Perspectives théâtrales : entretien avec Sami Kanaan

Numéro 32 – Décembre 2011

Entretien avec Sami Kanaan, conseiller administratif de la Ville de Genève en charge de culture et du sport

Le théâtre est un milieu qui s’organise surtout par secteurs d’activités, plus ou moins antagonistes. Est-ce que cela veut dire que si vous tentez de répondre à une demande précise, vous êtes à peu près sûr de fâcher tous les autres ?
Sami Kanaan : – Il y a eu des événements concrets qui ont spécialement alimenté le débat ces derniers temps – c’est peut-être une suite de concours de circonstances, mais dans un contexte déjà difficile, notamment avec la précarisation du statut des intermittents, certaines décisions ou nominations ont été controversées. On sent des remous, sans doute parce qu’il manque un espace de débat autour du théâtre, au-delà des conversations et des échanges qu’on peut avoir au hasard des rencontres, qui restent souterrains. Sans me faire d’illusions ni croire que tout va être résolu d’un seul coup, je souhaite un espace de débat autour du théâtre. Je ne sais pas sous quelle forme encore, parce qu’en même temps toute une partie de la profession hésite à s’exprimer trop franchement, par peur des retours de manivelle. Cette méfiance générale est à dépasser : si le soutien à des compagnies ou à des spectacles dépend de leur docilité… on est sur de mauvais rails ! Il faut dissocier la liberté qu’on peut avoir de donner ses idées sur l’organisation du théâtre et la qualité d’un comédien ou d’un programme. Bref, je sens une ambiance crispée. Bien organisée, une « plateforme-théâtre » pourrait mettre les acteurs de ce milieu à l’aise… Car ce n’est pas seulement par rapport à l’autorité que les gens de théâtre ne parviennent pas à s’exprimer, c’est aussi entre eux. Il y a les comédiens-comédiennes et les directeurs ou directrices de compagnie, d’institution qui donnent du travail, d’une manière ou d’une autre, aux premiers. Il y a beaucoup de problèmes de conscience et de souffrance.

D’accord, mais il s’agit au fond du phénomène bien connu des familles de travail (si on retient le côté positif de ceux qui jouent souvent ensemble, se comprennent à demi-mot, avancent plus vite, et plus loin) ou des « chapelles » (le côté plus sombre du groupe fermé, voire sectaire). En ce sens, il paraît illusoire d’espérer libérer complètement la parole, mais si le forum que vous souhaitez a pour but de laisser s’exprimer et de pousser à réfléchir ensemble les différents intervenants du système théâtral genevois actuel, ne suffit-il pas de savoir qui parle et à partir d’où ?
Peut-être. La gouvernance est un sujet qui m’intéresse beaucoup. Même si l’homogénéité n’est pas forcément un atout en la matière, Genève connaît une étrange diversité de modes organisationnels… En termes de gestion déléguée, il y a les fondations, comme la FAD (la Fondation d’Art Dramatique qui supervise l’activité de la Comédie et du Poche) ou Saint-Gervais, par analogie. Il y a diverses gestions directes où les directeurs répondent seuls du bilan financier de la saison qu’ils organisent, comme à l’Orangerie ou au Grütli, avec les subventions portées au budget de la Ville et de l’État de Genève d’année en année ; il y a aussi des compagnies qui sont au bénéfice d’une convention, d’autres qui perçoivent des soutiens ponctuels… Cette superposition de modèles provient des différentes réponses apportées au fil du temps : la situation a donc des raisons historiques ; elle ne résulte pas d’un choix délibéré. Aujourd’hui, on peut s’interroger quant à la pertinence de cette multiplication de statuts. Un exemple récent : la FAD a l’autonomie d’accorder des suppléments, pour une saison donnée. Tant mieux. En revanche, ce n’est pas possible pour des directions de théâtre en gestion directe. Toutes les directions de théâtre ne fonctionnent pas dans le même climat de travail.

« Travailler à allonger les durées de représen­tation des spectacles serait une bonne chose. »

Vous comptez changer quelque chose à cet égard ?
La Nouvelle Comédie, même si elle n’est pas attendue avant sept ou huit ans, offre l’opportunité de parler théâtre et organisation du théâtre. Je ne crois évidemment pas à une structure totalement rationalisée. La diversité de perspectives compte beaucoup, mais certains aspects de la situation actuelle doivent être repensés. Parce que ce vaste projet donnera un théâtre dont les dimensions, à tous égards, n’auront rien à voir avec ce que nous connaissons actuellement à Genève. Une grande part du milieu théâtral se rend compte qu’une réflexion est nécessaire à ce sujet, que le chantier va se faire et que, évidemment, une concertation avec le milieu est vivement souhaitée.

