Éloge du changement
L’écriture… ? « Elle ne produira que l’oubli dans l’esprit de ceux qui apprennent, en leur faisant négliger la mémoire. En effet, ils laisseront à ces caractères étrangers le soin de leur rappeler ce qu’ils auront confié à l’écriture, et n’en garderont eux-mêmes aucun souvenir. »[1] Et que dire de la lecture ? « Lorsqu’ils auront beaucoup lu [les gens] se croiront de nombreuses connaissances, tout ignorants qu’ils seront pour la plupart, et la fausse opinion qu’ils auront de leur science les rendra insupportables dans le commerce de la vie. »[2] Résultat ? « Je n’ai aucun espoir pour l’avenir de notre pays, la jeunesse de chez nous qui prendra le commandement demain est insupportable, ignorante, simplement terrible. »[3]
En un mot comme en cent : toutes ces nouveautés ne peuvent que conduire l’humanité à sa perte, mieux vaut s’en passer.
Les auteurs de ces profondes pensées ? De grands amateurs de classiques parlant de la littérature de gare ? De grands calligraphes parlant de la chose imprimée ? De grands imprimeurs au plomb parlant de l’édition informatisée ?
Non. Ces textes sont de Platon citant Socrate (470 –399 av. J.-C.), et on parle ici de cette grave menace pour l’avenir de l’humanité : l’introduction de l’écriture, et de son corollaire, la lecture.
Depuis…
Depuis, nous n’avons guère fait mieux.
La soussignée a eu l’occasion de suivre (dans les livres) la lutte acharnée de la Sorbonne, au début du XVIe siècle, contre, à choix, l’imprimerie (ça répand de mauvaises idées, la Réforme par exemple), l’alphabétisation du petit peuple (ça répand encore plus les mauvaises idées), l’usage du français pour la chose écrite, l’enseignement du grec (gros risque, ça permet de savoir ce que dit vraiment la Bible), etc. Rabelais, Marot, Garamond, Lefèvre d’Étaples, Augereau et les autres ont représenté la première génération qui a souffert, a été persécutée, parce que d’autres considéraient qu’il fallait contenir la nouvelle menace pour la survie de l’humanité : l’imprimerie.[4]
À chaque fois qu’un média nouveau a fait son apparition, à chaque nouveauté (et cela, nous l’avons vu, depuis l’antiquité), les tenants de la pratique établie gémissent : c’est la fin de la culture, c’est la fin de l’intelligence. Ainsi l’apparition du télégraphe, puis du téléphone, allait rendre les gens paresseux, l’apparition du cinéma allait les rendre inertes, immoraux, criminels…
Dans de tels discours, il n’est jamais question du fait qu’il en va de même pour toute activité humaine : une certaine dose ou quantité est bénéfique, une autre dose (trop ou trop peu) maléfique, et il peut se trouver des gens qui pervertissent l’usage de n’importe quel outil : un marteau peut servir à planter les clous pour construire une magnifique maison ou à fracasser le crâne de l’homme qu’on assassine.
Craintes et résistances
Nous sommes, dans nos pays, des grands admirateurs du « fait main », et l’avons investi d’une charge morale, essentiellement, à mon avis, parce que nous avons oublié ce que cela implique de faire fonctionner toute une société « à la main ». Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, l’éloignement du « fait main » dans sa conception ancienne est allé en croissant et a atteint une accélération perceptible à l’œil nu avec l’irruption de l’électronique et de l’informatique.
L’électronique a créé une révolution dans les mœurs d’abord, puis dans la technologie, dans tous les domaines, et cette fois l’accélération a été telle qu’il est impossible de l’ignorer. En vingt ans, on a informatisé la technique pour ainsi dire dans son ensemble. Y compris l’information.
Tout cela serait positif.
La résistance est, comme toujours, venue (consciemment ou inconsciemment) de la crainte d’une minorité, généralement puissante, que l’innovation lui ôte ses privilèges. Une fois que les élites ont trouvé comment tourner l’innovation à leur profit, la résistance vient alors de ceux qu’on sacrifie à sa mise en œuvre. Le rêve de l’humanité était que la mécanisation, l’accroissement de la productivité qui en découle, libéreraient pour les humains du temps pour les loisirs et des richesses pour en jouir. Cela ne s’est réalisé que très partiellement. Le système de production a changé, le modèle économique est toujours le même : on produit plus vite avec moins de travail, mais la richesse produite reste entre les mains d’une minorité. Pour la majorité, le « temps libre » se traduit par le chômage d’une portion croissante de la population, pendant que ceux qui travaillent croulent sous le poids de la tâche.
À chaque fois qu’un média nouveau a fait son apparition, les tenants de la pratique établie gémissent : c’est la fin de la culture.
Les craintes et les résistances s’expriment souvent de manière détournée. Ici encore, elles sont masquées par des soucis réels, mais qui n’abordent pas les questions de fond.
