Musique et danse : la réconciliation tardive

Numéro 36 – Décembre 2012

La danse et le sacré. Depuis les origines de l’humanité sans doute, la musique et la danse sont des arts intimement liés. Comment pourrait-on y voir un hasard ? Toutes deux ont en commun un véritable continent : le rythme. Dans un certain nombre de civilisations, aujourd’hui encore, musique et danse ne sont tout simplement pas séparées ; il en est ainsi par exemple pour une bonne partie de l’Afrique. Parmi les autres arts, il n’est que la poésie qui, jusqu’à un certain point, puisse être reliée à ce couple primordial : selon les époques ou les écoles, les vers pourront en effet revêtir un aspect rythmique plus ou moins marqué.

Mais le reste de la littérature, bien qu’intégrant une dimension temporelle indéniable (par exemple dans le théâtre), est bien plus libre de ce point de vue ; et son rapport à la musique n’est pas aussi direct. Quant aux autres arts, ils se situent encore beaucoup plus loin : la peinture, la sculpture ou l’architecture ne se développent tout simplement pas dans le temps. Au total, la paire la plus évidente, la plus étroitement solidaire, est bien celle qui réunit la danse et la musique.

Concernant ce couple justement, un fait remarquable me semble avoir été étrangement négligé : historiquement, les arts naissent manifestement du sacré. La danse ne fait pas exception à la règle : dans la plupart des civilisations, il existe des formes rituelles de danse qui participent, autant que le chant, le vêtement, la sculpture ou la décoration architecturale, à l’expression du sacré. On prendra pour exemple les cérémonies de l’Afrique Noire, certains rituels hindous, les célébrations des Indiens de l’Amérique du Nord et du Sud, de l’Asie du Sud-Est, voire les évolutions des fameux derviches tourneurs pour l’Islam. Qu’en est-il en Occident ? Chez les anciens Grecs, la danse appartient par exemple de plein droit à la tragédie, dont l’origine sacrée ne fait pas de doute : le chœur y danse, en des chorégraphies lentes, hiératiques, solennelles. Mais dès l’avènement du Christianisme, la danse sera exclue du culte. Pour quelle raison ? Sans doute parce que, fondamentalement, elle est le domaine même, parmi tous les arts, de l’érotisme, de la sensualité ; la théorie de l’Évolution voit même dans la danse un des mécanismes du processus de sélection du partenaire sexuellement le mieux adapté – en somme un préliminaire à la procréation.

La danse sera reléguée dans un domaine marginal aussi longtemps que la société restera dominée par l’Église.

Le Christianisme, luttant dès ses débuts contre les excès de la civilisation antique, cherchera à exclure les manifestations du luxe et de la débauche. La sublimation (mais aussi la diabolisation) de la sexualité qu’il impose aura eu pour conséquence d’exclure la danse du domaine du sacré. On peut supposer d’ailleurs que cette véritable révolution aura pu être préparée en amont par les philosophies pythagoriciennes et platoniciennes, qui rapprochent la musique des sciences mathématiques, et prônent la supériorité du monde des idées abstraites par rapport à un univers sensible qui n’est, pour elles, qu’illusoire. Rejetée dans le domaine des idées pures, coupée du monde de la matière, la musique se voit alors, pour la première fois de son histoire sans doute, éloignée de sa compagne la danse, et cela de manière durable ; cette dernière, déchue de son caractère sacré, n’est plus considérée que comme un véhicule de la corruption. La réconciliation prendra des siècles, si ce n’est des millénaires.

La musique sacrée, atemporelle et désincarnée

Le seul avantage de cette situation paradoxale aura été de créer deux pôles distincts d’inspiration pour la musique occidentale : d’une part l’art religieux, qui va se développer dans la lumière de l’officialité et de l’élite. D’autre part la danse qui, bien que discréditée, ne pouvait tout de même pas être éradiquée. Elle continuera son chemin surtout dans le domaine populaire, ce dont elle tirera une fraîcheur, une vigueur qu’il convient de ne pas sous-estimer.

Le premier pôle d’inspiration, la musique religieuse, sera d’abord représenté par le chant grégorien ; ce dernier, pendant la plus grande partie du Moyen Âge, constituera l’essentiel de la musique savante occidentale. La polyphonie (la musique à plusieurs voix) s’y ajoutera peu à peu ; née sous la forme d’un art expérimental, dans une poignée de monastères carolingiens, elle s’imposera au Bas Moyen Âge comme la forme par excellence de la musique savante. Mais que ce soit sous la première ou sous la deuxième espèce, la musique sacrée s’efforcera de canaliser l’énergie rythmique, animale : l’une et l’autre visent à un idéal atemporel et désincarné. La chose est particulièrement visible dans le cas du grégorien, qui n’est pas du tout rythmé : la temporalité s’y limite à une succession de notes dont la durée n’est pas précisément déterminée. Lorsque, à l’époque gothique, la polyphonie commencera à lui ravir la place principale, ce point de vue sera adapté, sans être renié : en effet, si la polyphonie doit, pour des raisons techniques, renoncer à l’indétermination du rythme, si elle doit introduire le principe de durées mesurées de manière précise, mathématique, elle favorisera néanmoins des lignes mélodiques souples, imprévisibles, flottant dans l’air comme l’encens d’une prière qui s’élève lentement. Extase mystique, hypnose ? Le rythme n’est pas ici synonyme de mouvement du corps, il n’est qu’une sorte de vague continuelle au sein de nos méditations.

