Le dos rond

Numéro 38 – Juin 2013

Il faut faire le dos rond, dit Nicolas Philibert. Le dos rond, encore et toujours, quand on a à faire des incongruités, comme celle du Temps. Il faut les ignorer, prendre son temps à soi et surtout continuer à faire son travail, ses films ; il faut insister à poursuivre ses engagements avec détermination.

Alors, oui, ignorons ce que publie Le Temps le 27 mars dernier sous le titre forcément provocateur de L’inquiétante prolifération du documentaire, ou plutôt, profitons de cette autre assertion problématique, qui consiste à poser la question de savoir s’il faut « continuer de se réjouir béatement de ce génie helvétique [le documentaire] qui trouve les histoires là où elles sont plutôt que de les inventer ? ». On doit cela au lecteur, à l’amateur de cinéma et à toute personne attentive au sens des mots et des images.

Il convient de dire tout d’abord qu’il n’est pas pertinent de distinguer schématiquement le documentaire de la fiction, que cette façon de penser est simpliste et aujourd’hui obsolète. Il suffit de penser aux propositions depuis 1995 de Visions du Réel, par le Festival de cinéma de Nyon ou par le cursus de formation Cinéma de la HEAD Genève ; la réflexion et les pratiques ont évolué. Ainsi, ces deux gestes de cinéma, documentariste et fictionnel, sont en voie d’hybridation depuis longtemps, du moins pour les films les plus intéressants, les plus contemporains. Tous, ils procèdent par construction de récits et de mise en scène de personnages. Rien n’est donné en tant que tel, en un soi-disant état premier, avant qu’un regard de cinéaste ne vienne organiser un espace, porté par une vision et un désir de récit.

Suggérer que le documentaire trouve ses histoires là où elles sont relève d’une méconnaissance de tout processus de connaissance et de création. Naïveté que de croire que le documentaire n’a qu’à filmer ce qui est là pour exister, car ce qui est là, le réel, n’a pas de sens, tant qu’un regard ne le transforme en réalité, c’est-à-dire en objet de connaissance, susceptible de donner naissance à des histoires.

Le documentaire invente les histoires qu’il raconte, que les cinéastes sont seuls à imaginer en toute subjectivité. C’est une affaire de point de vue, qui donne corps à un récit. Le réel n’a ainsi aucun sens tant qu’une caméra ne le prend point en charge.

Pour mémoire. Reni Mertens et Walter Marti réalisent en 1992 Requiem tourné dans des cimetières militaires en Europe. Je visite l’un d’entre eux avec les cinéastes : rien à voir avec ceux que j’ai vu dans leur film. Ici, la banalité d’une visite parmi des touristes, là, dans le film, un territoire vide de toute présence humaine qui ouvre sur une méditation qu’une partition de jazz approfondit, pour stigmatiser les colossales violences du XXe siècle. Ici, une visite anecdotique, là un parcours de réflexion morale. Les cimetières ne sont pas là où ils sont au cinéma, mais là où les cinéastes les voient.

Il en va de même pour Botiza, cette vallée des Carpates, qui existe par la rencontre que recherchent Frédéric Gonseth et Catherine Azad avec ces gens de là-bas. Et aussi pour les prisonniers de Thorberg, qui ne sont rien au plan du cinéma, tant que Dieter Fahrer ne vient pas les embrasser du regard de sa caméra pour déployer une réflexion complexe sur la violence, sa répression et les systèmes de valeurs qui président à l’organisation d’une prison. Et la Maison de la radio, de Nicolas Philibert, dont l’univers n’est pas donné en tant que tel, avant que le cinéaste n’arrive pour en dégager les mille récits nourrissant un film choral.

Des documentaires ? Il s’agit de films comme tous les autres, qui sont inventés, rêvés, documentés, recherchés, certes en des lieux qui existent pour de vrai, mais que les cinéastes transposent en toutes pièces pour fonder la légitimité de leurs récits à nuls autres pareils.

Quant à savoir s’il y a trop de films documentaires, nous laissons nos amis de la production livrer des données intéressantes. Les chiffres sont têtus, heureusement, qui invalident des réflexions tout bonnement erronées.

Les histoires sont là où elles sont inventées. Et pour le reste, faire le dos rond.

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