Le quotidien débordant des compagnies de danse

Numéro 36 – Décembre 2012

Compagnies indépendantes, compagnies liées à un lieu de résidence ou compagnies dites institutionnelles, en Suisse romande, la danse se structure autour de ses créateurs qui se battent tous les jours pour la faire exister.

Avant même d’évoquer le quotidien d’une compagnie de danse, quelle définition donner au mot compagnie ? En Suisse romande, les propositions sont aussi multiples que variées entre compagnies indépendantes sans lieu de création, compagnies affiliées à un théâtre et compagnies dites institutionnelles. Pour autant, la vie s’articule pour toutes les entités en deux phases cruciales : période de création et fonctionnement journalier. Avec une constante, le manque de temps et de moyens pour assumer à la fois les tâches administratives et les actes créatifs. Malgré tout, les compagnies de danse suisses romandes représentent un foisonnement artistique relativement bien soutenu par des subventions publiques qu’envient les chorégraphes de pays comme l’Italie ou la France soumis à des restrictions budgétaires importantes.

En ce qui concerne les compagnies dites institutionnelles, deux corps de ballet se profilent soutenus par leurs villes respectives, le Ballet Béjart Lausanne (BBL) et le Ballet du Grand Théâtre de Genève. Le premier dépend d’une fondation et est subventionné en grande partie par la ville de Lausanne et par d’autres fonds publics ou privés, mais ne dispose pas d’un plateau qui lui est dévolu. Le deuxième est financé par le Grand Théâtre, lui même financé par des aides publiques, principalement la Ville de Genève et autres soutiens privés et publiques. Le Grand Thêatre est sa maison. Les deux compagnies salarient des danseuses et danseurs à l’année. Une vingtaine pour le Ballet du Grand Théâtre et une trentaine pour le BBL. Placé sous la direction artistique de Philippe Cohen, le Ballet du Grand Théâtre dispose d’un répertoire constitué d’œuvres de chorégraphes invités (Jirí Kylián, William Forsythe, Lucinda Childs ou même Gilles Jobin) qu’il présente en tournée en Suisse et à l’étranger.

Travailler ensemble pour la danse

Pour Gil Roman, directeur artistique du Ballet Béjart Lausanne (BBL), une compagnie représente avant tout des personnes travaillant ensemble au service de quelque chose qui les dépassent. Les danseurs du BBL exécutent principalement des pièces du répertoire de Maurice Béjart sans oublier les créations de Gil Roman et quelques œuvres de chorégraphes invités. « Nous avons souvent plusieurs ballets en répétition en même temps. Cela dépend des programmes que nous allons présenter soit à Lausanne, soit en tournée. Pour les nouveaux danseurs, il y a toujours un grand travail d’appropriation du répertoire de Maurice Béjart. » Travaillant six jours sur sept, la compagnie donne à voir une centaine de représentations par saison dans le monde entier avec une vingtaine de programmes différents. « C’est à moi de gérer la fatigue des danseuses et danseurs. Ainsi, à notre retour de Bogota cet automne, j’ai donné deux jours supplémentaires de congé tant les interprètes étaient épuisés d’avoir dansé en altitude », explique Gil Roman. « J’aime travailler avec eux à l’année. C’est ce que j’ai toujours vécu depuis mon arrivée chez Maurice Béjart en 1979. Et si parfois, je suis triste qu’une personne s’en aille, cela permet aussi d’ouvrir les portes à quelqu’un d’autre ou de révéler des personnalités. » Heureux de voir les danseuses et danseurs du BBL heureux, l’homme avoue cependant devoir constamment étirer son temps entre ses activités de directeur et de créateur.

Danse libre et contraintes

Écrire des dossiers et faire des budgets pour les futures pièces. Chercher des théâtres d’accueil et des coproducteurs. Chercher des collaborateurs (danseurs, scénographes, costumiers, musiciens) pour les créations. Effectuer des demandes de financement et de soutien pour les spectacles et les tournées. Collaborer aux questions administratives, organiser les tournées, préparer des documents pour la douane concernant le matériel (décors, costumes, etc.). Discuter stratégie de diffusion. Répondre aux journalistes. Répondre aux mails. Faire des décomptes d’après spectacles. Chercher une salle de répétition. Laver les costumes, etc. etc. etc… Sans oublier l’entraînement journalier – la classe dans le milieu classique ou néo-classique ou le cours en danse contemporaine – et les moments de création et de répétitions. La journée type d’une ou d’un chorégraphe indépendant est aussi chargée que celle d’un directeur de multinationale !

Les compagnies de danse suisses romandes représentent un foisonnement artistique relativement bien soutenu par des subventions publiques.

Actuellement, ces cheffes et chef d’entreprise en danse « libre » comme on le dit en Suisse alémanique Freieszene, sont relativement nombreux en Suisse romande, plus d’une vingtaine actuellement, mais tous sont différents. Il y a des électrons libres comme les compagnies Nicole Seiler et Fabienne Berger qui s’attachent ponctuellement à un lieu de résidence, un studio ou à une salle pour la création d’un spectacle. La chorégraphe et danseuse Nicole Seiler désigne sa compagnie comme une activité à projets portant son nom car elle en est le moteur bien qu’elle soit épaulée par une administratrice à 10 % et un tourneur (Tutu productions) à 40%, alors que pour Fabienne Berger, une compagnie est un projet artistique en recherche permanente, une structure de fonctionnement continue dotée en ce qui la concerne, d’une administratrice à 80 %.

