Le classique dans la rue

Numéro 38 – Juin 2013

Il n’y a pas longtemps que l’art des sons habite nos rues : longtemps, les manifestations musicales au plus haut niveau sont restées confinées à des espaces spécifiques, tels qu’églises, théâtres ou palais ; plus tard sont apparus les salles de concerts, les cabarets, les clubs ; l’espace public, en revanche, restait le domaine d’artistes plus modestes. Cela commence dès le Moyen Âge, avec ses ménestrels, jongleurs ou autres mendiants, actionnant leurs vièles à roue, puis, plus tard, leurs orgues de barbarie, leurs accordéons. Les moyens techniques modernes ont quelque peu modifié cette donne, et des manifestations musicales d’envergure investissent aujourd’hui régulièrement des lieux plus vastes – notamment les stades de football, les patinoires ou les halles d’exposition, mais aussi les grand-places de nos métropoles, que l’amplification électrique rend très intéressantes pour les musiques modernes. La chose reste beaucoup moins évidente pour le classique ; néanmoins, depuis un siècle environ, on produit régulièrement des opéras ou des concerts symphoniques dans des théâtres antiques, dont les acoustiques sont remarquables (par exemple à Orange), voire dans des amphithéâtres (Vérone, Avenches) qui n’ont jamais été conçus pour la musique, et où, en l’absence d’amplification, la musique tend quand même à se perdre.

L’évolution technologique n’est certainement pas le seul facteur portant à la diffusion de la musique hors de ses lieux traditionnels. Dans le métro, les gares, les zones piétonnes ou les galeries marchandes, d’excellents musiciens de jazz, de variété ou de pop ont pu développer avec le public un contact différent, plus interactif que dans les lieux de concert habituels. Cette autre approche devait finalement attirer dans la rue les musiciens classiques eux-mêmes. En Romandie, nous connaissons cela depuis longtemps, grâce aux Schubertiades – une initiative qui a son origine au sein des associations chorales, soutenues par la Radio romande. L’idée de cette manifestation, apparue en 1978, est de programmer une grande quantité de concerts courts, sur un même week-end, dans une même ville ; tout y est mis à profit : églises, châteaux, kiosques, arcades, petites places, dans une programmation essentiellement classique. Et nul n’est besoin de présenter la Fête de la Musique, initiée en France en 1982 ; son but, à l’origine, était de permettre aux amateurs de descendre dans la rue pour faire parade de leurs talents ; en d’autres termes, de provoquer un événement fondamentalement spontané ; en France, cette manifestation a parfois eu tendance à se diluer dans des offres de qualité inégale. Elle aura permis néanmoins d’attirer dans la rue des ensembles de musique de chambre, et même parfois des orchestres symphoniques sonorisés. En Suisse, cette fête de la musique a bien pris racine désormais ; à Genève, elle représente même un événement important de l’agenda classique, sans doute plus professionnel que son modèle français. L’idée, désormais, semble ne plus surprendre personne. Ainsi, en décembre 2012, le prestigieux quatuor vaudois Sine Nomine, fêtant ses trente ans de carrière, organisait à Lausanne un mini-festival, dans des lieux aussi variés que surprenants : hall de la gare du Flon, brasserie « Le Vaudois », et même galerie commerçante du centre-ville. Ici, la fine fleur des musiciens classiques, pratiquant d’habitude un répertoire exigeant, voire élitaire, a souhaité aller à la rencontre d’un public populaire, dans le souci de désenclaver un répertoire (la musique de chambre) malheureusement en perte de vitesse auprès des jeunes publics.

Programmer une grande quantité de concerts courts, sur un même week-end, dans une même ville ; tout y est mis à profit : églises, châteaux, kiosques, arcades, petites places.

Ce qu’il est intéressant de noter, c’est que ces tendances centrifuges vont à l’exact opposé des festivals huppés qui se développent en parallèle, et qui ont tout au contraire pour objectif de créer des manifestations exclusives, réservées à la frange la plus aisée de la population ; ce deuxième choix se défend si l’on entend créer une entreprise florissante ; mais il est peu vraisemblable que dans ces audiences huppées et plutôt âgées se trouve le jeune génie de demain ; celui-ci sera plutôt à chercher dans les foules populaires de la Schubertiade ou de la Fête de la musique. On ne peut donc que se réjouir de ces initiatives qui tendent à amener la musique dans la ville, à la sortir des conservatoires et des salles de concert.

La musique de Schubert, de Bach ou de Dvorák est parfaitement capable d’émouvoir un cercle plus large de personnes que celui des abonnés de l’Opéra ou du Victoria Hall.

Malgré des conditions parfois précaires (bruits, manque d’attention du public, rémunération problématique), ces manifestations atypiques possèdent un fort potentiel pour le milieu classique. La musique de Schubert, de Bach ou de Dvorák est en effet parfaitement capable d’émouvoir un cercle plus large de personnes que celui des abonnés de l’Opéra ou du Victoria Hall. Le problème, c’est qu’il faut que ces joyaux arrivent jusqu’aux oreilles de ces mélomanes qui s’ignorent.