Certains craignent que la Nouvelle Comédie soit surtout un « Nouveau Garage » de plus, c’est-à-dire essentiellement dévolu à de gros accueils plutôt qu’à des réalisations d’envergure réalisées avec les forces créatrices existant ici… Pensez-vous que tout ce qui vient d’ailleurs est nettement mieux ?
Ce serait une dictature du goût, horrible ! Pour autant, je m’intéresse, bien sûr, à la question des publics, mais pas aux logiques d’un monde sans humanisme, qui est un piège !

La variante extrême en ce sens est celle que pratique la droite française au pouvoir actuellement : des mathématiques appliquées au théâtre, une logique de chiffres et de simili-rentabilité. Sans création, on tarit la source.

Est-ce qu’il vous arrive d’être spectateur de théâtre ?
Oui, j’y allais déjà régulièrement avant d’être élu, comme simple citoyen, et je m’y rends de façon encore plus fréquente maintenant. Je ne m’aventurerais pourtant pas à établir un bilan ou un état des lieux systématique, ni même impressionniste. On a la chance d’avoir à Genève une très grande diversité de styles, d’époques, de formes. Il faut absolument l’entretenir et la préserver.

En revanche, il y a sans doute quelque chose à mieux affirmer en ce qui concerne la continuité des actions, la lisibilité et l’identité des différentes scènes, afin que tel théâtre ait des caractéristiques et un profil qui définissent le cadre de son action, dans lequel se situent les choix d’attribution, pour les directions comme pour les compagnies.

Un équilibre s’esquisserait entre les lieux de référence, les scènes en principe dévolues à la relève, les petites salles d’essai : en fait, plus encore que l’argent, le problème principal reste de bénéficier d’un espace de travail, à petite échelle, pour tester un public, se faire son nom.

En musique, les étapes de progression sont mieux étagées, il me semble.

Au-delà des artistes eux-mêmes, Genève a-t-elle des atouts à faire valoir pour développer son théâtre ?
Son public sans aucun doute, en particulier sa curiosité : il est prêt à prendre des risques, ce qui est important…

Est-ce le résultat d’une formation ?
Sans doute, et les festivals y jouent leur rôle ; la Bâtie notamment, qui a beaucoup de mérites parce que les gens qui n’iraient pas au théâtre dans le cadre d’une saison normale découvrent avec ce festival des réalisations, des lieux. L’événementiel et le festivalier ont surtout pour fonction d’attirer du public, d’en gagner pour le théâtre. Ce sont des portes d’entrée. Il y a toujours cette tension – la Bâtie l’a beaucoup vécu – entre le soutien à la relève locale et l’accueil (si possible « prestigieux »)… Sans chercher le consensus à tout prix, il est clair que l’un nourrit l’autre. Ne rester qu’entre nous revient à se couper de nombreuses sources d’inspirations et mène à l’inadaptation. Ne faire que de l’accueil relègue et discrédite les producteurs régionaux qui sont les vrais porteurs du développement théâtral. Je pense qu’il faut surtout faire bouger davantage les gens, et consentir des moyens pour donner à la relève l’occasion de se frotter à la réalité d’autres lieux, en Suisse romande ou ailleurs, et aussi, vice-versa, être mis en contact lorsque passent des équipes étrangères. À Saint-Gervais, Philippe Macasdar essaie de mettre sur pied ce genre de projet. Il adore mêler démarches et artistes de provenances diverses, ce qui profite à tout le monde, apporte de nouveaux « savoir-faire ».

« Plus encore que l’argent, le problème principal reste de bénéficier d’un espace de travail, à petite échelle, pour tester un public, se faire son nom. »

De telles démarches sont toujours intéressantes, mais on peut se demander, au vu de la qualité de beaucoup de réalisations romandes récentes, s’il ne faudrait pas chercher à mieux les faire connaître ?
Il ne s’agit pas encore d’un projet concret, mais en allant à Avignon cet été, j’ai été frappé des scènes off installées pour faire la promotion du théâtre de leur région, la scène belge particulièrement : y étaient présentées non seulement des créations francophones, mais aussi flamandes. Les Suisses devraient s’en inspirer.

