Règlement de compte à l’ombre du jet d’eau (ou la revanche des médiocres)
… ou la revanche des médiocres. Ça se passe à Genève, dans la quiétude d’un été indien radieux. Que viennent troubler, le 12 octobre, des révélations sur les coupes budgétaires imposées par la droite unie dans la Commission des arts et de la culture du Conseil municipal de la Ville (CART) en vue des délibérations des 10 et 11 décembre du Conseil municipal (législatif) qui devra voter le budget 2012. Ça promet d’être animé. Le président libéral-radical de la CART Guy Dossan se dit outré de cette violation de la clause de confidentialité : « Prématurée, cette fuite nous met sous pression et fausse le déroulement des travaux. La droite joue son rôle en tentant d’endiguer la hausse des budgets. » Une pression qu’accroît une pétition aussitôt lancée via Internet par le Syndicat Suisse Romand du Spectacle – en une dizaine de jours, elle avait déjà recueilli plus de 5’000 signatures – et quelques prises de position vigoureuses dans la presse. Dans une libre opinion parue dans Le Courrier du 18 octobre, Pascal Holenweg, membre PS de la CART, dénonce une attaque politicienne qui frappe de plein fouet particulièrement le théâtre ; le lendemain, Pascal Décaillet fustige les « deux candidats malheureux de ce printemps à l’exécutif de la Ville » dans leur objectif de « sabrer dans le budget du Département de la culture », révélant les montants des coupes qu’ils veulent imposer.
En matière culturelle, l’engagement financier de la Ville est de six à dix fois plus élevé que celui de l’ensemble du canton géré par le Département de l’instruction publique. Cette particularité du canton-ville Genève remonte à une décision de 1859 régulièrement reconduite, à tel point qu’en 2007, l’État envisageait de supprimer ce poste de son budget pour faire des économies. Or, la Ville est majoritairement à gauche, avec un exécutif de quatre conseillers administratifs de gauche pour un libéral-radical alors que le canton connaît une situation inverse. Cette polarité Ville-canton ne facilite évidemment pas le dialogue.
Massacre à la tronçonneuse : pour qui sonne le glas
Pour en revenir à la CART, elle avait à examiner le projet de budget 2012 élaboré par le Conseil administratif qui s’élève, pour le Département de la culture et du sport, à 296 millions en augmentation de 9,7 millions. Michel Chevrolet, chef du groupe PDC, ouvre les feux en demandant la suppression pure et simple de l’augmentation de 9,7 millions. Dans la foulée, il s’en prend aux cinq postes de « médiateurs culturels » qu’il voudrait voir disparaître. Deux propositions refusées. La libérale-radicale Florence Kraft-Babel (PLR), revient à la charge, demande et fait passer la réduction d’un million (sur 1,9) du Fonds général dévolu au théâtre. Soit une coupe de 53 % ! C’est sans doute cette mesure qui va mettre le feu aux poudres. Michel Chevrolet surenchérit en obtenant une coupe de 300’000 chf au Théâtre Pitoëff, 60’000 chf au Galpon, 69’100 chf au MAMCO et de 10’000 chf à Fonction cinéma. Florence Kraft-Babel n’est pas en reste. Elle fait accepter une coupe de 151’886 chf au Musée de l’Ariana. On passera rapidement sur les propositions de Jean-Philippe Haas (MCG), toutes refusées, qui aimerait passer à la moulinette toute aide à la culture alternative : l’Usine (-220’000 chf)et son Association (-95’900 chf), Spoutnik (-120’000 chf) et Cave 12 (-90’000 chf).
La majorité de la classe politique, encore sous l’influence du tout-au-marché, ne sait plus concevoir la culture que comme une charge pour l’État.
Dès lors qu’on aborde les questions dans le détail, il est rare d’avoir une telle situation bloc contre bloc, la droite de l’entente s’alignant sur le MCG et l’UDC. C’est pourquoi les propositions de coupes de Michel Chevrolet et Florence Kraft-Babel créent le malaise par leur ampleur. Interrogé par la Tribune de Genève du 18 octobre si ces deux ténors expriment les intentions de la droite, Olivier Fiumelli, président de la Commission des finances et chef du groupe PLR, demeure prudent et se borne à « s’étonner de la façon dont la CART a travaillé ». Pascal Décaillet s’indigne face à une « volonté de revanche voire de vengeance, qui en dit long sur les rancœurs accumulées lors de la campagne de ce printemps. […] Punir Kanaan, un homme unanimement respecté, d’exister, montrer à la gauche qu’elle n’est pas toute puissante, […] tout cela suinte l’enfantillage, la noirceur passionnelle de l’adolescence, le coup par coup ». Candidat aux municipales 2011, se voyant déjà à la tête du Département de la culture, Florence Kraft-Babel et Michel Chevrolet n’ont, en effet, pas été élus. Indépendamment de toute question partisane, il faut bien reconnaître qu’ils ne font pas le poids.
