Bernard Campiche : « Que d’eux je me délivre »

Numéro 33 – Février 2012

Bernard Campiche, en tant qu’éditeur, pourriez-vous nous redire de façon simple pourquoi le prix unique du livre est nécessaire ?
Ceux qui vendent le livre en grosses quantités obtiennent des marges supérieures et prennent sur ces marges pour baisser leurs prix. Et ce sont donc eux qui vendent l’essentiel des livres permettant de gagner de l’argent en tant que libraire. Ils font d’importants bénéfices sur les livres « porteurs » sans assurer aucun des services offerts par les librairies, surtout pas celui de trouver des livres à la demande du client. Les marchés de gros obtiennent des profits rapides en privant de l’essentiel de leurs revenus l’ensemble des petits distributeurs qui diffusent tout le reste du marché et ceux-ci sont conduits à fermer les uns après les autres. Cette « concurrence » sauvage conduit donc à faire disparaître la diversité et mène à beaucoup moins de concurrence ! En fait, on ne regarde en termes de concurrence que le prix du « produit » sans tenir compte du service qui devrait être lié à toute offre culturelle. Soyons clairs : s’il n’y a plus de libraires, il ne restera que les très grosses boîtes d’édition, avec toute la perte de diversité qui s’en suivra. Essayez de demander un titre particulier au « rayon livres » de votre supermarché, pour voir…

En fait, après des années de discussions inutiles, quelques personnes – dont la propriétaire de la librairie La Liseuse à Sion, Françoise Berclaz[1] – ont lancé une initiative qui a abouti.

Et après sept nouvelles années de discussions à Berne entre les deux Chambres, on en est arrivé à une loi qui surveille les tarifs et taux de change excessifs pratiqués par les distributeurs (surtout en Suisse romande) et qui empêche les baisses du prix d’origine fixé par les éditeurs au-delà de quelques pourcents…
… ce qui laisse leur chance aux libraires indépendants.

Lorsque cette loi fut enfin acceptée par le Conseil national et par le Conseil des États, elle a été suspendue par le référendum lancé par des politiciens du PLR et de l’UDC…
… et largement soutenu – jusque dans la récolte des signatures – par Ex Libris (c’est-à-dire la Migros).

Le vote du peuple suisse en mars 2012 décidera si nous revenons à la liberté pour le vendeur de fixer le prix qu’il souhaite (en acceptant le référendum) ou si (en refusant le référendum) pourra enfin être mis en application le résultat du lent compromis politique qui laisse quelques chances de survie au secteur du livre en Suisse.
Pour certains, le but ultime, c’est d’obtenir la libre concurrence, dans tous les services, notamment ceux de l’acheminement postal (qui est une autre catastrophe…). Le prix unique du livre est considéré par les économistes comme une entente cartellaire qui empêche la baisse des prix et fait vendre théoriquement « trop cher » des produits qui pourraient l’être moins. Conseiller fédéral défenseur des milieux économiques, Couchepin s’est opposé jusqu’au bout au prix unique du livre : la COMCO (Commission fédérale sur la concurrence) ne veut pas de cartel. En fait, le livre n’est pas un produit comme un autre. Il s’agit d’un bien culturel, à envisager en terme de diversité. Défendre le prix unique du livre, c’est défendre surtout la qualité de ce qui est proposé et le service qui l’accompagne, c’est-à-dire toutes les librairies : la concurrence y existe par la qualité des services offerts.

La France a réagi à une situation similaire en 1981 déjà. Il y a trente ans qu’ils ont le prix unique du livre et cela a vraiment permis de sauver la petite distribution en France !

Nous, les éditeurs, avons intérêt à avoir un réseau de librairies qui soit solide. Donc si le prix unique du livre entre en vigueur, ça arrêtera l’hémorragie des fermetures de librairies…

Sur le Net, on trouve des lois similaires sur le même sujet adoptées depuis longtemps en Allemagne (2002), dans plusieurs pays d’Europe du Sud comme l’Espagne (1974), le Portugal (1966), la Grèce (1997), l’Italie (2001)…
Et il y en a beaucoup d’autres ; toute la Suisse romande est pour…

On peut effectivement penser que le référendum sera repoussé en Suisse romande, mais l’affaire n’est pas du tout gagnée en Suisse alémanique, d’où proviennent d’ailleurs tous les référendaires ?
Il y a vraiment une dichotomie. En Suisse alémanique, c’est plus compliqué. Ils ont eu pendant longtemps un cartel qui les garantissait contre les dérives des prix et tant qu’ils avaient cela, ils ne voulaient pas du prix unique. Quand leur cartel a sauté, ils ont rejoint la position sur le prix unique.

Est-ce que le prix unique du livre entrant enfin en vigueur changera quelque chose pour les éditions Campiche ?
Nous, les éditeurs, avons intérêt à avoir un réseau de librairies qui soit solide. Donc si le prix unique du livre entre en vigueur, ça arrêtera l’hémorragie des fermetures de librairies, comme cela s’est passé partout ailleurs. Mais ça ne fera pas revenir toutes celles qui ont fermé. Cette loi aurait dû entrer en vigueur il y a plus de dix ans… Depuis, tout n’a fait que se dégrader.