Il faudrait réunir des partenaires cantonaux qui ne collaborent guère ?
Ces dernières années, les cantons romands se sont réunis autour d’une Haute École de formation des comédiens. L’exemple du cinéma n’est pas anodin non plus et des conventions sont à l’étude dans le domaine de la danse et aussi du théâtre. L’état d’esprit a bien évolué. Pro Helvetia a toujours dit qu’en cas de rassemblement romand, ils pourraient difficilement dire non. Donc, je vais sonder le terrain, prendre mon bâton de pèlerin, voir mes homologues, tenter d’intéresser les cantons et d’obtenir des études de faisabilité.

Donner une vitrine aux meilleures productions romandes – à l’étranger en général et à Avignon en particulier – est une idée dont de nombreux directeurs de compagnies romandes seraient ravis de voir la concrétisation, mais ne faudrait-il pas aussi encourager des tournées dans les autres villes et cantons romands ?
Un spectacle qui « tourne » est présenté plus longtemps, ce qui a un effet favorable sur les conditions de travail des artistes. Pour une production donnée, ils sont engagés pour de plus longues périodes et c’est tout un engrenage positif…

De plus, en travaillant plus longtemps sur son rôle, un comédien l’améliore, le spec­tacle y gagne et peut être vu plus longtemps, dans un état de mieux en mieux « fini » par des directeurs étrangers qui pourraient être intéressés d’accueillir le spectacle, par exemple en Belgique ou en Espagne, ou en Italie… Est-ce que Genève ou Lausanne auraient les moyens de mieux encourager des tournées ?
Si elles se mettent ensemble, elles en trouveront, je pense. Il s’agit plutôt de coordonner les efforts et d’inventer des moyens plus performants, des conventions combinées. Les choses ont évolués : pour la jeune génération, sortir à Lausanne est devenu banal. Il y a encore 10 ou 15 ans, ça ne l’était pas. L’espace mental des gens s’élargit. Il existe donc un potentiel. Il faut s’associer pour trouver la meilleure façon, aujourd’hui, de favoriser l’excellence et le haut de gamme tout en maintenant une assiette large avec de la place pour la diversité. Il existe aussi, parfois, de la concurrence de la part de communes beaucoup plus petites. Je comprends parfaitement qu’une communauté ait envie de se doter d’un bel équipement culturel et le confie à un professionnel pour l’animer. Pour l’identité d’une collectivité, cela signifie quelque chose de fort. Je comprends tout à fait ce réflexe, parce qu’il y a une valeur ajoutée dans le processus. Mais, au final, ce n’est pas rationnel dans tous les cas. Il faudra là aussi nouer des dialogues, voir ce que chacun veut et peut faire.

Vous avez envisagé plusieurs fois de collaborer avec l’État de Genève : les guéguerres entre Ville et État autour de la culture sont donc terminées ?
Il n’y en a pas eu tant que cela. Des différents ont été montés en épingle. Disons que le problème, aujourd’hui, ne me semble plus du tout situé au niveau des exécutifs, qui collaborent volontiers, mais beaucoup de difficultés s’annoncent du côté des législatifs. Le Grand Conseil, par exemple, ne me donne pas du tout l’impression de s’intéresser réellement à la politique culturelle. Et ce qui menace le plus le secteur, ce sont les réformes fiscales, dont l’effet sera une baisse des ressources. Quelles que soient leurs réattributions à la Ville ou à l’État et la nouvelle répartition des tâches, l’immense majorité des acteurs culturels et le public seront perdants.

Malgré cet appauvrissement programmé, la Ville de Genève reste un soutien essentiel aux arts en général et aux théâtres en particulier ?
Ce qui me tient à cœur, c’est la situation des artistes qui s’est détériorée avec la nouvelle loi sur le chômage. On a corrigé ses pires effets en permettant aux intermittents de doubler chaque début de contrat, mais la situation reste mauvaise : les échos qui viennent du terrain l’indiquent. En plus, cette dégradation se combine avec une année noire en ce qui concerne la part de l’argent de la Loterie romande attribué à la culture. La situation se durcit sur tous les plans. La plupart des fonds, comme le Fonds des Intermittents, pourtant doublé cette année, sont épuisés depuis le milieu de l’année. Il n’y a pas de miracle, il faut qu’on se mette à plusieurs pour trouver des solutions. Il y a aussi un travail de longue haleine à mener sur la reconnaissance du statut. En attendant, travailler pour allonger les durées de représentation des spectacles serait une réponse qui contribuerait à faire avancer la situation.