Nicole Seiler bénéficie d’un contrat de soutien conjoint de Pro Helvetia, de la Ville de Lausanne et du canton de Vaud, mais Fabienne Berger n’en a plus et perçoit seulement des aides à la création. « Ce qui est difficile, c’est de trouver des lieux de production et de coproduction », relève cette dernière qui poursuit. « Tourner n’est pas aisé non plus en raison des tendances du moment, c’est-à-dire des réseaux de programmateurs conditionnés soit à la recherche de nouvelles pousses soit de spectacles consensuels qui remplissent leurs salles. »

À ce propos, Nicole Seiler privilégie la notion de fidélité artistique. Dans ce sens, elle vient de créer sa dernière pièce en Italie où elle était en résidence à Bassano del Grappa. Repérée par un programmateur grâce au réseau Aerowaves, une plateforme regroupant des professionnels de la danse issus de 34 pays européens, Nicole Seiler y retourne régulièrement depuis, malgré les maigres ressources qu’on lui attribue. « Il est important de travailler à l’étranger où ma pièce pourra éventuellement tourner plus tard. Cela représente plus de fatigue et de problèmes à résoudre puisque je dois faire voyager les danseurs et leur trouver un hébergement, mais cela permet de tisser des liens forts avec un pays même si ce n’est pas un lieu de représentation immédiat. »

L’union fait la force

D’autres compagnies indépendantes comme celle de Gilles Jobin disposent uniquement d’un studio et d’un bureau. À bientôt 50 ans et après 18 pièces à son répertoire, le chorégraphe genevois aimerait développer son projet artistique en forme de centre de danse. « Je suis à un moment de mon parcours où on peut tout envisager, mais créer un centre de danse serait une reconnaissance d’un travail réalisé sur le long terme en lien avec l’espace social et économique. » Gilles Jobin s’est récemment associé à cinq de ses collègues, tous soutenus comme lui par une convention conjointe (Pro Helvetia, Canton et Ville de Genève) pour former le RG3C (Regroupement des Compagnies Genevoises). En cumulant 27 créations, 711 représentations et 250000 spectateurs ou en indiquant l’emploi de 18 collaborateurs permanents et de 145 collaborateurs intermittents, les six compagnies voulaient signifier que leur existence était aussi importante que celle des compagnies dites institutionnelles. « Nous voulions démontrer que nos entreprises culturelles à but-non lucratif constituent un pôle d’excellence qui mérite d’être reconnu autant pour son rayonnement artistique qu’économique. »

« La journée type d’une ou d’un chorégraphe indépendant est aussi chargée que celle d’un directeur de multinationale ! » (Philippe Saire, chorégraphe vaudois)

D’autres compagnies indépendantes pourtant affiliées à un théâtre comme les compagnies Linga ou Philippe Saire sont elles en quête de fonctionnement facilité. « Réunir des fonds pour créer reste compliqué, alors que les tourneurs sont de plus en plus rares à prendre le risque de la création », note Philippe Saire. Pour le chorégraphe lausannois, il est néanmoins indispensable de faire fructifier son travail et de le confronter à d’autres publics. Quant à Marco Cantalupou, co-fondateur avec Katarzyna Gdaniec de la compagnie Linga, il a voulu amener la danse contemporaine là où a priori, elle n’existait pas : en Albanie ou en Palestine. « Quelques soient les difficultés, financières ou organisationnelles, c’est la démarche sociale qui comptait avant tout. »

La notion de compagnie recouvrant l’idée d’une troupe à demeure reste rare en danse indépendante. « On fait son public comme on fait sa troupe » disait à ses élèves, Charles Dullin, célèbre metteur en scène et professeur de théâtre du début du XXe siècle en France. Il imaginait qu’une bonne dynamique d’un groupe se propageait auprès des spectateurs. Pas évident à induire quand les conditions idéales de réalisation d’un spectacle sont réunies, le postulat est encore plus ardu à réaliser lorsqu’il s’agit de recréer la troupe à chaque nouvelle création. Les compagnies de danse indépendantes sont régulièrement confrontées à cette situation. Certaines y trouvent matière à enrichissement artistique comme Philippe Saire qui apprécie une solution mixte : des danseurs qui reviennent et de nouvelles personnes pour déstabiliser les habitudes. D’autres compagnies expriment une certaine lassitude. Ainsi Marco Cantalupou souhaiterait pouvoir travailler avec des danseurs à l’année. « C’est très important pour développer un style et une manière de danser, mais cela éviterait surtout de devoir planifier les tournées en fonction de l’agenda des danseurs, tout leur réapprendre ou chercher d’autres interprètes à chaque tournée. »

Ainsi, la vie quotidienne d’une compagnie de danse s’avère aussi dense que complexe. Un défi reste à réaliser : trouver d’autres modèles de fonctionnement, comme des associations pour trouver un lieu, le partage des tâches administratives ou l’organisation de tournées en commun.

■ Document Le quotidien d’une chorégraphe – trois journées types de la chorégraphe Nicole Seiler, complément du dossier pédagogique Danse en Scène publié en 2011 par École-musée Vaud.
www.ecole-musee.vd.ch.