J’appelle les libraires à s’affranchir et à prendre leur destin en main
Tribune parue dans Le Temps du 16 décembre 2011
« Mon centre cède, ma droite recule. Situation excellente, j’attaque. » Cette citation attribuée à Ferdinand Foch et qu’il aurait prononcée durant la première bataille de la Marne, en septembre 1914, s’applique stricto sensu aux défis que devront relever les libraires de Suisse romande dans les prochains mois.
Rappelons tout d’abord que 80% des livres vendus en Suisse romande sont importés de France, et que les diffuseurs disposent d’une exclusivité complète sur les catalogues dont ils ont la charge. Ils fixent unilatéralement le prix de vente et le prix d’achat. Les libraires achètent en francs suisses, sans pouvoir mettre en concurrence les diffuseurs entre eux, et ne peuvent donc pas répercuter une baisse de l’euro dont ils ne bénéficient pas. Ce système provoque depuis longtemps un niveau de prix excessif, devenu inacceptable pour les consommateurs avec la forte baisse de l’euro. Nos appels à trouver un « prix juste » n’ont pour autant jamais reçu d’écho favorable.
Durant la première période de la baisse de l’euro, de début 2010 au printemps 2011, l’activité des librairies a été pénalisée par la baisse mécanique du prix moyen des livres vendus consécutive à une relative baisse des prix, suffisante pour impacter le chiffre d’affaires, mais insuffisante pour satisfaire les attentes des consommateurs.
Jusqu’à l’été dernier, l’espoir que la situation pouvait se stabiliser voire s’améliorer amenait à une posture plutôt défensive. Le décrochage qu’a connu le marché du livre depuis le mois de juillet dernier et les conséquences de la crise économique que rencontrent les pays de la zone euro ont balayé l’idée que les choses pourraient s’arranger d’elles-mêmes. Dès lors, envisager pour les libraires de passer d’une situation subie depuis des lustres à une prise en main de leur destinée par une rupture avec le modèle économique historique de diffusion exclusive imposée par les fournisseurs est devenu une nécessité.
Par ailleurs, si les diffuseurs français installés en Suisse ont longtemps été sourds à toute demande de revoir leurs pratiques, le marché romand étant pour eux jusque-là une importante source de profit, la baisse des prix, d’une part, et la chute du marché, d’autre part, réduisent fortement l’attractivité du modèle établi et modifient leur point de vue. Deux des cinq principaux groupes éditoriaux français, Flammarion et Gallimard, ont d’ores et déjà accepté l’idée de laisser les libraires s’approvisionner directement en France. Il est fort probable que les trois autres grands groupes (Hachette, Interforum/Editis et Volumen) suivront. C’est la seule solution pour que les libraires puissent atteindre les deux objectifs en mesure de garantir leur avenir.
Le premier objectif est de pouvoir enfin proposer un prix acceptable aux consommateurs suisses. Ce prix devrait se situer aux alentours d’un surcoût de 20% par rapport au prix d’origine. Le second objectif est de disposer d’un niveau de ressources suffisant pour assumer leurs charges, notamment de salaires et de loyer – ces deux postes étant beaucoup plus élevés que pour des libraires français –, de maintenir un haut niveau de service et d’assurer leur développement.
Ces deux objectifs ne sont pas irréalistes. Les études que nous avons réalisées au premier semestre montrent clairement qu’ils pourraient être atteints par l’importation directe. Ils nécessitent naturellement en premier lieu, comme on l’a dit plus haut, que les fournisseurs français le permettent. Ils passent ensuite par une organisation collective afin d’optimiser les flux et de mutualiser les coûts en matière de transport et de frais de douane. Pour une enseigne comme Payot, la construction d’une « base arrière logistique » pour ses douze succursales de Suisse romande répondra à ces besoins organisationnels. Elle sera opérationnelle dès la fin du printemps 2012. Mais il est important que les librairies indépendantes ne restent pas au bord du chemin, sans quoi leur compétitivité sera inexistante et leur existence, déjà fragilisée, en péril : elles doivent pour cela se regrouper et s’entendre autour d’une formule collective. Les solutions existent, et le maintien d’un tissu de librairies riche et varié est une condition sine qua non de la diversité culturelle.
Ainsi donc, peut-être cette crise aura-t-elle finalement permis de mettre fin à un carcan qui semblait jusqu’alors inexpugnable. Et si la disparition de ce cartel aboutit, ce sera aussi un signe et un message pour les autres secteurs qui subissent des diktats similaires.
Le signe est qu’il n’y a pas de fatalité, et que si le commerce de détail dans son ensemble veut regagner la confiance des consommateurs, il doit relever la tête, cesser de subir, dénoncer et mettre fin aux pratiques inacceptables des intermédiaires arguant de contrats d’exclusivité. Le message est que dans ce combat il faut compter sur ses propres forces et ne rien attendre de la Commission de la concurrence, dont l’inefficacité dans le traitement de ces affaires est avérée. Nul n’est besoin de modifier les lois sur les cartels. Il suffirait simplement d’appliquer celles qui existent, comme n’a pas eu le courage de le faire la COMCO en suspendant en mars dernier l’enquête officielle contre les diffuseurs français ouverte… il y a trois ans. Au pire moment de dégringolade vertigineuse du taux de change, alors que plus que jamais les libraires avaient besoin que l’administration assume ses responsabilités, et que celle-ci aurait pu à peu de frais se refaire une vertu – dont elle aurait bien besoin –, elle a choisi de s’inscrire aux abonnés absents. Nous ferons donc sans elle.
Nous devons en tout état de cause être acteurs de notre avenir et nous inspirer des vers du poème de William Ernst Henley, Invictus :
Aussi étroit soit le chemin
Nombreux les châtiments infâmes
Je suis le maître de mon destin
Je suis le capitaine de mon âme.