Le prix du livre : protéger le lecteur

Numéro 32 – Décembre 2011

Il y avait au début, dans les années 80, une merveilleuse harmonie entre les professionnels du livre en Suisse romande : tous reconnaissaient que le prix du livre devait être protégé contre une exagération du niveau des prix par rapport au franc français, aucun ne mettait en question le prix unique dans tous les points de vente, sans distinction entre grandes librairies, groupes tels que Migros ou Coop (les Forums) ou petites librairies. Sans que nous ayons en Suisse romande la célèbre loi Lang, votée en France le 10 août 1981, nous appliquions les mêmes principes par entente cordiale.[1]

Pour faire partie de notre association professionnelle, la SLESR, qui regroupait libraires, éditeurs et diffuseurs, il fallait respecter le prix identique partout et la tabelle de changes. Celle-ci était surveillée par l’association, qui modifiait le taux de change en fonction des fluctuations du franc français : quelques points de plus ou de moins pendant une période de deux mois obligeaient à une hausse ou à une baisse. Chacun recevait les directives du secrétariat et agissait en toute solidarité. La question des changements de prix influençait le prix calculé pour les retours, ce qui rendait notre tâche complexe – mais respectueuse de la situation du franc suisse sur laquelle nous n’avons aucun pouvoir – et comme nous agissions dans un monde où les gens du livre poursuivaient les mêmes buts (meilleur choix aux lecteurs dans des conditions optimales, livraison rapide, taux de change juste, – soit un peu plus haut que le prix français en raison de la douane, du transport, de l’infrastructure plus coûteuse en Suisse qu’en France), tout allait bien dans le meilleur des mondes.

Fallait-il introduire en Suisse une loi Lang, que nous soutenions par solidarité envers le monde du livre français, et davantage encore par éthique, par respect envers le livre, si brillamment défendu par Jérôme Lindon, directeur des Éditions de Minuit qui en fut l’artisan ? Impensable dans un pays quadrilingue où toute loi concernant la culture est difficile à obtenir. Inutile puisque la pratique interne satisfaisait tout le monde et en premier lieu les lecteurs romands qui vivaient dans le paradis du livre, avec une densité de librairies inégalée dans le monde francophone, harmonieusement répartie entre grandes et petites villes, et même des villages.

Les lecteurs romands vivaient dans le paradis du livre, avec une densité de librairies inégalée dans le monde francophone, harmonieusement répartie entre grandes et petites villes, et même des villages.

L’histoire s’est gâtée en 1992, quand la Commission de la concurrence (Comco) a brisé net notre association, jugée à tort comme nuisant au consommateur. C’était le début de l’ère libérale souvent excessive où les mauvaises ententes qui sont défavorables à l’acheteur sont balayées aussi bien que les bonnes qui le protègent. L’entente qui fixait la tabelle fut interdite et peu à peu certains diffuseurs, libérés, se mirent à augmenter la tabelle de change.

À Genève, nous avons particulièrement ressenti les effets de cette désolidarisation, les diffuseurs n’hésitant pas à monter leur prix au point que les libraires de la place perdaient leurs clients en raison de la proximité du marché français. Je me souviens de nombreux téléphones avec Le Rameau d’Or, dirigé par l’excellente libraire Claire Hillebrand, où nous nous demandions, désespérées, comment ralentir la montée des prix de quelques diffuseurs.

Puis l’association assista à la sortie de certains grands acteurs de la librairie, Payot en tête. Dorénavant ils ne participeraient plus aux réunions du milieu professionnel, ni ne se conformeraient aux règles tacites qui étaient les nôtres. Puis vint la Fnac en Suisse, à la fin de l’an 2000. Leur position hors de l’association leur permit de briser les règles et de baisser dans la volée le prix des best-sellers, une pratique interdite en France.

L’an 2000 annonça le début de la débandade et le déclin de la diversité des points de vente. En trois ans, on vit disparaître 50 % des librairies indépendantes. La concentration marqua cette période.

En mai 2004, Jean-Philippe Maître, ancien Conseiller d’État à Genève alors Président du Conseil national, sonna l’alarme. Il proposa une loi à partir d’une initiative parlementaire, inspirée par la situation désastreuse en Suisse et par la loi Lang. Malheureusement il décéda tandis que le projet était en discussion dans les Commissions fédérales, et c’est l’ancien syndic de Fribourg et conseiller national Dominique de Buman, très impliqué dans les questions culturelles, qui reprit la tête de ce qui devint une bagarre politique. Nous, professionnels du livre, lui devons le succès, après sept ans de vie parlementaire, de notre nouvelle loi votée le 18 mars 2011.

« Il ne s’agit pas là seulement que
d’une question économique, ni non plus juridique : c’est vraiment une affaire de civilisation », s’indignerait aujourd’hui encore Jérôme Lindon.

Le chemin fut long. Jusqu’en 2007, les Suisses alémaniques purent continuer à bénéficier de leurs accords interprofessionnels sur un prix unique par le moyen d’un recours juridique contre la décision de la Comco. Ils n’entrèrent donc dans la bataille que tardivement, au moment où ils eurent à leur tour à subir les effets de la libéralisation. L’Allemagne et l’Autriche, d’où viennent 80 % des livres, obtinrent l’équivalent de la loi Lang en 2000.

Notre démocratie est lente, mais notre nouvelle loi est bonne. Elle stipule que le prix du livre doit être le même dans tous les points de vente, ce qui est la base même de la loi Lang et de notre éthique, des deux côtés de la Sarine, depuis des décennies. Par conséquent les prix des best-sellers seront les mêmes en librairie et en grande surface. Les prix des autres titres, soit 95 % de la production, seront peu à peu ramenés à des proportions justes grâce à la surveillance de M. Prix à Berne. Nous aurons une offre variée et un service rapide à de bons prix. Les réductions seront autorisées jusqu’à 5 %, comme c’est le cas dans les pays qui nous entourent et comme c’était le cas dans les années 80.

Oui à une loi sur le livre en Suisse, battons-nous pour elle et contre le référendum lancé par de jeunes libéraux qui, eux, n’ont pas vécu l’époque où le livre était protégé ici et qui ignorent les conditions de la vie du livre en France. Nous connaissons les bienfaits d’une loi qui développe le livre en Suisse et stimule la diversité puisque nous la voyons agir tous les jours avec succès chez nos voisins. Les alliés de ceux qui combattent la loi – la Migros et ses filiales – qui ne vendent que des best-sellers, feraient mieux de se joindre à nous pour la défense de la culture du livre en Suisse. Comme l’ont fait des personnes de tous les groupes politiques ces dernières années et qui, elles, ont réussi à élaborer une loi qui nous permettra de faire vivre le livre et de protéger les lecteurs en Suisse.

[#1] Cet article est paru dans Genève se Livre, Journal des métiers du livres à Genève, Novembre 2011, n°2, disponible gratuitement chez Labor et Fides, 1, rue Beauregard, 1204 Genève, 022 311 32 69 / contact@laboretfides.com