Entretien avec Luc Recordon
Les médias en ligne sauveront-ils la presse ? Luc Recordon est l’auteur d’un postulat demandant « une part de financement public respectant scrupuleusement l’indépendance des titres concernés » pour des « projets de qualité » dans le domaine de nouveaux médias « contribuant fortement au débat public ». L’appréciation du Conseil fédéral, qui a déclaré ne pas vouloir revenir sur l’aide à la presse telle qu’elle existe actuellement, ne prend nullement en considération cette branche nouvelle de la presse que sont les journaux en ligne, constate le conseiller aux États vaudois. Lequel ajoute : « Plusieurs nouveaux médias existent et d’autres sont prêts à démarrer, on ne peut pas attendre quatre ans ». Entretien avec Luc Recordon[1]
Vous n’en êtes pas à votre coup d’essai. En 2008, vous déposez une motion au Parlement, réclamant des mesures ciblées de soutien à la culture dans le contexte de la crise.
Luc Recordon : Je trouve que l’on a trop peu tendance à prendre en considération le fait que la culture, c’est aussi un secteur économique. Sur ce point, je partage l’avis du directeur de l’Office fédéral de la culture, Jean-Frédéric Jauslin. Il y a à peu près 100’000 emplois qui sont liés à la culture, en comptant les techniciens et le personnel administratif. Sur une population active de 4 millions, ce chiffre (2,5%) n’est pas négligeable. En termes d’effectifs, il n’est pas ridicule par rapport à d’autres secteurs économiques comme celui des services financiers, par exemple, même si ce dernier génère plus de chiffre d’affaires. Dans la culture, beaucoup d’acteurs vivent chichement.
La motion avait été rejetée mais la ministre Doris Leuthard avait laissé la porte ouverte en incluant dans la culture la presse et la radio-TV.
LR : Mme Leuthard n’a pas contesté la base de l’analyse. Mais il était clair que la Confédération ne voulait pas mener une politique conjoncturelle très active.
Les médias font partie de la culture : vous êtes d’accord avec Mme Leuthard ?
LR : C’est un vaste débat mais à mes yeux la culture ne comprend pas seulement le secteur artistique. La culture est indissociable d’une réflexion sur le monde dans lequel on vit, ainsi que d’une contribution à l’épanouissement de la personnalité, ce qui est le rôle des médias. Je ne vois pas pourquoi on considèrerait qu’un livre ou une pièce de théâtre font partie de la culture et que l’on dénierait la même qualité à un article de journal ou une émission de télévision. Je doute que l’on puisse faire passer avec efficacité un message dans un domaine axé sur la réflexion sans un minimum de talent artistique. Ce qui n’est pas le cas quand on rédige une lettre d’avocat ou un rapport d’audit.
Les journalistes peuvent donc être considérés comme des artistes.
LR : Ils ne le sont pas primairement mais il y a une composante esthétique qui a une certaine importance. J’y reviens, quelqu’un qui écrit mal sera moins lu. Pour présenter un texte de qualité, il doit réfléchir à la forme. C’est un travail en dégradé, un camaïeu.
À voir le climat de sous-enchère qui sous-tend l’embauche de nombre de journalistes, on doute que beaucoup d’éditeurs aient conscience de cette dimension culturelle. Le métier de correcteur est en train de disparaître. Dans les secteurs online, les médias y renoncent déjà la plupart du temps.
LR : On pense probablement que le public Internet se moque encore plus de la qualité de la forme. Le résultat, ce sont des monstruosités orthographiques ou grammaticales qui agacent. Leur fréquence amène à s’interroger sur la compétence des auteurs de ces boulettes.
« La presse suisse ne remplit plus à satisfaction son rôle de formation de l’opinion. »
En juin 2012, vous êtes revenu à la charge avec votre postulat concernant l’aide aux médias en ligne. Parmi les projets susceptibles d’obtenir un tel appui, vous citez Journal21 et La Méduse.