Les éditions Campiche pourront-elles continuer si elles ne peuvent plus compter que sur les grands magasins pour être diffusées ?
Un exemple : la Migros nous a contacté l’an passé pour distribuer le nouveau livre de Jacques-Étienne Bovard. Bien. Seulement, il le leur fallait pour le 17 octobre. Tout le processus de fabrication a été lancé beaucoup plus vite que d’habitude, j’ai stressé tout le monde et le délai a été tenu. Le livre est sorti pour le 17 octobre. Et la Migros ne l’a pas pris. Elle ne l’a pas pris, sans donner la moindre explication ou excuse.

Il n’y avait pas de contrat ?
C’est l’OLF (l’Office du livre de Fribourg) qui s’occupe de ça… Disons, que, à de très rares exceptions près, les éditeurs romands ne sont pas diffusés dans les grandes surfaces et doivent compter sur les librairies. Je fais huit livres en grande édition chaque année, quatre au printemps, quatre en automne. Et « grande édition » pour moi ça signifie 2’000 exemplaires, hormis quelques exceptions comme Anne Cuneo, ou Anne-Lise Grobéty.

Si les écrivains d’ici n’ont plus d’éditeurs, ils pourraient s’éditer eux-mêmes ou se diffuser sur Internet ?
C’est un leurre. Les auto-éditeurs existent déjà et ils ne font de concurrence à personne. Le livre numérique, j’aime bien l’idée : il court-circuite de manière intelligente les éditions à compte d’auteur. Avec le numérique, il est possible de ne tirer que 30 exemplaires ; s’il en faut 30 de plus, tout exemplaire revient toujours au même prix : l’auteur peut donner le livre à ses parents, à toute la famille… Ça ne dérange pas du tout les éditeurs. Le livre-cassette, qui semblait être aussi la panacée, ne marche pas, ou en tous cas pas mieux que le numérique. Il n’y a que peu de choix. Beaucoup de gens refusent de numériser, notamment les photos, pour éviter qu’on vole leur travail.

Essayez de demander un titre particulier au « rayon livres » de votre supermarché, pour voir…

Et maintenant avec le livre électronique ?
C’est magnifique. Mais pour un auteur dont le livre important se vend 45 chf et qui en touche contractuellement un 10% environ (suivant le nombre d’exemplaires déjà vendus), chaque exemplaire vendu lui rapporte 4.50 chf. Si son livre atteint quelques milliers de lecteurs, il reçoit des droits d’auteur non négligeables. En livre électronique, le même ouvrage, scanné, est vendu 9.80 chf. Autrement dit, l’auteur et l’éditeur se partagent 98 cts de « droits » sur le livre scanné. Qui a intérêt à faire ça ?

Le livre électronique n’ouvre pas à un public plus grand ?
Expérience faite, elle apporte un beaucoup plus petit public. Bon, il s’agissait d’un ancien roman, qui avait déjà été réédité et que je ne comptais pas refaire. Il a pu se diffuser auprès d’environ 200 personnes supplémentaires : tant mieux. Mais je ne suis pas d’accord de donner des droits pour reproduire des livres nouveaux avant qu’ils aient été rentabilisés.

Comment expliquer au plus grand nombre que leur intérêt immédiat d’acheter deux, trois ou cinq francs moins cher dans une grande surface le best-seller dont on cause n’est pas dans leur intérêt ?
Il s’agit de faire comprendre que le livre n’est pas seulement un produit, mais qu’il peut y avoir quelque chose autour, qui est de l’ordre du service.

Et pour ceux qui préfèrent acheter le moins cher possible un ou deux livres par année, et sur les plus grosses piles, pour être sûrs de faire et de lire ce que tout le monde fait et lit ?
Il y a vraiment des gens comme ça ?

Ne serait-ce pas un meilleur argument de dire que ce livre choisi entre cent parce qu’il va « faire un succès » et qu’on trouve maintenant meilleur marché en grande surface, cette sorte de « pour-cent anti-culturel », reste possible tant que des marchands peuvent profiter du système, l’écrémer et ne prendre que ce qui se vend le plus ? Et comme le système n’est plus viable pour ceux qui assurent tout le reste de l’activité du livre, il n’y aura bientôt plus la possibilité d’écrémer un milieu qui n’existera plus ?
Il n’y a pas de risque que ce qu’ils vendent disparaisse : en France, ils ont le prix unique du livre ! Mais une idée me frappe : s’il n’y a plus de librairies, quels prix vont pratiquer les grandes surfaces ?

Donc, soit on sauve la distribution du livre par le prix unique, soit on va vers une disparition de tout le secteur de l’édition, parce qu’il ne sera pas possible d’éditer des livres sans les diffuser ?
Bien sûr, et tout cela ne vaut que pour la Suisse… Dans tous les pays qui nous environnent, le prix unique des biens culturels comme le livre existe depuis longtemps. Quand on a commencé à parler du prix unique du livre, chez nous, ce n’était pas la défense du livre qui était en jeu. Aujourd’hui, il faut se poser la question ainsi : est-ce qu’on garde la capacité d’éditer et de vendre des livres de ce pays, ou est-ce que contrairement à ce qui s’est fait partout ailleurs, on ne nous donne pas la possibilité économique de le faire ?

[#1] Lire son intervention dans ce même numéro de CultureEnJeu