Rejetée dans le domaine des idées pures, la musique se voit alors éloignée de sa compagne la danse.

Le chant profane lui-même, dès son apparition, restera largement fidèle à ces principes. Les premiers grands auteurs profanes du Moyen Âge, les troubadours, apparaissent en effet à l’époque même où se développe le culte de la Vierge Marie ; l’amour courtois, cet amour idéal et impossible, développe des thèmes qui sont souvent étrangement proches de ceux de l’art religieux, confondant largement amour humain et amour mystique ; c’est le cas, encore plus clairement, pour les Minnesänger, qui furent les successeurs des troubadours et des trouvères, dans le contexte germanique. Rythmiquement, l’art des troubadours reste ambigu : contemporaines des premières tentatives faites pour mesurer précisément la polyphonie, leurs chansons n’ont pu être déchiffrées que pour la mélodie. Leur rythme reste indécis ; et les reconstitutions qui sont proposées par les musiciens d’aujourd’hui reposent sur une interprétation arbitraire, les règles de la notation rythmique des chansonniers n’ayant pu être retrouvées – si elles ont seulement existé.

La danse, pôle charnel

La danse représente l’autre pôle d’inspiration de la musique occidentale – son aspect physique, charnel. Elle sera reléguée dans un domaine marginal aussi longtemps que la société (en particulier l’élite intellectuelle) restera dominée par l’Église. À la vérité, nous avons d’assez nombreux témoignages sur son existence au Moyen Âge ; elle n’est toutefois pas considérée comme digne d’être notée. Même pour les cours princières les plus brillantes, où nous savons qu’elle était devenue très en honneur au Bas Moyen Âge, elle n’a laissé pour ainsi dire aucun vestige : les airs s’apprenaient par cœur, les accompagnements s’improvisaient. Il faudra attendre la Renaissance pour que cette musique soit elle aussi notée, imprimée, et réalisée à plusieurs voix par des compositeurs savants ; c’est alors l’époque du premier avènement de la bourgeoisie, qu’accompagne un premier mouvement de laïcisation. Les principaux éditeurs de « danseries » ont pour nom Claude Gervaise, Pierre Attaingnant (Paris) ou Tylman Susato (Anvers). Mais la réconciliation est encore loin : la Réforme ne rapproche pas la danse du Temple, très loin de là. L’opéra par contre, dès son apparition vers 1600, va commencer à l’intégrer dans l’art au plus haut niveau ; l’Orfeo de Monteverdi (1607), qu’on considère très généralement comme le premier chef-d’œuvre de l’histoire de l’opéra, fait par exemple à la danse une place de choix. Dans les décennies et les siècles suivants, le ballet va continuer à se développer, parfois comme genre indépendant, notamment avec Lully à la cour de Louis XIV – lui-même passionné de danse et, paraît-il, excellent danseur.

Des trajectoires inverses

Malgré ces indéniables progrès, la danse ne sera jamais réhabilitée dans le cadre du culte chrétien ; les messes, aujourd’hui encore, ne comportent pas de liturgie dansée, contrairement aux rites des Pygmées ou des Thaïlandais. Qu’à cela ne tienne : art sacré et danse suivent en fin de compte une trajectoire inverse : avec le temps, l’Occident se convertissant de plus en plus au matérialisme, l’art sacré tend clairement à perdre de son importance. Il s’en crée aujourd’hui encore bien sûr ; mais il ne représente, dès le XIXe siècle, plus qu’une part minoritaire de la création musicale savante, contrairement aux siècles précédents : alors que les messes et les motets représentent encore l’essentiel de la production des compositeurs de la Renaissance, et que les cantates, messes et passions sont encore une part fondamentale de la créativité d’un Jean-Sébastien Bach dans la première moitié du XVIIIe siècle, par la suite, ce sont les opéras et les symphonies qui vont dominer dans l’ensemble des catalogues des plus grands compositeurs – et cela dès Mozart, à peine un demi-siècle après Bach. À l’inverse, la danse gagne progressivement, lentement, en visibilité. Dès le XVIIe siècle, elle inspire une part importante de la musique instrumentale, qui s’avère souvent être une musique de danse stylisée. Il en est ainsi notamment pour la suite – une des formes de musique instrumentale les plus répandues à l’époque de Bach : ses mouvements, la gigue, la sarabande, la bourrée, la courante, etc., ne sont que des mouvements de danse stylisés – une sorte de danse qui n’est plus dansée, mais qui conserve de ses origines une vigueur rythmique qui va irriguer l’ensemble du discours musical. Dès le milieu du XVIIIe siècle, le menuet deviendra même, de manière obligatoire, le troisième mouvement (sur quatre) de toutes les symphonies et de tous les quatuors à cordes.