LR : Il me semble qu’il y a un problème tout à fait spécifique à ce secteur de la culture qu’est l’information. Je distingue plusieurs « regards » dans la presse quotidienne, en fonction des catégories de journaux. Par rapport à d’autres pays, la Suisse n’a rien à envier quant au nombre de titres, par contre je ne trouve pas qu’elle dispose d’une presse très diversifiée. Elle ne remplit plus à satisfaction son rôle de formation de l’opinion, dans la mesure où elle est essentiellement dans la main de grands groupes. Pour survivre, les journaux régionaux doivent partager leurs correspondants au Palais fédéral et présentent des pages communes. Il faut souhaiter que le Conseil fédéral, sous la pression de son plan financier, ne ferme pas la fenêtre immédiatement. Dans l’hypothèse positive, il est probable qu’il reviendra à l’idée de l’aide directe. Mon collègue au Parlement Hans-Jürg Fehr a aussi exprimé ce point de vue lors d’un débat organisé en juin par syndicom et le Parti socialiste.
L’aide indirecte n’est pas la solution ?
LR : Dans les médias en ligne, la structure des coûts étant fortement axée sur les salaires, je vois mal quelle aide indirecte pourrait offrir un soutien adéquat, hormis peut-être la gratuité des télécoms. On pourrait aussi imaginer une libération des cotisations sociales mais dans ce cas il appartiendrait à la Confédération de les payer à la place des journaux en ligne. L’aide directe me paraît donc plus efficace.
Votre motivation par rapport aux médias en ligne est-elle purement technique – le modèle économique de la presse traditionnelle n’offre plus d’avenir – ou bien aussi philosophique ou idéologique – la presse traditionnelle ne remplit pas sa mission d’information ?
LR : Les deux. Comme je l’ai dit, la presse existante souffre de la concentration, ses regards ont beaucoup perdu en acuité. Dans les années septante, quand des choses pas très claires se passaient en Valais, comme par hasard, c’est Le Matin ou 24 Heures qui les dénonçaient car Le Nouvelliste faisait barrage. La réponse du berger à la bergère est venue dans l’affaire des malversations de l’Opéra de Lausanne. Le Nouvelliste a sorti l’affaire, alors que la presse vaudoise se cantonnait dans le mutisme. Ces exemples illustrent la nécessité de regards croisés suffisamment nombreux. La presse en ligne offre cette occasion, ce serait dommage qu’elle reste confidentielle, il faut qu’elle prenne vraiment une assise, une place à la mesure de ce qu’elle peut offrir, compte tenu du nombre de personnes qui sont branchées sur Internet aujourd’hui. En Suisse alémanique, c’est encore plus flagrant. Il y a une concentration relativement comparable, mais à l’échelle, non plus d’un marché de deux millions, mais de six millions de lecteurs.
« Il convient de ne pas rater le virage d’une presse de qualité en ligne. »
Il y a ensuite l’aspect de l’évolution technique. Le support dématérialisé est en train de s’imposer. Même s’il ne devait pas y avoir davantage de diversité, ce qui serait dommage, on va quand même devoir aller vers un déversement, un report vers ce type de support. On est peut-être encore loin du jour où il n’y aura plus de journaux papiers mais il faut anticiper ce mouvement. C’est le boulot des politiciens et des juristes de suivre les lois d’assez près pour ne pas être largués. On est assez sûr maintenant que nous avons affaire à un secteur qui connaîtra un développement important. Ce serait dommage de rater le coche.
Encore faut-il distinguer entre les sites des journaux traditionnels et les pure players, ces nouveaux acteurs, bien souvent, qui n’ont pas de support papier. On peut imaginer que les premiers, financés par de grands groupes médiatiques comme Tamedia, n’ont pas besoin de l’aide à la presse pour survivre.
LR : Ce n’est pas sûr. On voit le dur combat que se livrent les éditeurs classiques et la SSR. Le développement du journal en ligne n’est pas une chose facile. Si la manne publicitaire est absorbée dans une trop grande mesure par les médias électroniques, qui profitent par ailleurs de la redevance, cela déséquilibre le rapport entre les deux. Je pense donc que même les éditeurs de journaux traditionnels ont besoin d’une réflexion sur la presse en ligne. Mais je suis d’accord pour dire que c’est plus facile pour eux en regard des pure players qui partent de rien.
« Les gens lisent moins et surtout plus vite, de manière moins analytique. »
Autrefois on disait des journalistes qu’ils étaient des faiseurs d’opinion. On a l’impression aujourd’hui qu’ils ont perdu cette qualité. Est-ce que les médias en ligne pourraient leur restituer ce rôle ?