« L’utilisation d’Internet affecte-t-elle notre mémoire ? » Cette préoccupation qui fait couler des tonnes d’encre est particulièrement significative : Socrate l’exprimait déjà à propos de l’invention de l’écriture et de l’apparition des premiers textes écrits. Et si on peut se poser la même question à vingt-cinq siècles de distance au sujet d’une innovation, c’est qu’elle ne concerne pas premièrement la mémoire, mais les transformations qu’elle implique. Nous n’avons pas encore tiré les conclusions qui devraient découler de la révolution technologique et qui aboutiraient à ce que les besoins de tous soient satisfaits.
La mécanique du cerveau
On se demande si la TV, si Internet nous rendent idiots, moins curieux, plus passifs. Des séminaires entiers se penchent sur la question de savoir si cela agit sur notre cerveau – implication : c’est grave, docteur ?
En fait, la télévision a permis de populariser la littérature mondiale en d’innombrables films, séries, etc. Il y a des émissions stupides, oui, mais ce n’est pas fatal : l’existence de chaînes comme Arte, comme certaines chaînes de la BBC en Angleterre, comme la chaîne culturelle scandinave, comme MSNBC (chaîne politique) aux États-Unis montre qu’on peut avoir un vaste public tout produisant des émissions de qualité. Ce n’est pas la télévision qui rend idiot : c’est l’usage qu’on en fait. C’est la décision fatale de construire les programmes en fonction de l’audimat qui en abaisse le standing, car cela revient forcément à se mettre au niveau du plus petit commun dénominateur. Au lieu d’éduquer, on conforte les téléspectateurs dans leur situation (quelle qu’elle soit). On vise les « neurones disponibles » pour les accaparer au profit de la publicité, plutôt que de les faire fonctionner au profit du téléspectateur lui-même.
Cela est tout aussi vrai pour Internet.
Il y a certes sur Internet beaucoup de blabla inutile ou même nuisible. Mais il y a aussi des bibliothèques entières à portée de souris, des millions de livres qui ne demandent qu’à être lus, d’innombrables dictionnaires qui ne demandent qu’à être consultés : sur écran si ça ne vous pose pas de problème, ou sur papier, ils sont le plus souvent imprimables.
Ce n’est pas le fait qu’on lit plutôt sur papier ou plutôt sur écran qui est important. C’est le fait qu’on lit.
Le titre d’une publication de 1917 que je vous invite vivement à lire (grâce à Internet c’est possible) résume parfaitement le dilemme et la contradiction : « Contre le cinéma, école du vice et du crime. Pour le cinéma, école d’éducation, moralisation et vulgarisation. »[5]
On pourrait utiliser un titre similaire pour un traité sur la télévision ou sur Internet.
Quant à savoir si la mécanisation, l’électrification et l’informatisation de la communication influent sur le cerveau, la réponse est claire : certainement. Le psychologue américain James Flynn nous apprend, au bout d’une grande enquête internationale pour mesurer le quotient intellectuel moyen dans de nombreux pays, que pendant tout le XXe siècle, les performances intellectuelles moyennes des populations ont augmenté de deux à trois points par décennie.[6]
La mémoire s’est un peu déplacée et désormais, pour reprendre une phrase qui ornait récemment le fronton de la British Library de Londres, « la culture ce n’est pas de tout savoir, c’est de savoir où trouver ce qu’on aimerait savoir. »
On ne se souvient ni « moins », ni « plus » qu’autrefois, on se souvient autrement. On retient les grandes lignes d’une question, l’essentiel, on délègue certains détails à Yahoo, à Google, il suffit de savoir où les trouver, pas besoin de s’en encombrer la tête.
Ce n’est pas le fait qu’on lit plutôt sur papier ou plutôt sur écran qui est important. C’est le fait qu’on lit. C’est que le téléphone portable, les tablettes, les ordinateurs permettent de lire n’importe où en cas de besoin ou d’envie, c’est qu’on a un choix plus vaste que dans n’importe quelle bibliothèque.
Bref, comme dit Hamlet, c’est-à-dire Shakespeare, « rien n’est bon ou mauvais en soi, tout est dans l’idée qu’on s’en fait ».[7] Et j’ajoute, tout est dans l’usage qu’on en fait, et dans le cadre socio-économique où cela se développe.
[#1] Platon, Phèdre.
[#2] Platon, Phèdre.
[#3] Platon, Phèdre.
[#4] Une fois n’est pas coutume, je vais me permettre de renvoyer à mon livre Le Maître de Garamond pour les détails, éditions Bernard Campiche, ou iTunes (pour iPhone et iPad).
[#5] Vous trouvez ce livre sur le site Gallica, sous le nom de son auteur, Édouard Poulain.
[#6] Are we getting smarter ? Rising IQ in the Twenty-First Century, Cambridge : Cambridge University Press, 2012
[#7] Shakespeare, Hamlet, acte 2, sc. 2