Dans la plupart des civilisations, il existe des formes rituelles de danse qui participent, autant que le chant, […] à l’expression du sacré.

En bref, on peut dire que, dès le XVIe siècle, la musique savante occidentale reconquiert progressivement le côté rythmique, et même charnel, qu’elle avait perdu pendant le Moyen Âge. La danse deviendra même, dès le XIXe siècle, une partie importante du catalogue de compositeurs tels qu’Adophe Adam, Léo Delibes ou Piotr Ilitch Tchaïkovski ; ceux-ci restent minoritaires cependant : les créateurs les plus prestigieux, Beethoven, Schumann, Brahms, Berlioz, Verdi, n’ont que peu ou pas écrit pour les danseurs. Wagner lui-même, prototype du musicien progressiste au XIXe siècle, ne manifeste aucune espèce d’intérêt pour le ballet, qui n’aura pas de place dans Tristan et Iseult ou dans la Tétralogie ; son rejet de la danse est même une des principales causes d’un des scandales les plus retentissants de l’histoire de la musique au XIXe siècle : en 1861, pour la production parisienne de son opéra Tannhäuser (dont la version originale avait été créée à Dresde dans les années 1840), Wagner est contraint d’écrire un ballet. Il faut en effet que l’on puisse voir et applaudir les danseuses de l’opéra, qui sont non seulement des vedettes, mais pour la plupart aussi les maîtresses des riches industriels qui, dans le Paris du Second Empire, forment le gros des bataillons de spectateurs d’opéra ; Wagner imaginera comme compromis d’insérer le ballet imposé en début de spectacle, à savoir juste après l’ouverture ; alors qu’il était attendu vers la fin de l’opéra, au moment où les abonnés, en ayant fini avec les formalités gastronomiques, avaient coutume de faire leur apparition dans leurs loges. Cette maladresse de Wagner contribua puissamment à la cabale qui provoqua la chute de Tannhaüser après seulement trois représentations ; au milieu des sifflets, on n’entendait même plus, paraît-il, la musique !

La réhabilitation

En d’autres termes, malgré sa réintégration graduelle, jusque vers 1900 la danse n’est pas encore considérée comme un véhicule plausible pour les formes de pensée musicale les plus progressistes ; elle n’est, en somme, qu’un accessoire dont on peut largement se passer, qui s’avère même, dans des cas assez nombreux, être une force de réaction, contrariant les libres progrès de l’art musical. Ce n’est qu’au début du XXe siècle que l’on verra enfin la situation se retourner. Cette révolution est en partie l’œuvre d’un personnage tout à fait hors du commun, l’impresario russe Serge de Diaghilev. La compagnie de ce dernier, les Ballets Russes, va alors créer un véritable phénomène de société autour de la danse ; les chorégraphies se modernisent, visent même souvent au scandale ; Diaghilev intervient personnellement pour que les compositeurs qu’il engage soient plus audacieux, tentent des combinaisons sonores inédites, susceptibles de choquer le public[1] ; c’est notamment Diaghilev qui va repérer le tout jeune Igor Stravinsky, et en faire quasiment du jour au lendemain une icône de la musique du XXe siècle ; après L’Oiseau de Feu (1910) et Petrouchka (1911), Stravinsky écrit pour les Ballets Russes le Sacre du Printemps (1913), œuvre qui restera un symbole insurpassé de la modernité musicale ; chose intéressante, cette partition, qu’on a pu comparer à une « bombe atomique » ou à un « tremblement de terre » dans l’histoire de la musique occidentale, parvient à peu près aux mêmes résultats que l’atonalisme des compositeurs viennois (Schonberg, 1908) – un atonalisme qui, lui, prolonge la tradition classique la plus abstraite, sans rien emprunter à la danse.

Écrire pour des danseurs n’est plus la marque d’un art de deuxième ordre. Il aura fallu à cette réconciliation près de deux millénaires.

Avec ce Sacre du Printemps, on est tenté de dire que la réconciliation finale entre danse et musique est enfin accomplie. Il semble désormais ne plus y avoir de tabou : écrire pour des danseurs n’est plus la marque d’un art de deuxième ordre – parfois beau, mais forcément inférieur à la musique symphonique ou à l’opéra. Il aura fallu à cette réconciliation près de deux millénaires ; sans doute n’est-il pas innocent que le Sacre mette en scène un rite de la Russie païenne préhistorique. En 1913, la danse n’est toujours pas un art sacré – et ne le sera sans doute jamais dans le monde occidental, issu lointainement du Moyen Âge chrétien ; les mentalités ont été trop profondément marquées par cette marginalisation de l’érotisme, cette mise à l’écart du corps. La danse incarnera toujours le domaine du profane, voire de la corruption ; malgré cela, elle pourra occuper de fait une place de premier rang ; le sacré lui-même n’en a plus le monopole.

[#1] Vincent Arlettaz, Igor Markevitch, le destin d’Icare, (1912-1983), Revue Musicale de Suisse Romande, n°65/2, juin 2012, p. 18-19.