LR : Il est vrai qu’à l’échelle romande, auparavant, le monde politique lisait beaucoup les commentaires des éditorialistes avant telle ou telle votation, par exemple. Je me souviens qu’avant l’élection à la syndicature de Lausanne, en 1989, la Gazette de Lausanne, de manière assez ironique d’ailleurs, avait pris position en faveur d’Yvette Jaggi. Daniel Stanislas Miéville, je crois, avait qualifié cette dernière de « bête politique » face à la « bestiole » Olivier Chevallaz. D’autres commentateurs de politique fédérale, comme Denis Barrelet, Georges Plomb et Michel Perrin, étaient très lus. À 24 Heures, où travaillaient deux de ces journalistes, les éditorialistes ont eu encore du poids quand Jean-Marie Vodoz était rédacteur en chef ; cela fut aussi le cas durant les ères Pozzy et Poget, mais actuellement ils pèsent peu sur l’opinion.
À quoi cette perte d’influence tient-elle, à votre avis ? Les gens lisent-il moins les journaux ?
LR : Ils lisent moins et surtout plus vite, de manière moins analytique. Cela dépend aussi du caractère des journaux. On ne lit pas Le Courrier ou Le Temps de la même manière que Le Matin. Il faut être plus disponible pour les articles de réflexion.
« La presse suisse souffre de sa concentration dans la main de grands groupes. Ses regards ont beaucoup perdu en acuité. »
On peut aussi se demander tout simplement si les journaux informent encore correctement. La presse régionale, notamment, remplit-elle sa mission d’information à l’heure où les enjeux environnementaux – l’échec récent de la conférence de Rio+20 le prouve – redeviennent locaux. Pour revenir à la deuxième partie de la question précédente : les médias en ligne pourraient-ils prendre le relais ?
LR : Je le pense, oui. On a un excellent exemple en France avec Mediapart dont le fondateur, Edwy Plenel, est ce que l’on peut appeler un faiseur d’opinion. Je le répète, ce que je regrette le plus, dans la presse papier traditionnelle, c’est le style, les journalistes avec un certain talent d’écriture. Des plumes qui ménagent leurs effets, surprennent par leur esprit indépendant, ont un esprit critique. À cet égard, Le Courrier offre un bon exemple de journal ayant « produit » des personnalités fortes, à l’image de Patrick Mugny ou Fabio Lo Verso. Dans la presse alémanique, la tendance ne me paraît pas différente. Il y a quelques années, on connaissait encore Frank-A. Meyer et quelques autres. Aujourd’hui, à part Roger Koppel (ndlr : directeur de la Welwoche), dont les âneries font la une, aucun nom ne me vient en tête spontanément. Les gratuits ont donné l’illusion qu’ils pouvaient transmettre le flambeau aux jeunes mais j’ai l’impression qu’il s’agit d’un feu de paille. En ce qui me concerne, la seule chose que je trouve encore plus agréable sur papier, ce sont les bouquins. En revanche, l’habitude de lire en ligne sera plus durable, je pense. D’autant que la technique ne cesse de s’améliorer, rendant ce support toujours plus confortable, avec les tablettes, etc. D’où l’importance de ne pas manquer le virage d’une bonne presse de qualité en ligne.
L’envers de la médaille, c’est que les médias en ligne ne paient pas ou bien rémunèrent très mal leurs collaborateurs. Le modèle économique ne peut pas s’appuyer sur la publicité comme dans la presse papier. Par contre la formule de l’abonnement est une option que retiennent toujours plus de pure players qu’ils soient des novices dans le monde de l’édition ou de vieux renards comme le Jornal do Brazil, un quotidien qui a fait le saut du tout digital en 2010. Il s’agit aussi de savoir dans quelle mesure les petits titres courageux, critiques ou originaux seront les véritables bénéficiaires d’un tournant forcément davantage à la portée des groupes de médias traditionnels disposant de gros moyens mais plus enclins à caresser le pouvoir dans le sens du poil.
LR : Comme la presse d’opposition autrefois, les journaux critiques évoluent par définition dans un plus petit bassin de lecteurs, ils attirent donc moins de publicité et d’abonnés. On est dans un cercle vicieux, en effet, duquel cette catégorie de médias en ligne peut difficilement s’échapper. Le problème est donc trapu, d’où l’origine de mon postulat, qui vise à donner une chance aux acteurs médiatiques sur la toile. Internet est un allié du journalisme d’opinion et d’investigation car il permet au lecteur d’élargir sa recherche et de vérifier les faits grâce aux liens qui étoffent les articles.
[#1] Écologiste vaudois, Luc Recordon est Conseiller aux États et avocat. Il est également titulaire d’un diplôme en physique à l’EPFL.