La Cité, un chef d’œuvre en péril

Numéro 38 – Juin 2013

Nous faisons partie des premières générations qui ont vu le centre des villes où elles étaient nées se transformer sous leurs yeux, devenir méconnaissable : adulte, on a beau parcourir les mêmes rues, tenter de retrouver des itinéraires familiers de son enfance, ils sont brouillés, ou ils ont disparu.

Autrefois, une rue connue pendant la petite enfance n’avait pas vraiment changé, sauf accident majeur, lorsqu’on la parcourait vieillard.

Aujourd’hui, les repères qui servaient (plus ou moins inconsciemment) de référence, à nous permettre de penser tranquillement à autre chose – l’habitat, lui, serait toujours là –, disparaissent à une vitesse vertigineuse.

Il ne s’agit pas là d’une quelconque nostalgie passéiste, mais du problème de toute une société, dans la mesure où, les historiens le martèlent unanimes, pour bien concevoir le futur, il faut comprendre le passé.

Dans l’histoire, la cité est le cœur d’une région ou d’un pays ; nombreux ont toujours été ceux qui avaient l’ambition d’y vivre, sentant bien que c’est là que cela se passait. Mais la transformation de la cité en fraction d’une métropole en change la nature.

C’est qu’elle est le cœur d’une contradiction.

D’une part, la cité est la dépositaire de l’histoire d’une région ; mais d’autre part elle a, au départ, été prévue pour un nombre bien inférieur d’habitants, alors que les populations n’ont cessé d’affluer et de se multiplier. Les financiers, obéissant à la loi de l’offre et de la demande, ont fait de cette denrée rare un luxe, qui coûte cher, qui doit rapporter, et qui est ainsi pris dans le cercle vicieux du profit à tout prix.

Lorsque cet « instantané » de Regent Street à Londres a été pris, le monde comptait moins de 700 millions d’habitants, et Londres (tous faubourgs compris) venait de toucher le million. Aujourd’hui, le grand Londres a dépassé les 8 millions (le monde les 7 milliards), et la population mondiale tend à se regrouper dans les villes.

Le simple flot de personnes fait que les mêmes rues paraissent totalement différentes : elles n’ont pas été conçues pour x milliers de voitures à l’heure et pour x centaines de milliers de personnes par jour.

Dans l’histoire, la cité est le cœur d’une région ou d’un pays ; nombreux ont toujours été ceux qui avaient l’ambition d’y vivre, sentant bien que c’est là que cela se passait.

Mais ce qui attire particulièrement vers le centre des villes aujourd’hui encore, c’est que, puisqu’il y avait moins de monde à caser, les villes ont été construites à échelle humaine, avec des matériaux chauds, et qu’on pouvait pourvoir aux besoins quotidiens sans être forcé de parcourir de grandes distances. Lewis Mumford, l’auteur de La Cité dans l’histoire[1], décrit de façon allégorique la transformation rapide des villes par un exemple, celui de New York, que l’on peut cependant reprendre pour beaucoup de cités modernes. « Lorsque Dickens a visité l’Amérique », écrit-il, « des cochons voraces farfouillaient dans les rues de Manhattan. Moins d’une génération plus tard, la plupart d’entre eux étaient devenus des entrepreneurs financiers ou industriels, ils limitaient leurs opérations à Wall Street, où les auges étaient profondes et le fait de se vautrer confortable. Les poètes étaient devenus courtiers ; les humoristes frayaient avec les millionnaires, et dirigeaient la lance de leur satire vers des rois purement mythiques, au lieu de l’enfoncer dans le ventre des vrais rois, les Cook, les Vanderbilt, les Rogers, les Rockefeller. New York était devenue le centre d’un furieux pourrissement, que l’on masquait en le qualifiant de croissance, d’esprit d’entreprise, de grandeur. La pourriture engendrait des gaz ; les gaz ont fait se distendre le corps physique de la ville ; cette distension a été appelée Progrès. »[2]

Les financiers, obéissant à la loi de l’offre et de la demande, ont fait de cette denrée rare un luxe, qui coûte cher, qui doit rapporter.

Pendant cette génération, la population de Manhattan a triplé, passant de 313’000 habitants en 1841 (année de la visite de Dickens), à 942’000 en 1870.

Une ville variée, pulsante, vivante donc. Voire…

Nous reprenons ici les constatations de Lewis Mumford. Elles se rapportent encore à New York, mais le phénomène est universel, même s’il ne se produit pas partout à la fois. À la fin du XIXe siècle, dit-il, la ville est devenue plus propre, il y a désormais des parcs, des habitations salubres. Et pourtant, « nous sommes confrontés à une ville déterminée à s’autodétruire. Car elle use de son intense énergie et de sa vitalité trépidante pour produire des habitations médiocres, un environnement rétréci, un quotidien monotone, bref, des joies moindres que pendant sa modeste période provinciale. »[3]

Les villes historiques : chefs-d’œuvre en danger

La propriété privée du sol a beau avoir valeur de dogme, elle a toujours été problématique lorsqu’il s’est agi de planifier les villes. Aussi, la gestion de l’espace a le plus souvent été confiée à des organismes d’État, censés trouver un équilibre entre intérêt commun et intérêts particuliers. Les réussites sont diverses, dépendent parfois des circonstances, parfois du talent ou de l’honnêteté des édiles. La réussite absolue, ce sont des villes comme Amsterdam où, pour des raisons de sécurité (la ville est entièrement bâtie sur des terrains marécageux ou carrément pris sur la mer), le contrôle est strict. En fait, l’État est propriétaire du sol, et donne ses terrains en location (pour 99 ans la plupart du temps) à des conditions très restrictives. Cela a permis, même dans les quartiers extérieurs bâtis au XXe siècle, de garder à l’ensemble une unité rare. Quant à la Vieille ville, si l’on fait abstraction de quelques aberrations architecturales, la conscience est venue vite qu’il était capital de la préserver, pour des raisons tant historiques qu’économiques (le tourisme, que la beauté d’Amsterdam génère, rapporte des centaines de millions).

