La plage des six pompes

Numéro 38 – Juin 2013

Entretien avec Manu Moser, programmateur depuis 13 ans du festival La Plage des Six Pompes, président de la Fédération des Arts de la Rue Suisses (FARS) et directeur artistique de la compagnie de théâtre de rue Les Batteurs de Pavés.

Du 4 au 10 août prochain, les arts de la rue seront à l’honneur à La Chaux-de-Fonds lors de la 20e édition du Festival de La Plage des Six Pompes. Malheureusement, pour une partie de la population helvète, notamment les dirigeants et les subventionneurs, les arts vivants en espace urbain souffrent d’a priori négatifs et l’image de spectacle de foire leur colle toujours à la peau. On oublie trop souvent que les spectacles de rue sont majoritairement joués par des professionnels. Ils ont également un rôle de « réunificateur social », ouverts à toutes les couches de la population et permettent aux habitants de redécouvrir leur ville. Il est temps de leur rendre leurs lettres de noblesse.

Précisément, comment peut-on définir « les arts de la rue » ?
Manu Moser : Toute forme artistique qui se fait dans la ville, gratuitement, et qui se soucie de « communiquer » avec un public large peut être inclus dans cette définition. On parle aussi de théâtre de rue ou d’art en espace urbain.

Le fait de se produire en ville a toujours existé. Quelle a été son évolution ?
MM : Jouer des spectacles sur les places publiques date de la Grèce antique et cela a perduré, même si depuis un peu plus d’un siècle, le théâtre et la danse ont eu la tendance bourgeoise de vouloir se réfugier entre des murs, afin de pouvoir mieux faire payer le public !
Cette « forme », qui se définit par là où elle se joue et non pas par la technique (théâtre, cirque, danse, etc.), est née il y a une quarantaine d’années en France lors du premier festival de théâtre de rue « La Falaise Des Fous ». À cette occasion, 6 compagnies se sont rencontrées pour la première fois et sont à l’origine du bouillonnement culturel que vit maintenant la France. Aujourd’hui, les arts de rue français représentent 500 événements, 1’500 équipes artistiques et 1,2 % du budget du ministère de la culture ! Ils ont essaimé partout dans le monde. Dorénavant, on fait du théâtre de rue sur les 5 continents.

Et la situation en Suisse ? Pourquoi ne vivons-nous pas ce même engouement ?
MM : En Suisse, on parle d’arts de la rue depuis 25 ans avec notamment les compagnies « Da Motus ! » (danse), ou bien encore le « Karl Kühne Gassenshau » très connu aujourd’hui pour se représenter dans des carrières alors qu’ils ont débuté dans la rue. De nombreux artistes travaillent en espace urbain sans forcément le revendiquer.
Cette forme artistique est malheureusement victime d’une mauvaise image, de moqueries, voire d’un certain dédain de la part des politiques, journalistes ou directeurs de salle. Ils imaginent encore que quand ont dit « art de rue », on fait du jonglage devant la poste avec un chien dans l’espoir de s’acheter quelques bières ! Par exemple, Pro Helvetia ne considère pas que les arts de la rue soient dignes d’être soutenus ! Et ils ne sont pas les seuls. Les Suisses allemands ont plus de difficultés à soutenir ces formes que les romands. En effet, aucun festival important n’a réussi à survivre outre-Sarine. De plus, leurs compagnies ont tendance à s’expatrier en Allemagne, voire en Australie.

« Les arts de la rue utilisent la ville-décor et ainsi la mettent souvent en valeur. »

En Romandie, les arts en espace urbain évoluent à grands pas avec la création de nombreux projets. De plus en plus de metteurs en scène se frottent à cette forme tellement exigeante et séduisante à la fois. Certains s’y mettent par opportunisme ou par besoin de retrouver un public plus « vrai », moins convenu, et peut-être plus difficile. Heureusement, plusieurs festivals comme le Festival de la Cité, Les Jeux du Castrum ou La Plage des Six Pompes tentent de défendre la création, la recherche dans la rue. Chacun de ces événements propose régulièrement un panel très large de spectacles de rue, gratuitement, à un public toujours plus nombreux.
La Suisse est un terrain de jeu extraordinaire : le public est présent et friand de spectacles de rue. Je l’observe avec ma propre compagnie, Les Batteurs de Pavés. Nous jouons plus de 60 représentations par année avec des pièces qui tournent pour certaines depuis plus de 14 ans. Il existe une vraie demande émanant des spectateurs toujours plus exigeants quant à la qualité des spectacles.