Politique culturelle : en avoir ou pas
On veut bien croire que tout cela relève de l’enfantillage et de la bêtise. Si on se place du côté des victimes, en premier lieu des gens de théâtre ruinés dans leur existence professionnelle alors qu’elle est déjà précarisée par la nouvelle loi sur le chômage et aussi des besoins de la population dans son ensemble, c’est inexcusable. Or, ces calculs purement électoralistes ne tombent pas du ciel. Ils trahissent une perte tragique de vision sur ce que pourrait et devrait être une politique culturelle.
Si Genève reste, et de loin, un lieu d’intenses activités et de très grande diversité culturelle, il souffle depuis quelques temps un vent mauvais. À la faveur d’une accentuation de la crise économique, la situation peut très rapidement se dégrader. Des parties importantes de la population se sentent de moins en moins concernées par la « grande culture » à laquelle elles n’ont pas accès et sont sensibles aux arguments de ceux qui lui opposent les besoins sociaux et économiques. Deux dangers majeurs concomitants au repli des élites sur leurs privilèges menacent actuellement la société dans sa cohésion : le communautarisme et la montée des fondamentalismes, porteurs de violence et d’insécurité. Or une large majorité de la classe politique – et non seulement la droite libérale –, encore sous l’influence de la croyance au tout-au-marché, ne sait plus concevoir la culture que comme une charge pour l’État ou, dans le meilleur des cas, la reconnaître comme un argument commercial ou de prestige valorisant les institutions que le canton aimerait contrôler.
La culture ne se résume pas à la somme des arts et à leur consommation. Elle comprend un ensemble plus large d’activités porteuses de sens et constitutives d’identité.
Pourtant Genève a joué un rôle de pionnier dans le domaine culturel à deux moments de son histoire récente : dans les années 1960 en donnant les premières impulsions à la démocratisation des études incarnée par la figure d’André Chavanne, humaniste scientifique. Puis, vingt ans plus tard, alors que les villes suisses envoyaient leurs policiers lacrymogènes contre les mouvements de jeunes qui revendiquaient une contre-culture, les autorités de la Ville ont ouvert des espaces d’expression libre. Force est de constater que cette culture alternative a renouvelé d’une manière décisive en l’enrichissant l’expression culturelle. La Loi sur l’accès et l’encouragement à la culture (LAEC), votée par le Grand conseil en 1996, a été l’aboutissement et la formalisation juridique progressiste de ce mouvement culturel. Elle anticipait sur les conventions adoptées par l’UNESCO visant à protéger les « biens immatériels » et préserver la « diversité culturelle » parce qu’ils sont porteurs d’identité et de sens. Les explications du Message de l’OFC accompagnant l’adoption récente de la Loi fédérale sur l’encouragement de la culture (LEC) insistent sur l’importance d’élargir l’accès à la culture pour le plus grand nombre. Le Conseil fédéral en fait une priorité pour la période 2012–15. On s’étonne dès lors que d’aucuns entendent réinventer une loi qui existe déjà en supprimant de son intitulé les deux notions clés d’accès et d’encouragement. Les Genevois auraient-ils perdu la main ?
L’acharnement de la droite contre les cinq postes de médiateurs culturels est significatif de l’abandon d’un des fondamentaux de la culture en pays démocratique : son accès pour le plus grand nombre dans sa diversité. Sans cette préoccupation constante, l’activité culturelle s’appauvrit, s’enferme dans l’élitisme et l’autocélébration. Ainsi sortent du champ de la culture la culture populaire produite par la société civile, les activités locales impliquant la participation des habitants, et tous les instruments culturels créés dans les années 1960–80 : les maisons de la culture et leurs animateurs, les associations culturelles d’habitants dans leur foisonnement, notamment celles de l’immigration qui forme tout de même les 45 % de la population genevoise. Il est important que les artistes s’impliquent dans la promotion de la culture et ils ont montré ces dernières années qu’ils y sont déterminés ; il faut aussi que les pouvoirs publics se préoccupent de leur condition matérielle. Mais la culture ne se résume pas à la somme des arts et à leur consommation. Elle comprend un ensemble plus large d’activités porteuses de sens et constitutives d’identité ; et l’un des plus grands perdants de ces deux dernières décennies est sans aucun doute l’esprit scientifique qui « nous apprend la primauté de l’argumentation face à la brutalité, de l’honnêteté face à la tricherie, de la rigueur face au n’importe quoi, d’une certaine vérité face au “tout peut se dire” »[1].
[#1] Yves Quéré, physicien, Le Monde, 22 juillet 2010