La propriété privée du sol a beau avoir valeur de dogme, elle a toujours été problématique lorsqu’il s’est agi de planifier les villes.

Les habitants d’Amsterdam sont très cons­cients du fait que cette cité préservée les aide à leur tour à préserver une identité individuelle qu’ils puisent en partie, dans un monde en voie de globalisation rapide, et dans la stabilité urbanistique de leur ville.

Des sentiments similaires sont exprimés, par exemple, par les habitants de Berne, dont la ville historique a été construite de telle sorte qu’elle est quasi indestructible et par conséquent remarquablement préservée.

À l’inverse, pour ne pas sortir de Suisse, on peut citer les exemples de Lausanne ou de Zurich. Lausanne, ville à la topographie difficile, quasi coupée en deux par une rivière, le Flon, a commencé par avoir un coup de génie : en 1839, l’ingénieur Adrien Pichard a conçu et mis en chantier le Grand Pont, splendide construction à double arche qui enjambait le vallon escarpé, par ailleurs entièrement habité et soigneusement cultivé, qui conférait à l’ensemble un charme très largement chanté (et peint) par les touristes de l’époque (le plus souvent des Anglais).

Recouvrir la rivière qui traverse une ville pour en faire une route est équivalent à l’autodestruction dont parle Lewis Mumford.

Et puis, à la fin du XIXe siècle, les édiles ont pris le parti, non pas comme cela a été fait (par exemple) à Berne de multiplier les ponts et de développer les flancs du vallon, mais de recouvrir la vallée du Flon ainsi qu’une des arches du pont, et de remplacer ce riant vallon, dont on a expulsé les habitants, par une route, devenue quasi une autoroute au fil du temps. Il y avait des inondations, il fallait canaliser, nous explique-t-on. Certes. Mais recouvrir la rivière qui traverse une ville pour en faire une route est équivalent à l’auto­destruction dont parle Lewis Mumford. Lausanne a par ailleurs remis ça à la fin du XXe siècle avec le quartier du Rôtillon, dernier vestige de la vallée du Flon. On a tergiversé suffisamment longtemps pour qu’il ne soit plus possible de rénover un des quartiers les plus anciens et les plus pittoresques de la ville. On glose aujourd’hui pour savoir si les façades colorées sont esthétiques ou non ; on oublie cependant de dire qu’on a détruit une part de l’héritage lausannois, un coin de l’âme de la ville.

Lorsque la spéculation et les constructions hâtives détruisent un tissu urbain par ailleurs déjà délicat, ils privent la population d’une partie de son identité.

À Zurich, on n’a pas été en reste : en 1900, on a rasé d’un seul coup le vénérable quartier du Chratz, situé sur la rive gauche de la Limmat. On l’a remplacé par la Banque nationale et une demi-douzaine de bâtiments massifs occupés par des bureaux, des banques et des magasins de luxe. Près de 120 ans plus tard, le lieu ne s’en est toujours pas remis : il est mort, et reste mort.

En 1955 encore, on a détruit tout un quartier ancien situé à côté du Kunsthaus, et on l’a remplacé par une aile en béton du musée lui-même, qui abrite sans doute des chefs-d’œuvre, mais qui ferme à cinq heures, et ne peut pas rivaliser avec le grouillement d’un quartier habité. Les bistrots, les boutiques, les artisans, toute une vie colorée a été remplacée par un restaurant moderne modérément fréquenté ; ici aussi, toute vie a disparu. Le soir, c’est désert.

Lorsque Haussmann a coupé Paris en tranches pour créer les boulevards (et rendre plus aisé le tir du canon en cas de nouveau soulèvement comme la Commune) des pans entiers de quartier ont été détruits, mais la vie n’a pas disparu ; le tissu urbain était blessé mais non tué, autour des boulevards les gens sont restés et ont bientôt absorbé les boulevards eux-mêmes. Cela est encore parfois possible lorsque le centre d’une ville est suffisamment grand. Mais pour une ville moyenne comme Zurich, faire disparaître des quartiers entiers, c’est supprimer la vie.

La réussite absolue, ce sont des villes comme Amsterdam où, pour des raisons de sécurité, le contrôle est strict.

En réalité, comme le fait l’Unesco pour les sites du monde, il faudrait considérer que ce qui est aujourd’hui le centre des villes et était autrefois la cité tout entière est un chef-d’œuvre de l’humanité.

Car lorsque la spéculation et les constructions hâtives (faites pour répondre à des intérêts ou des besoins immédiats sans considérer les conséquences à long terme) détruisent un tissu urbain par ailleurs déjà délicat, ils privent la population d’une partie de son identité, des repères qui contribuent à faire de chacun de nous un citoyen responsable et équilibré.

[#1] Pour une excellente description de l’évolution des villes à travers les époques, on lira avec profit Lewis Mumford La Cité dans l’histoire (Paris 2011). Par l’analyse de la formation des regroupements urbains, ce classique fait apparaître les limites démographiques, technologiques et économiques au-delà desquelles la cité ne rend plus possible la survie d’une unité communautaire. Critique d’une organisation économique qui sacrifie le progrès de l’humanité au perfectionnement des machines, l’auteur revient au souci du bien public, à la recherche d’un équilibre écologique et à la coopération sociale comme base de notre milieu de vie.

[#2] Lewis Mumford, City Development, 1945, p. 28

[#3] ibid, pp. 34–35