustement au développement du système encadré (les enfants, les élèves, les patients). L’autorité, alors définie comme stabilité dynamique, ne serait point à pendre. Me souvenant de Jacques Zurlinden, je dus en convenir. Mais l’autorité, dans ce cas, est un art : comment donc le transmettre ?

Où se loge dès lors l’autorité ? Non pas dans les savoirs acquis sur les bancs d’une telle université.

Une quinzaine d’années plus tard, les hasards de la vie (et de la mort[1]) me conduisirent au Nicaragua. J’y travaillai dans un programme que je co-créai avec des chefs de service de divers ministères (santé, bien-être social, éducation), des travailleurs de ces mêmes services et des responsables locaux d’organisations dites de masse dans ce pays alors traversé par une effervescence citoyenne (associations de femmes, de quartiers, de paysans, de combattants – les États-Unis de Ronald Reagan affûtèrent la stratégie des « guerres de basse intensité » dans cette supposée arrière-cour pour mieux exorciser les fantômes du Viêt-Nam et de Cuba). L’objectif : former des bénévoles / volontaires / promoteurs de santé mentale (à chacun son appellation) pour soulager des maux que les professionnels de la santé, du social et de l’éducation préféraient regarder de loin, sur les canaux télévisés captés en leur demeure citadine, à l’abri de la tourmente des armes.

Dans ce projet, ce programme, j’appris maintes choses qui brinquebalèrent ma conception de la pédagogie. Des personnes sans la moindre formation académique – et même analphabètes – étaient capables d’inventer des stratégies d’intervention efficaces auprès de familles de leur propre communauté, démunies au point d’en être perturbées, à partir d’une élaboration de leur propre expérience d’exclusion, d’oppression.

Où se loge dès lors l’autorité ? Non pas dans les savoirs acquis sur les bancs d’une telle université, non pas dans les titres de brillants professeurs (le plus souvent importés), mais dans une expérience personnelle transmissible avec les kots de tous les jours à un quelconque autrui. L’autorité de l’expérience primerait-elle donc sur l’autorité accouchée de forceps académiques, de ventouses alimentées par l’aura de la science ?

Des années plus tard encore (Que le temps passe ! L’autorité serait-elle tributaire du deuil des années ? Pour mieux faire passer la pilule des années qui trépassent ?), je commence à sévir – à Lausanne, dans le cadre de l’association Appartenances – auprès de familles migrantes gavées de stigmates jusqu’à la nausée. Les parents buvaient leur peine jusqu’à la lie. En mal d’autorité, ils criaient à coups de fessées leur impuissance devant des professionnels douillettement allongés (dorlotés ?) sur la paille des Droits de l’Enfant. Que de méprises ! Avec l’intention louable de protéger garçons et filles guettées par la maltraitance, de bonnes âmes laïques et démocratiques soustrayaient à l’autorité des parents de jeunes entre-deux-eaux, entre-deux-terres, en mal de repères. Pour eux, quelle issue ? En faisant suffisamment de conneries, honnis à la fois par leurs familles d’origine et leurs supposés protecteurs labellisés terre d’accueil, ils s’attiraient les griefs des uns et des autres. Au moins finalement se mettraient-ils d’accord. Feraient autorité. Reconnaître les bienfaits de la fessée parentale, me suis-je demandé, reconnaître la « science » des parents, leur tradition, n’épargnerait-il pas notre société de maints maux dont elle s’évertue à se déclarer victime, violence adolescente en tête, balkanique ou maghrébine. À mille lieues, dois-je avouer, de Summerhill et de Bouleyres. Mais l’être humain n’est-il pas pétri de contradictions ?

L’autorité se file sur le rouet de la reconnaissance. Les personnes reconnues font autorité.

Plus récemment, pas si récemment que ça d’ailleurs, j’ai commencé à enseigner à l’université de Lausanne, dans la faculté des sciences sociales et politiques. Un cours intitulé « Santé et migration ». Que transmettre ? Comment transmettre ? Quel savoir fait-il autorité ? Ces questions n’ont cessé de me tarabuster. Heureusement que Gérald Morin, avec le clin d’œil de Libero Zuppiroli, m’ont offert ces pages pour co-penser mes incertitudes avec leurs lecteurs. Déformé par ma profession peut-être, par mon histoire personnelle surtout, je ne parviens à croire en l’autorité d’un savoir désincarné. L’expérience fait autorité. Certes, mais quelle expérience ? À force de travailler avec les « damnés de la terre », les dédales de leur vécu me paraissent plus riches de connaissances que les travaux de chercheurs primés au hit-parade des citations. Les étudiants, en tout cas, semblent mordre à l’hameçon. Mais celui-ci, dès lors, comment le nommer ?

Que d’interrogations ! Quelles cultures pour quel jeu ? Quels jeux pour quelle culture ? Comment relier les fils de ces multiples expériences, étendues bientôt sur près de quarante ans ? Que de lustres, que de rides ! Et pourtant, au Bon Sens la réponse paraît si simple. L’autorité se file sur le rouet de la reconnaissance. Les personnes reconnues font autorité, tel mon ancien prof de gymnase par moi-même présentement. Mais cette reconnaissance ne tombe pas du ciel. Elle se tisse sur le métier de leur propre reconnaissance à l’égard des personnes (élèves, étudiants, pairs) à qui elles enseignent. Tel mon ancien prof de gymnase à mon égard. En termes d’autorité, la reconnaissance prime sur la connaissance, la qualité de la reconnaissance témoignée sur la quantité de connaissances transmises. À la reconnaissance de l’un répond celle de l’autre.

Égard. Le mot dans ces lignes revient bien souvent. Pour quelle formation ? Une formation soucieuse de l’égard qu’elle réserve à ses destinataires. Une qualité humaine plutôt qu’un savoir. Bref, aujourd’hui surtout, un rêve…

[#1] Celle de mon frère, en 1982.