En passant de la pellicule au digital. Entretien avec Patricia Plattner

Numéro 31 – Septembre 2011

Patricia Plattner est une cinéaste complète, réalisatrice de dix documentaires et de cinq fictions, scénariste, monteuse, productrice de ses propres films et coproductrice de plusieurs films d’autres réalisateurs – Raul Ruiz, Manuel de Oliveira, Laurence Ferreira Barbosa, François-Christophe Marzal –, sans oublier l’artiste en arts plastiques dont on se rappelle les performances en Suisse et à l’étranger à la fin des années 70 et au début des années 80.

Comme réalisatrice et comme monteuse, Patricia Plattner a utilisé aussi bien la pellicule que les moyens informatiques. Tout d’abord, elle a travaillé, de 1985 à 1996, sur pellicule 16 mm avec ou sans blow up ainsi qu’en Super 16 mm, puis en 35 mm sur une Steinbeck, « la » table de montage traditionnel, avec la colleuse et son rouleau de scotch, les gants blancs, le « chutier » dans lequel étaient suspendus les rushes et les piles de boîtes métalliques qui envahissaient les couloirs et la salle obscure du montage. Outre quelques documentaires en Beta vidéo pour la télévision, en 1998, Patricia Plattner réalise pour le cinéma un documentaire long métrage tourné en Beta digital monté numériquement sur le logiciel Avid, puis kinescopé en 35 mm pour son exploitation en salles et dans les festivals.
En 2002, pour son troisième long métrage de fiction, elle tourne en pellicule 35 mm, mais monte sur Avid. Les tables de montage traditionnelles étaient devenues obsolètes. À Genève, il ne reste plus qu’une table 35 mm que le cinéaste d’animation, Georges Schwizgebel, n’utlise qu’une fois tous les deux ou trois ans, pendant une dizaine de jours… Dès 2004, la réalisatrice abandonne le montage sur Avid pour passer au logiciel d’Apple, Final Cut. Mais, obsolescence programmée exige, il faut chaque année actualiser et donc racheter les nouvelles versions de Final Cut : .07, .08, .09, .10… !
Pour son dernier long métrage, en 2008, la réalisatrice choisit avec la connivence et les conseils de ses deux chefs opérateurs la caméra numérique RED (corps de caméra numérique avec optiques 35 mm classiques). Il s’en est suivi un montage sur Final Cut, finalisé par un kinescopage 35 mm, avec également la possibilité d’une diffusion sur un disque dur pour les lieux de projections publiques équipés. Le poids d’une copie 35 mm (soit cinq bobines) est d’environ 25 – 0 kg, alors que celui du disque dur du même film n’atteint même pas le kilo.

Plus de liberté

« Tout en éprouvant une certaine nostalgie pour le côté artisanal du travail sur pellicule, le passage au numérique n’a pas changé ma manière de travailler », affirme Patricia Plattner. « Le fait, toutefois, d’avoir été formée à “l’école de la pellicule” – la pellicule coûte cher – implique qu’encore aujourd’hui je ne tourne pas des kilomètres de rushes, comme la tendance actuelle porte à le faire avec le numérique. J’apprécie cependant de pouvoir laisser tourner la caméra quand je vois, par exemple, un oiseau qui va traverser le cadre dans deux minutes, ou la possibilité de donner aux comédiens quelques instants et quelques souffles supplémentaires à la fin d’une scène, plutôt que de devoir dire “Cut !” (couper). Je peux me permettre de laisser rouler. J’ai gagné, avec le numérique, une certaine liberté et moins de stress. Avec la pellicule, j’avais souvent l’impression d’avoir le son d’une caisse enregistreuse dans l’oreille. J’ai toujours eu des réflexes de productrice, bien que, sur le tournage, j’évite de mélanger ma double casquette. Je préfère me reposer sur les directeurs de production. »

Tournage

« Il est vrai aussi que le fait de pouvoir suivre le tournage d’un plan immédiatement sur l’écran de retour vidéo me permet d’affiner le rendu cinématographique de la scène, sans avoir à attendre, comme autrefois, la mythique projection des rushes deux à trois jours plus tard, d’autant plus que les conditions économiques de nos films helvétiques ne nous permettent que très rarement de retourner une séquence jugée imparfaite deux semaines plus tard ! Respect du plan de travail et du budget oblige ! »
« Certains comédiens pensent que cet écran de contrôle nous sépare d’eux. Je ne suis pas de cet avis, car il me permet de m’abstraire de la tension du plateau et de me concentrer sur le rendu de l’image bidimensionnelle. »

« J’apprécie de pouvoir laisser tourner la caméra quand je vois un oiseau qui va traverser le cadre dans deux minutes. »

Montage

« Au montage, je suis un peu moins présente qu’auparavant. Avec la pellicule, une coupe était une coupe presque définitive – même si parfois nous faisions de la dentelle. J’avais une activité plus physique, rangeant et numérotant les chutes, montant et descendant sur l’échelle pour trier et ordonner les lourdes bobines. J’apprécie maintenant de pouvoir prendre un peu plus de recul en laissant la monteuse travailler seule. Nos rendez-vous, réguliers, mais plus espacés, sont plus axés sur une discussion de fond et de forme que sur des manipulations mécaniques. Le va-et-vient des différentes options de montage est beaucoup plus aisé et plus rapide. J’essaie cependant de ne pas me noyer dans les multiples possibilités que donne ce moyen informatique, et je profite du temps hors salle de montage pour digérer les premiers éléments montés et réfléchir à la structure et à la dramaturgie du film. »

Esthétique

« J’avoue avoir un faible pour la pellicule argentique qui offre une douceur, une texture plus sensible, support avec lequel on peut difficilement tricher. À l’écran, une robe en nylon ne passera jamais pour de la soie. Mais le travail avec la caméra RED m’a complètement bluffé. Il n’y a plus que les cinéastes d’animation pour lesquels un travail en pellicule se justifie, car les acquis techniques actuels ont fait un bond considérable ces dernières années. La qualité du travail de finition et d’étalonnage actuel donne des possibilités esthétiques infinies. Même si j’ai tourné Bazar en numérique avec une “conception classique”, comme si je l’avais tourné en pellicule, je me réjouis de réaliser mon prochain film en expérimentant davantage la palette des multiples possibilités visuelles que m’offre le numérique. Ne pas utiliser ce nouveau moyen d’approche de l’image, c’est se limiter esthétiquement et intellectuellement. C’est un combat d’arrière-garde, stérile, voire inutile. »