Vous parliez du festival La Plage des Six Pompes qui va justement fêter sa 20e édition en août prochain. Quelles sont ses particularités par rapport aux autres événements et quelle est son importance dans le milieu ?
MM : Historiquement, La Plage des Six Pompes est née du désir des autorités chaux-de-fonnières de créer un événement culturel durant les vacances horlogères[1] afin de rendre la ville plus attrayante et surtout de proposer des animations aux habitants n’ayant pas les moyens de s’offrir des vacances. Un collectif d’artistes de divers domaines s’est constitué et a créé un festival d’art de rue, de musique et de cinéma. Bien vite, les arts urbains sont devenus majoritaires grâce à l’arrivée massive d’artistes français et au désir des organisateurs de proposer quelque chose de nouveau, d’inattendu, de gratuit, de populaire. Populaire ne veut pas dire populiste ! C’est, à mon avis, un objectif ambitieux que d’avoir l’orgueil de vouloir s’adresser à tout le monde sans tomber dans la facilité.
Une des particularités de notre festival, c’est qu’il partage toujours les valeurs des arts de la rue : s’adresser au plus grand nombre, une liberté de parole et la tradition du « chapeau ». Les artistes ne reçoivent aucun cachet mais sont payés via les dons du public. Ce dernier a un droit de regard direct et est, en quelque sorte, le dernier programmateur. Par ce biais, il choisit si le travail proposé est valable et si la compagnie reviendra. Il est important de préciser que tous les artistes de la Plage sont des professionnels. Faire la manche ne signifie pas être amateur ! Il faut une bonne formation et avoir travaillé énormément pour convaincre les spectateurs de vous glisser un billet dans votre chapeau. Ainsi La Plage des Six Pompes peut rester un festival complètement gratuit et proposer des projets de qualité.
Au sein du monde des arts de la rue, le festival est devenu un rendez-vous incontournable. Des artistes de renommée internationale viennent à La Chaux-de-Fonds chaque été en acceptant nos conditions financières car ils savent que notre public est généreux, connaisseur et surtout très respectueux de leur travail. Nous sommes également soucieux de réserver le meilleur des accueils aux compagnies ainsi qu’aux spectateurs. Le festival est ainsi estimé pour ces deux aspects.
Finalement, en tant que programmateur, je tente de présenter chaque année un vaste éventail de propositions artistiques : cirque, danse, théâtre, entre-sorts forains, interventions in-situ, spectacles à 1 ou 20 artistes, etc. Dans mes choix, j’alterne entre spectacles ayant déjà un grand succès et les nouveautés. Mon souhait est de montrer un « panorama » des arts de la rue tels qu’ils sont. Avec les années, j’espère que cette démarche continuera d’attiser la curiosité du public de La Plage des Six Pompes.

Le festival s’agrandit d’année en année. Vous donnez les chiffres de 85’000 spectateurs sur sept jours. En quoi La Chaux-de-Fonds est-elle plus adaptée, par rapport à d’autres villes, pour accueillir un tel événement ?
MM : L’espace dans lequel l’artiste se produit influence directement son spectacle. Il ne racontera pas la même chose en jouant devant un cimetière ou devant un magasin de robes de mariée. L’ambiance sera radicalement différente si on joue dans une ville médiévale ou entre des blocs d’immeubles en banlieue parisienne ! C’est l’une des spécificités de notre art : bien choisir le lieu de jeu.
Les arts de la rue utilisent la ville comme décor et ainsi la mettent souvent en valeur. De nombreuses compagnies ont besoin de faire un repérage en amont afin d’adapter au mieux leur travail à l’espace, trouver les ambiances et configurations propres à chaque scène. À la fin des représentations, les spectateurs nous font souvent remarquer qu’ils avaient découvert une partie de leur ville : une cour intérieur, un vieille immeuble, un parc, des enseignes, etc. En jouant dans un lieu, on laisse un souvenir dans la tête des spectateurs. Le choix du lieu ainsi que son architecture sont très importants pour notre art.
Pour sa part, La Chaux-de-Fonds, avec son architecture tellement particulière, est un terrain de jeu privilégié. La taille des rues et des immeubles sont parfaites pour la voix et pour les conditions de jeu. De plus, cette ville offre des lieux très variés et proches les uns des autres : vieille bâtisse, petit parc, entrepôts, etc. Avec un public de connaisseurs, il est également plus facile de convaincre un habitant de nous prêter sa maison ou jardin le temps d’un spectacle.
Notre ville accueille ainsi La Plage des Six Pompes, la Fédération des Arts de Rue Suisses (FARS), Les Batteurs de Pavés, mais aussi les Horlofolies[2]. Par rapport à d’autres lieux, La Chaux-de-Fonds peut se targuer d’être un pôle de compétence dans le domaine.

Les arts en espace urbain ont un bel avenir devant eux. Le public, de plus en plus nombreux, est présent. Mais où sont les soutiens ?
MM : La Ville de La Chaux-de-Fonds nous encourage depuis des années. Malheu­reu­sement, peu d’autres la suivent. Il serait peut-être temps qu’on donne aux arts de la rue la place qu’ils méritent. C’est avec un grand plaisir que nous vous ouvrons les portes de la cité horlogère dès le 4 août prochain pour vous le montrer.

[#1] À l’époque et durant la période estivale, les entreprises d’horlogerie de l’Arc Jurassien fermaient toutes en même temps. La majorité de la population partait en vacances et les villes concernées vivaient au ralenti.

[#2] Les Horlofolies sont considérées comme le plus gros événement européen de spectacles de rue déambulatoire.