Un mot sur Facebook, l’aplatisseur public numéro un

Numéro 35 – Septembre 2012

J’ai ouvert en 2008 un profil Face­book que j’ai suspendu en été 2012. Lassitude ? Déception ? À l’exception de quelques périodes limitées, je n’y aurai été que peu actif, ayant toujours conçu de sérieuses réserves face à la politique de « confidentialité » de cette entreprise, et face à la vente d’informations privées à des fins publicitaires. L’entrée en bourse et les milliards qui se sont alors déversés sur Mark Zuckerberg et ses acolytes aura été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase : comment peut-on mélanger à ce point cette chose immatérielle (et vieille comme l’humanité) qu’on appelle l’amitié, et le cyber-business moderne, rouleau compresseur qui a déjà alimenté des crises économiques majeures, et qui nous réserve peut-être des surprises plus douloureuses encore ?

Fondamentalement, Facebook partage la grande caractéristique de l’ensemble du réseau Internet : son horizontalité. Avec lui, pas de hiérarchie verticale, pas de niveaux de valeurs – ce en quoi on peut voir la marque d’une certaine manière de comprendre la démocratie. Il y a à cette situation quelques avantages indéniables ; comme on le sait, certaines personnes changent régulièrement d’adresse e-mail, au point qu’il puisse devenir difficile de les retrouver. Souvent, Facebook pourra résoudre ce genre de problème : avec un nom et un prénom, vous avez de bonnes chances de rétablir le contact – à titre privé, mais aussi parfois à titre professionnel. Vous pourrez même, dans certains cas, nouer des liens nouveaux sur le réseau social ; Facebook peut donc aspirer vers le haut ce qui se situait, pour une raison ou pour une autre, au-dessous du seuil de l’amitié. Fort bien. Mais à l’autre extrémité du spectre, le phénomène est inverse : en postant une « nouvelle » sur votre « mur », vous allez en effet adresser le même message à une personne que vous avez croisée une fois dans votre vie, à vos amis de vingt ans, à votre sœur, voire à votre conjoint. Toute cette subtile géographie, tout le relief de votre vie sociale, toute votre histoire personnelle en somme, va se trouver ainsi « aplatie », sans aucune pitié[1]. Est-ce ce que nous voulons ? N’y a-t-il plus aucune raison de faire une différence, les êtres sont-ils devenus à ce point interchangeables ? Si les amis sont quelque chose d’important, pourquoi ne pas prendre le temps de leur écrire un véritable message personnalisé ? Le respect et l’affection ne le dictent-ils pas ? N’a-t-on plus de temps pour cela ? À quoi peuvent bien servir ces flux frénétiques d’informations, aussi larges dans leur diffusion que minces (généralement) du point de vue du contenu ? Le seul but est-il de mettre sur une scène l’individu lambda – comme le faisait déjà depuis quelques années la « téléréalité » ? Ou de convertir l’ensemble de la population en espions, à l’affût d’informations que l’on n’aurait jamais pu obtenir autrement – sur ses collègues de travail, ses enfants, ses « ex », ses élèves, ses profs ? Ou encore, la logique du système est-elle de ne retenir de l’amitié que ce qui peut être utile – et dans ce cas, peut-être le besoin de trier n’est-il plus prioritaire ?

Le seul but est-il de mettre sur une scène l’individu lambda – comme le faisait déjà depuis quelques années la « téléréalité » ?

On me trouvera peut-être bien pessimiste. Les raisons du succès de Facebook me paraissent parfois plus respectables. Je constate que certaines personnes y sont véritablement attachées, au point de se sentir – je le devine – blessées lorsque j’émets de telles critiques. Pour certains, j’entrevois une réelle solitude ; cela m’attriste, me renvoie à moi-même. D’autres cherchent une place qu’ils n’ont pas obtenue dans le monde réel – n’est-ce pas notre lot à tous, à un niveau ou à un autre ? D’autres enfin, mis sous pression par leurs employeurs, voient leur temps se réduire comme peau de chagrin. Facebook peut servir à se rassurer ; à se convaincre que l’on partage des choses importantes avec des gens, beaucoup de gens, le plus grand nombre possible. Ces « amitiés » peuvent dès lors devenir un objet de consommation, une recherche de la quantité, de la vitesse – au risque de finalement se vider de leur substance même : le don gratuit de son temps, le sens de l’écoute. Enfin, la conséquence la plus tangible, la plus dramatique même, reste encore la disparition programmée de la sphère privée. Manipulé par un Big brother (qui existe peut-être déjà), un outil tel que Facebook pourrait être d’une efficacité effroyable – et je devine que c’est cela qui, depuis le début, m’a surtout gêné dans ce système.

Saint-Exupéry avait affirmé qu’il n’existe pas de marchands d’amis ; Facebook, par sa fracassante entrée en bourse, a prouvé le contraire. Mais sans doute ne s’agit-il pas de la même amitié. Au risque de paraître vieux jeu, j’avoue préférer l’ancienne ; et j’espère qu’elle est encore possible !


[#1] Il existe des moyens de créer des sous-groupes à l’intérieur de ses « amitiés », et ainsi de filtrer quelque peu les informations que l’on envoie. Mais cela reste assez rudimentaire, et devient rapidement « chronophage », comme on le devine.